17 juin 2012 Le monde
Philippe El Shennawy est fatigué. Il a mis pour la première fois les pieds en prison en janvier 1972, et il devrait en sortir en août 2032, à l'âge de 78 ans. Il n'a pas de sang sur les mains, mais a accumulé au fil des années les condamnations pour braquage. La cour d'appel de Versailles lui a refusé le 18 mai une confusion significative de ses peines, et il ne voit plus bien aujourd'hui quel sens a sa vie. Il a cessé de s'alimenter le 23 mai. Ce n'est pas une grève de la faim, il n'attend rien.
« D'une certaine façon, je suis en ce moment à la croisée des chemins, écrivait le détenu il y a un an. Dans quelques jours, j'aurai 57 ans et je me sais encore assez d'énergie et de volonté pour entreprendre quelque chose de positif, dans la mesure où une perspective à très court terme se profilerait. Par contre, si la situation et les incertitudes devaient perdurer, il sera plus logique et plus sain d'y mettre un terme soi-même. Je suis simplement fatigué. »
Le casier de Philippe El Shennawy, né en Egypte en 1954, déborde de tous les côtés : il a été condamné pour la première fois à dix-neuf ans pour vol qualifié, puis à perpétuité en 1977 pour un vol à main armée avec prise d'otage, peine commuée en vingt ans de prison. Il a recommencé à sévir après s'être évadé deux fois, et accumule les condamnations, treize en tout. Une libération conditionnelle a été révoquée en 1992 parce qu'il s'était rendu en région parisienne avec de faux papiers pour voir son fils, alors qu'il y était interdit de séjour.
Puis il n'est pas rentré d'une permission en 1997, et après cinq mois de cavale, s'est repris cinq et dix ans de prison pour faux monnayage et vol avec arme. Il s'est de nouveau évadé, cette fois d'une unité pour malades difficiles en 2004, a été rattrapé onze mois plus tard et condamné à treize ans pour vol à main armée, enlèvement et séquestration. La cour d'assises du Vaucluse l'a aussi condamné à deux ans pour l'évasion, mais le parquet a fait appel, et il a pris seize ans devant la cour d'assises du Gard : il a passé, au total, depuis 1975, moins de trois ans dehors.
L'homme est intelligent (un QI de 130), a passé contre son gré des années en psychiatrie sans aucune pathologie mentale, en crachant ses cachets, et se veut en détention un homme fier, qui n'a pas fait la vie facile à l'administration pénitentiaire ; elle le lui a bien rendu.
« Mort lente »
Philippe El Shennawy a même fait condamner la France, le 20 janvier 2011, par la Cour européenne des droits de l'homme. Lors d'un de ses procès aux assises à Pau, il était fouillé jusqu'à huit fois par jour, alors qu'il était à l'isolement complet. Les ERIS (équipes régionales d'intervention et de sécurité), cagoulés, le faisaient mettre à quatre pattes, jambes écartées, et il devait tousser pendant qu'on inspectait son anus, le tout filmé en vidéo par un agent. Il était ensuite remis au GIPN, le groupe d'intervention de la police nationale, qui le fouillait à nouveau à nu avant de le menotter dans le dos.
Evidemment, il a fini par se rebeller, et a été déshabillé de force. « Une fois la fouille terminée, note la Cour européenne, les agents le transportèrent menotté et entravé, le pantalon baissé sur les chevilles, chemise ouverte, et le déposèrent dans cet état dans la salle d'audience. »
Sa femme Martine a déménagé 21 fois en trente-six ans pour le suivre lors de ses transfèrements. « Il a fait plus de dix-neuf ans d'isolement. Je me mettais sur le trottoir, à 6 heures du matin, pour apercevoir sa silhouette pendant son temps de promenade, raconte-t-elle avec un pauvre sourire. Il y a deux ans, il a fait une grève de la faim et de la soif, on l'a mis au mitard, le trou du trou. Quand on l'a transféré à l'hôpital, il a arraché ses perfusions. On l'a renvoyé au mitard. »
Il y a 600 condamnés à perpétuité en France, rappelle son avocate, Me Virginie Bianchi. Mais beaucoup d'autres purgent de très longues peines, dont son client n'est qu'un cas emblématique. « On ne demande rien, il n'y a plus rien à demander, constate l'avocate. Le système judiciaire aboutit à une condamnation à une mort lente. Lui voudrait juste que son geste serve à une réflexion sur ce que la société attend de l'emprisonnement. » El Shennawy en est à sa septième grève de la faim. Et il sait d'expérience que son corps est aussi fatigué que lui.