LE MONDE CULTURE ET IDEES | 18.06.2012 à 15h01 • Mis à jour le 18.06.2012 à 15h01
Propos recueillis par Philippe Bernard
Randall Kennedy, 57 ans, professeur de droit à Harvard, respecté pour ses analyses sans concession des questions raciales, examine leur poids dans la société américaine et dans la bataille présidentielle.
Que nous apprend l'affaire Trayvon Martin sur l'état des relations raciales dans l'Amérique de Barack Obama ?
Elle montre à quel point les Etats-Unis restent divisés du point de vue racial. Beaucoup d'Américains sont convaincus que la police et la justice auraient agi différemment si un jeune Noir avait tué un Blanc désarmé. Et il a fallu que la société civile se mobilise pour que le meurtrier soit poursuivi. Selon un récent sondage, les Blancs trouvent que les médias ont accordé trop d'importance à cette affaire, tandis que les Noirs sont d'un avis opposé. Ce sont des réalités lourdes de sens.
Pourtant, les Noirs n'ont pas été les seuls, loin de là, à protester.
C'est vrai. D'un côté, il est effrayant qu'un tel meurtre ait eu lieu et que la police ait, dans un premier temps, aussi mal réagi. Mais d'autre part, il est très significatif que beaucoup d'Américains de toutes origines aient protesté haut et fort et obligé les autorités à réagir.
L'affaire Trayvon Martin fera-t-elle date, comme d'autres crimes à connotation raciale, ou tombera-t-elle dans l'oubli ?
Je ne crois pas qu'on l'oubliera avant longtemps ! George Zimmerman a été inculpé de meurtre, mais la procédure ne fait que commencer. La fin de cette histoire n'est pas écrite car beaucoup de choses regrettables peuvent advenir au tribunal. Le juge peut par exemple rejeter les charges en estimant que la loi de Floride sur la légitime défense protège le meurtrier.
Pour mobiliser l'opinion, les défenseurs de Trayvon Martin ont diffusé un récit des faits très simplificateur, opposant un meurtrier raciste à une victime angélique. N'y a-t-il pas un risque de retour de bâton ?
Bien sûr que si. Nous ne sommes malheureusement pas dans le cas normal où le public fait confiance aux autorités qui rendent la justice et est prêt à accepter leurs conclusions même s'il les désapprouve. Nous avons une mobilisation et une contre-mobilisation, deux versions de l'histoire qui s'opposent avec, des deux côtés, des tentatives pour simplifier, généraliser le sujet. Cela confirme la profonde méfiance raciale qui existe dans ce pays.
Vous avez analysé dans vos écrits l'"échec [des Etats-Unis] à protéger les Afro-Américains contre la criminalité". En est-on toujours là, près de quatre ans après l'élection d'un président noir ?
Malheureusement oui. La sous-protection de la loi, s'agissant des Noirs, effraie ceux-ci et creuse ce fossé de méfiance entre les races. Or l'affaire Trayvon Martin étaie cette crainte terrible : un jeune Noir, qui marchait dans la rue avec des bonbons dans une main et une cannette d'iced tea dans l'autre, a été tué par arme à feu. Et il a fallu que les parents de la victime se battent pour qu'on leur dise ce qui s'était passé !
Ce qui a nourri la protestation, c'est ce sentiment, très répandu chez les Afro-Américains, que leur vie vaut moins que celle d'un Blanc. C'est une réalité non seulement en matière de sécurité, mais dans des domaines aussi variés que la mortalité infantile, l'éducation, la santé ou les prisons. Voilà ce qui reste en travers de la gorge des Noirs américains, mais aussi de bien d'autres gens.
Votre dernier livre traite des politiques raciales sous la présidence Obama. Reprochez-vous à ce président d'avoir échoué à combler ce fossé ?
Barack Obama est président des Etats-Unis et cela traduit un grand changement. Mais ce qui s'est passé au lendemain du meurtre de Trayvon Martin montre aussi la persistance de la barrière raciale. Regardez la prudence avec laquelle Obama s'est exprimé sur ce meurtre ! C'est la personne la plus puissante des Etats-Unis, mais dès qu'il s'agit de la race, ce "numéro un" marche sur des oeufs. Il sait que la société est instable dans ce domaine et que le sujet peut lui exploser à la figure. Cela suffit à montrer la centralité de la question raciale dans la société américaine.
"Si j'avais un fils, il ressemblerait à Trayvon Martin", a fini par dire Barack Obama. Comment analysez-vous cette phrase ?
C'est d'une ambiguïté étudiée, du pur Obama ! Il n'a pas parlé expressément de race. Certains ont pu comprendre qu'il parlait en tant que Noir, comme le républicain Newt Gingrich, qui l'a accusé de diviser le pays. Mais la phrase pouvait aussi avoir été prononcée par n'importe quel père de famille. Certains critiquent cette ambiguïté du président. Ce n'est pas mon cas. Je pense que c'est la seule façon possible de s'exprimer à ce stade de l'évolution de la société. Sauf à donner des munitions à ses ennemis.
Considérez-vous que, paradoxalement, les Noirs sont moins protégés sous la présidence d'Obama qu'auparavant ?
Non. Je dirais plutôt que, de façon ironique, Barack Obama a une liberté de parole plus limitée dans ce domaine qu'un président blanc. Bill Clinton avait déclaré que l'affirmative action [la discrimination positive à l'américaine] avait été une bonne chose pour l'Amérique. Obama n'a pas fait ce discours. S'il le faisait, il serait accusé de plaider pour lui-même ou de pratiquer le favoritisme.
Le taux de chômage des Noirs reste deux fois supérieur à la moyenne. Ne risquent-ils pas de reprocher au président de les oublier ?
Tout ce qui arrive de négatif - chômage, catastrophe naturelle, épidémie - touche particulièrement les Noirs parce qu'ils sont plus vulnérables socialement. Mais les Noirs demeureront la catégorie de la population américaine la plus farouchement pro-Obama. Ils vont rester massivement derrière lui, même s'ils souffrent socialement. Ils comprennent qu'Obama ne peut leur venir en aide à haute voix, mais ils sont convaincus que, pour le long terme, cela vaut le coup d'avoir un Noir à la Maison Blanche. Ils voient bien que, jour après jour, cela modifie la psychologie de la société américaine.
Beaucoup d'Américains de gauche critiquent le manque d'audace de Barack Obama.
C'est vrai, c'est un homme politique prudent. Mais ils sont de moins en moins nombreux au fur et à mesure que l'élection approche. Une chose est de critiquer Barack Obama dans l'abstrait, une autre est de prendre conscience que, s'il n'est pas réélu, nous aurons Mitt Romney !
La question raciale avait été centrale dans la campagne de 2008. Sera-t-elle secondaire cette année ?
Mon sentiment est que la prochaine campagne va être davantage marquée par la démagogie raciale que celle de 2008, qu'elle va être plus sale. A l'époque, John McCain avait refusé de jouer sur la peur raciale. Cette fois, il n'y aura pas de telles réticences. Je prévois une campagne très désagréable, incluant le recours aux codes de l'imagerie et du vocabulaire raciaux. Pas des attaques explicites, car les gens ne suivraient pas, mais un usage prudent d'insinuations raciales visant le président.
En voyez-vous des signes ?
Depuis le début de son mandat, on entend dire que le président n'est pas né aux Etats-Unis, qu'il est secrètement musulman. Les leaders républicains n'ont pas fait cesser ces calomnies. Je pense que ces rumeurs sont des substituts au racisme. Au lieu d'évoquer directement la couleur de la peau, on parle de lieu de naissance ou d'islam.
Vous imaginez le camp Romney utiliser ce genre de rhétorique ?
Sans doute pas directement, car ils ne veulent pas se salir les mains. Ils laisseront d'autres parler sans les démentir. La décision que doit rendre cette année la Cour suprême à propos de l'affirmative action pourrait en fournir l'occasion.
L'opposition acharnée des républicains à la loi Obama sur la santé a-t-elle une composante raciale ?
Indirectement, oui : Rush Limbaugh [chroniqueur de radio populaire et ultraconservateu] a prétendu que cette réforme phare d'Obama visait de façon déguisée à réparer les dommages causés aux Noirs par l'esclavage. Dans ce pays, tous les sujets sociaux ont une dimension raciale, qu'il s'agisse de sécurité sociale, de justice ou de lutte contre la pauvreté. Même les idées de service public, d'allocations sont "colorées", car beaucoup de gens pensent qu'il s'agit principalement d'aider les Noirs. A l'inverse, quand vous parlez de "secteur privé", de "loi du marché", vous évoquez l'individualisme et indirectement les Blancs.
Y compris lorsqu'il s'agit d'obliger tout le monde à souscrire une assurance-maladie, comme le prévoit la loi Obama ?
Dans l'absolu, les Blancs pauvres sont plus nombreux que les Noirs pauvres. Mais la pauvreté fait penser immédiatement aux Noirs, sans doute parce que, dans les médias, on ne montre jamais de Blancs pauvres. Il en est de même pour la réforme Obama sur la santé : elle concerne beaucoup plus de Blancs, mais ses détracteurs les plus conservateurs considèrent qu'elle a été conçue au bénéfice des Noirs.
Propos recueillis par Philippe Bernard