vendredi 13 juillet 2012

17:44

 

Abondance de la critique, paralysie de l’action

« Le sentiment d’injustice et la colère elle-même qu’il inspire ne trouvent pas ou refusent les débouchés qui leur seraient adéquats », écrivait George Labica en 2007 dans « Théorie de la violence ». Il exprimait alors une constance de nos démocraties contemporaines : la connaissance détaillée des méfaits du système mondialisée couplée à une paralysie de l’action. Analyse.

 

« L’information sur la mondialisation, ou plutôt ses nuisances, ne fait pas défaut. Au contraire, en dépit de vigoureux verrouillages imposés à la communication officielle dominante, elle nous arrive par wagons entiers de livres, d’articles, de déclarations, d’enquêtes et de statistiques, de maisons d’édition, et de sites internet, dus en bonne part à des organismes parfaitement officiels ou accrédités, sur le plan national ou international […]. Nul ne peut ignorer le plus sordide, le plus révoltant ou le plus violent des aspects du système.  » (Georges Labica1)

*

Alors que le système économique mondialisé plonge les peuples dans une misère et des injustices qui, par certains aspects, n’ont rien à envier aux anciens États totalitaires, il existe toutefois une différence fondamentale entre ces derniers et la structure politique par laquelle est rendue possible la Mégamachine capitaliste. Il s’agit de la place respectivement accordée à la critique au sein de ces deux configurations.

Les totalitarismes entretenaient avec la contestation un rapport prohibitif et tentaient d’extirper par la contrainte l’expression de la moindre opinion dissidente, poursuivant même idéalement le dessein d’étouffer à sa source psychique, au moyen de la propagande, toute pensée oppositionnelle.

Le démocratisme, quant à lui, adopte la stratégie exactement inverse. Non seulement il autorise la manifestation des désaccords citoyens à l’égard des conditions qu’il institue, mais il s’applique à lui donner le maximum d’exposition publique, en faisant de la « liberté d’expression » une valeur pilier de son fonctionnement. Dans cette surabondance, évoquée par Labica, de la dénonciation des effets néfastes de la mondialisation, qui peut aller sans risque jusqu’à la remise en cause des principes mêmes sur lesquels elle se développe, la « liberté » de protestation trouve cependant une limite : tout peut être critiqué, hormis cette valorisation de la critique. Tel qui émettra quelque soupçon au sujet de la fonction, en dernière instance, de ces encouragements adressés à l’exhibition du mécontentement populaire se verra immédiatement suspecté de nostalgie crypto-fasciste, privé de son statut de bon et honnête citoyen.

C’est qu’il demeure inconvenant de confronter les profuses bravades de la résistance réglementaire à la fâcheuse paralysie de l’action qui en est devenue le corrélat obligé : « Le sentiment d’injustice et la colère elle-même qu’il inspire ne trouvent pas ou refusent les débouchés qui leur seraient adéquats2 ». Car de la connaissance dans laquelle nous sommes, grâce à la latitude dont dispose le journalisme militant, des conditions insoutenables qu’endure l’immense multitude des damnés de l’ultralibéralisme, nous ne devons nous dédommager qu’au travers de ce droit gracieusement octroyé de la lamentation à haute voix. Davantage : nous sommes priés de nous montrer reconnaissants et bénir le hasard qui nous a fait naître sous les cieux de la libre parole. Passer outre serait faire preuve d’ingratitude.

La contestation, autorisée et valorisée, vient donc occuper, en tant que simulacre d’action, la place laissée vacante, dans le domaine de la décision politique efficiente, par le déplacement de la souveraineté étatique vers les organismes transnationaux de l’économie mégamachinique. En 2006, lors d’un entretien radiophonique, Joseph Stiglitz déplorait « que la mondialisation n’était pas démocratique, car les peuples n’y avaient nulle part, qu’elle était entre les mains du FMI et autres instances et répondait à une question concernant son passage à la Maison Blanche que le fait de se trouver dans les plus hautes sphères du pouvoir ne signifiait pas que l’on disposait du pouvoir3 ». Qu’à cela ne tienne ! Puisque ni le peuple, ni ses représentants élus ne peuvent se targuer d’une consistance même minimale face aux réquisits de l’Argent ; que la grande pompe républicaine a conformé ses belles devises prometteuses au diktat de l’actionnariat ; que les destins individuels sont désormais scellés par les conseils d’administration et le savoir-faire des banquiers, il ne sera pas dit que nous n’avons pas gardé la tête haute et que notre impuissance sera restée muette !

Bien conditionnés, nous ne ferons pas non plus ce cadeau à nos maîtres d’abdiquer notre dignité en cédant à quelque fureur destructrice : « La violence, née des souffrances, qui s’exercerait à l’encontre de la violence systémique ou structurelle, n’est même pas envisagée, au titre d’hypothèse4 ». Nous resterons honorables dans notre misère. Et responsables. Car férus d’histoire, nous n’ignorons pas combien pour la démocratie la violence émancipatrice peut s’avérer dangereuse : cette dernière «  s’en trouve disqualifiée, au nom des dégâts qu’elle a occasionnés dans un passé proche et des risques considérables qu’elle ferait courir, quelques doctrinaires persévérant à affirmer que la violence est le fait des faibles. Tout le monde en conséquence se retrouve dans l’acquiescement au nouvel ordre établi, qu’il soit celui d’une soumission résignée ou d’un consensus satisfait. Pour les dominants, l’affaire est on ne peut meilleure.5 »

L’histoire comme barrage à l’événement

«  Que proposez-vous en lieu et place du système que vous voulez mettre à bas ?  » Cette ritournelle des demi-habiles adressée aux volontaristes factieux, qui consiste à reprocher à ces derniers leur volonté destructrice dénuée de projet, s’accompagne donc généralement d’une autre accusation, celle d’une amnésie, ou d’une négligence dangereuse à l’égard des leçons que prodigue l’Histoire. La misère, les souffrances qu’ont abondamment occasionnées les luttes idéologiques du XXe siècle devraient à elles seules dissuader de prendre à nouveau le risque d’une division civile qui non seulement n’aurait pas une idée claire de ce à quoi elle voudrait aboutir, mais s’exposerait à la réitération du chaos meurtrier ou des régimes politiques funestes dont les mémoires collectives sont encore saturées. Ce chantage à l’histoire peut s’avérer d’autant plus opérant qu’il existe aujourd’hui autour de la condamnation de ce déferlement de violence un consensus quasi universel qui supplante largement les divergences éventuelles au sujet des options doctrinales et a tendance à occulter les contradictions, lorsqu’elles subsistent, entre les différents modèles sociaux : « L’idée même d’une “éthique” consensuelle, qui part du sentiment général provoqué par la vision des atrocités, et remplace les “vieilles divisions idéologiques”, est un puissant facteur de résignation subjective et de consentement à ce qu’il y a.6 »

Le consensus à tout prix, en devenant l’horizon indépassable de notre temps, a dressé un barrage extrêmement solide et imperméable aux appels de l’événement. La civilisation, échaudée par les aléas qu’elle a traversés, est prête à endurer bien des turpitudes pour se préserver de ce que l’action a d’inconfortable et d’incertain. Elle sait que la mise en branle de l’histoire porte avec elle le conflit qu’elle fait tout pour maintenir dans la latence qui est aujourd’hui la sienne, « car le propre de tout projet émancipateur, de toute émergence d’une possibilité inouïe, est de diviser les consciences7 ». Or l’imprévu et la division sont précisément ce qui, plus que tout, lui fait horreur. Et la minorité d’individus qui a tout avantage à ce que tout reste en l’état n’a pas laissé d’entretenir cette crainte qu’inspire l’histoire en ayant promu au rang d’évidence intangible la double nécessité d’une « programmation » préalable à tout amorce de changement, et d’une communion sans faille autour de ce programme. Un temps certain s’écoulera sans doute avant que de telles exigences prophylactiques soient réunies… Mais l’histoire, paraît-il, nous enseigne que nous sommes sans elles voués à revivre indéfiniment les désastres que commande notre nature.

« L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être pensé.8 » C’est donc la peur de l’incertitude s’attachant à l’avenir qui incite l’esprit à ne concevoir les effets de l’action qu’à l’aune du passé, aboutissant à cette paradoxale prescience du non-encore advenu sous les vieux habits de ce qui s’est déjà produit : « La pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme ; elle sollicite les précédents et se livre à l’esprit historique qui l’induit à se souvenir d’abord, même quand il s’agit de disposer pour un cas tout à fait nouveau.9 » Et encore, ces remarques de Paul Valéry s’appliquaient-elles à un contexte où se présentait parfois quelque alternative, où il s’agissait d’accorder sa décision à « l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là10 ». Il n’est pas sûr que notre propre situation, si bien protégée contre la variété des faits et des opinions, et contre les impondérables qu’elle suscite, ait l’occasion d’être confrontée à ce genre de dilemme. « L’histoire alimente l’histoire11 », ajoutait Valéry – la nôtre est soumise à une diète drastique.

Prééminence de la Loi

Jusqu’au milieu des années soixante-dix, la vocation pacificatrice des institutions parlementaires était encore confrontée à l’assomption, par les mouvements de la lutte sociale, de la nécessité du recours à la violence et des affrontements sporadiques avec les représentants de la force publique. L’instance étatique y voyait encore la conséquence de la multiplicité inéluctable des intérêts catégoriels qu’elle reconnaissait comme dimension essentielle de l’existence collective et du fonctionnement de la réalité politique. Durant cette période, comme l’écrit Alain Brossat, « l’hypothèque de la guerre civile n’est pas totalement levée12 ».

Le partage idéologique de la violence obéit de nos jours à une configuration tout autre : « Dans les conditions de la démocratie du public contemporaine, toute espèce de violence, politique ou non, doit être vue par tous et chacun avec les yeux de la police.13 » Un vaste travail de requalification sémantique a en effet été opéré depuis un peu plus de trente ans par les détenteurs de la parole officielle. Les catégories de la violence et de la non-violence ne sont plus distribuées en fonction du code politique mais se mesurent à l’aune exclusive du signifiant juridique : quel que soit le dessein poursuivi par telle activité critique, indépendamment de son contenu revendicatif, elle sera mesurée et sanctionnée, négativement ou positivement, selon qu’elle se subsumera dans l’ordre du légal ou de l’illégal, préalablement déterminé par les ayants droit de la gestion sécuritaire du monde : «  Une émeute embrasant une banlieue à la suite d’une “bavure” policière est violente et même ultra-violente, mais pas ladite “bavure”, quand bien même elle a été homicide. De même, […] une occupation d’usine accompagnée de saccages sera exhibée comme un spectacle de violence, pas l’action de délocalisation brutale qui l’a entraînée.14 »

C’est que la bavure n’est qu’un effet regrettable, certes, mais collatéral à une opération de sécurisation strictement réglementée, et que la délocalisation ne fait qu’obéir à la bonne et due forme juridique ménagée par le droit des entreprises. Les jugements dirigés sur l’activité contestataire de rue relèvent d’un cadre formel exactement identique : tolérance à l’égard de l’activisme légal, condamnation et rejet des conduites non traduisibles dans les termes de la protestation instituée, et à terme, par force, adaptation et complicité des parties prenantes de la contestation à cet état de choses.

Xavier Crettiez note que les relations des forces de l’ordre aux manifestants sont, dans la période actuelle, largement dépendantes des types de populations auxquels ces derniers appartiennent. Les réactions de la puissance étatique sont plutôt d’ordre répressif à l’égard « des jeunes déshérités issus des grands ensembles périurbains (sans relais politique et volontiers abstentionnistes)15 », alors qu’elles font montre de davantage de tolérance lors de confrontations avec les «  populations intégrées et politiquement intéressantes16 ». Dans le cas des lycéens, des étudiants, des paysans et de la fonction publique, par exemple, il est possible d’avancer, sans exagération, que manifestants et forces de l’ordre marchent main dans la main, l’Etat en venant communément à participer à l’organisation des défilés de rue : « La tendance est désormais à la mise en contact étroite des organisateurs manifestants et des forces policières.17 »

La Loi est le foyer d’un consensus généralisé au sein duquel se sont agrégés, en une pâte homogène, les protagonistes jadis irréconciliables de l’existence politique : serviteurs patentés de l’ordre dominant, réformateurs zélés ou timides, rebelles intransigeants. L’altérité demeure, menaçante, mais ne saurait se trouver qu’au-delà des limites de la dispute civilisée qui se déroule entre démocrates dociles et de bonne compagnie : «  Quand la contradiction principale est entre les civilisés et les barbares […], il n’y a plus de politique. Il y a la guerre éventuellement, il y a la police, mais il n’y a pas de politique.18 »

« Prohibition de la violence », cela signifie aussi évacuation de ce que la tradition contestataire pouvait avoir de « concret » dans son investissement des espaces sociaux et dans sa transgression des frontières de la légalité, «  mécanisme de sécurité qui est aussi un dispositif d’anesthésie, dont le propre est, en fin de compte, de tuer dans l’œuf toute action politique de facture traditionnelle, c’est-à-dire fondée sur la présence des corps, sur leur mise en mouvement, leur agrégation, leur capacité à faire masse, etc. […] Que ce soit le peuple téléspectateur ou le peuple des sondages ou le peuple internaute ou le peuple consommateur qui se substitue au peuple électeur (de plus en plus étiolé), persiste et s’approfondit ce mouvement de désincarnation et d’absentement du peuple sensible qui est établi au principe de la démocratie représentative19 ».

Symétriquement, le terme « violence » est banni du lexique de l’Etat lorsque celui-ci se livre à son auto-description. Il consent en revanche à inclure la « force » ou la « contrainte » parmi les éléments de sa rhétorique spéculaire. La raison en est qu’un clair partage institutionnel des formes de la violence préside aux discours relatifs à la conflictualité sociale : « A la violence des manifestants et des casseurs répond la force de l’Etat, toujours mesurée et bridée par un ensemble de normes censées en amoindrir la portée. La violence est sauvage quand la force de l’Etat est par nature domptée.20 » Cela signifie d’une part que l’Etat assigne, plutôt tacitement que par le biais de prescriptions juridiques clairement formulées, certaines limites à l’intensité des déploiements de sa puissance coercitive, et d’autre part que « la contrainte étatique en démocratie repose moins sur l’usage de la matraque que sur le consensus produit et entretenu autour des objectifs collectifs. Se soumettre à un contrôle de police, c’est accepter une norme pour laquelle on a voté plus que plier l’échine devant un individu armé.21 »

Ce cloisonnement hermétique entre force étatique régulée et violence sauvage s’avère pourtant, comme tel, irrecevable. La violence prétendument sauvage, lorsqu’elle émane de la société civile et emprunte les voies de l’illégalité, ne se réduit pas toujours à un déferlement aveugle : elle peut être dirigée, consciente des objectifs qu’elle poursuit et viser, de façon parfois pertinente – en dehors des considérations sur son efficacité, qui relèvent d’une autre problématique – des symboles, distinctement identifiés, de l’ordre économique dominant, par exemple, ou de la puissance publique honnie. S’il est vrai, en un certain sens, que la « violence légitime » de l’Etat s’exerce sous couvert d’un consensus préalable autour des procédures d’accession au pouvoir et des conséquences opératoires qui en découlent, dans le même temps, tout individu est en dernière instance contraint et forcé de souscrire à ce consensus. Qu’il ait voté ou non, qu’il se reconnaisse ou pas dans les mandataires du pouvoir qui sont censés le représenter, un individu soumis à un contrôle de police n’a d’autre choix que de s’y plier. Sans quoi c’est précisément là où l’Etat, par l’intermédiaire de son bras armé, sera habilité à faire usage de la violence dont il a le monopole. Le consensus, comme le contrat, n’a de sens et de validité que s’il est préalablement loisible de s’y soustraire et d’en refuser les termes. Ce qui pour l’individu n’est pas le cas : il n’a d’autre possibilité que d’endosser son statut de citoyen. Là réside la logique essentielle de l’Etat lorsqu’elle est poussée à son terme : le prétendu consensus autour de l’exercice de sa puissance se révèle dans sa vérité quand il se trouve confronté à un refus, à une résistance, à savoir le droit accaparé par la force nue.

L’Etat a donc tout intérêt à ce que la contestation demeure dans les rails de la légalité, car dans le cas contraire il se voit contraint à son tour d’exhiber son vrai visage, qu’il prend tant de soin par ailleurs à recouvrir du masque de l’assentiment démocratique. « L’Etat vraiment fort est celui qui réussit à dissimuler la force dans les formes, dans les mœurs et les institutions sans avoir à la brandir sans cesse pour en menacer les membres ou les intimider […] ; en ce sens, la force est une assurance contre la violence.22 » Laquelle n’en demeure pas moins là-derrière, à disposition.

Les arcanes de la Mégamachine

Nietzsche pouvait naguère qualifier l’Etat de « monstre froid » ; on se souvient, dans le Zarathoustra, du mensonge que ce monstre faisait glisser hors de sa bouche : « Moi, l’Etat, je suis le Peuple ». Ce qui signifiait que le Pouvoir avait encore une bouche, qu’il proférait certaines paroles auxquelles il était loisible de répondre.

La Mégamachine dans laquelle nous sommes pris n’est plus constituée que de rouages aveugles et sourds. Ce n’est plus à un monstre que nous avons affaire, mais à une divinité abstraite, une entité sans porte ni fenêtre, retirée du monde et aussi indifférente au sort des hommes que les dieux d’Epicure – à cette différence près que ces derniers n’avaient sur le cours des choses et l’existence des mortels aucun ascendant, alors que la moindre parcelle de ce qui advient tend chaque jour davantage à obéir à la Providence et aux processus fatals de l’auto-sustentation mégamachinique.

La Mégamachine, se créant elle-même à chaque instant, ne persévère dans son être, de manière systémique, autonome, qu’à travers la destruction ininterrompue de tout ce qui fait un « monde », de tous les attributs par quoi se définit une vie authentiquement humaine. Par-delà les prétentions modernes à l’éradication politique de la barbarie naturelle, sous la disparition progressive des mesures de répression policière, c’est par cette violence structurelle et mécanique que se définit avec le plus d’acuité le retrait de la vie, la confiscation de l’histoire, la mort du sujet, en un mot, l’im-monde contemporain : «  La destruction du monde est à l’œuvre dans le déploiement de la violence. Toute violence est acosmique. Corrélativement, là où le monde commun est à ce point abîmé qu’il n’apparaît plus, qu’il n’offre plus de visage, la violence se déploie librement, c’est-à-dire sauvagement. Car la violence, qui a longtemps été pensée comme un moyen, se révèle aujourd’hui, dans le contexte de la globalisation des activités économiques […], une condition de l’existence elle-même. C’est pourquoi la réponse politique, à la différence du point de vue moral, ne consiste pas à justifier ou à condamner l’usage de la violence : elle consiste à activer la condition du monde contre celle de la violence qui le détruit.23 »

La difficulté majeure à laquelle est confronté ce désir de préserver un monde face à la puissance destructrice de la Mégamachine est le caractère inédit de la violence systémique dont les luttes collectives ont tant de mal à tracer les contours. Et encore ne s’y essaient-elles que rarement, obnubilées qu’elles sont par les grilles interprétatives issues des combats contre la domination coercitive classique, par les vieux réflexes antifascistes qui demeurent assoupis tant que sont respectées les procédures formelles du parlementarisme. L’un des grands ennemis demeure aujourd’hui la satisfaction que procurent les acquis de la liberté civique postrévolutionnaire et qui font du régime politique actuel une « démocratie sans histoire », à tous les sens de l’expression.

L’histoire, écrit Kojève, s’arrête quand l’Homme n’agit plus au sens fort du terme, c’est-à-dire ne nie plus, ne transforme plus le donné naturel et social par une Lutte sanglante et un Travail créateur. Et l’Homme ne le fait plus quand le Réel donné lui donne pleinement satisfaction, en réalisant pleinement son Désir[…]. Si l’Homme est vraiment et pleinement satisfait par ce qui est, il ne désire plus rien de réel et ne change donc plus la réalité, en cessant ainsi de changer réellement lui-même.

Ayant confisqué la possibilité même de l’action, le démocratisme déploie la violence qui lui est propre dans la plus grande discrétion, et c’est sans aucun fracas que se retirent les conditions minimales nécessaires à une vie politique. Peut-être certains événements décisifs se sont-ils joués il n’y a pas si longtemps, dont l’inventaire permettrait de comprendre l’impuissance à laquelle nous sommes chevillés.

Entre deux effondrements, celui du mur de Berlin qui entraîna avec lui le bloc soviétique, et celui des Twin Towers, la brèche ouverte dans le temps concerna moins le cours de l’Histoire lui-même que la fausse conscience qu’eut alors l’Occident de son propre devenir. Les prophéties les plus optimistes, l’enthousiasme délirant auxquels donna lieu le premier de ces événements n’échappaient à l’illusion que sur un point : l’Histoire venait de se finir. Seulement, cette fin, tout le démontre aujourd’hui, avait une signification bien différente de celle que le néolibéralisme d’un Fukuyama voulut lui donner.

Ce devait être, d’abord, l’abolition des idéologies et, conséquemment, l’avènement d’une humanité dépassionnée et pacifiée. L’apparent triomphe du capitalisme, confirmé par le si prompt alignement des anciens pays communistes sur le modèle ultralibéral, faisait d’homo oeconomicus l’ultime figure anthropologique, adonnée à ses calculs glacés et sereins dans la poursuite de ses intérêts privés bien compris. Le supermarché planétaire dans lequel chacun devait faire ses emplettes en ignorant courtoisement chacun, et en laissant à la Main Invisible du Marché le soin d’assurer la profusion des biens et le bonheur de tous, a en réalité laissé place à un immense coupe-gorge, un universel champ de bataille et de prédation où les plus chanceux, qui ont échappé à la famine - mais ils sont de moins en moins nombreux -, ont encore les moyens d’éluder l’absence de toute perspective d’avenir avec du mauvais alcool ou, par la grâce d’un Etat-providence moribond, de se ménager un fragile apaisement aux anxiolytiques. Les autres, ceux qui appellent ça « les effets pervers » de l’inéluctable globalisation marchande, figurent dans les consolantes pages des magazines à grands tirages, rubrique glamour et management.

Ce devait être encore le dépouillement des peuples, consenti et allègre, de leurs couleurs, de leurs histoires, l’arasement cosmopolite de leurs rancoeurs et de leurs haines. Cette illusion-là ne dura guère longtemps. Les premiers réveils des vieux particularismes, nationaux, ethniques, religieux, qu’on croyait éteints à jamais, ne se firent point trop attendre, qui débutèrent au sein même de ces peuples censés goûter avec le plus de soulagement, après des décennies d’oppression, les bienfaits du déracinement mercantile et de son nomadisme ininterrompu. Les plus récentes péripéties électorales des nations européennes démontrent, s’il le fallait, que cette séquence identitaire est loin d’être achevée.

Ce devait être enfin la destruction de la Bête immonde, l’exorcisme du spectre totalitaire et l’advenue du règne sans partage de la liberté, de l’égalité et de la justice démocratiques ! Les attentats de Manhattan ouvrirent le 21e siècle sur ce qui aurait dû être un cinglant constat d’échec. Comment ! Des portions de l’humanité n’adhéraient pas spontanément au bonheur clef en main que leur livrait l’axe du Bien ? Simple impondérable d’un libéralisme par ailleurs heureux ou manifestations inévitables d’une configuration économique fondamentalement délétère ? L’incertitude n’obligea malheureusement à aucun surcroît d’humilité : le capitalisme mondialisé ne devait décidément pas être rangé au nombre des causes et symptômes du malaise dans les cultures. Et l’on décréta : choc des civilisations ! sans se demander contre quoi l’Autre s’insurgeait ... Et l’on accusa : fondamentalisme ! sans s’interroger sur ce qui pouvait acculer à un tel refuge. Tout, sauf ce que nous sommes en train de vivre, sauf la misère du présent européen, est-ce si difficilement concevable ?

« On s’est beaucoup moqué de Francis Fukuyama lorsqu’il a annoncé la fin de l’histoire, mais aujourd’hui, tout le monde accepte l’idée que le cadre démocratico-libéral est là pour toujours », déclare Slavoj Zizek dans le numéro de Libération daté du 16 février 2008, sous un titre relâché et condescendant : « Ces intellos qui rejettent la démocratie ». Si fin de l’histoire il y a, ce n’est pas celle des antagonismes identitaires et idéologiques, mais c’est, à l’intérieur même de la Mégamachine l’impossibilité avérée pour les individus de prendre part à l’orientation du cours des choses les plus communes. Le génie du capitalisme ultralibéral tel qu’il s’impose aujourd’hui à chacun de nous réside en cela qu’il est un système cybernétique parfaitement autorégulé et rétroactif, décentralisé et autoréférentiel, en cela qu’il n’a plus d’extérieur. Tout ce qui n’est pas généré par la Mégamachine, à l’intérieur de la Mégamachine, et qui vient à la pénétrer, est immédiatement intégré, assimilé et rendu utile à son maintien et bon fonctionnement. D’où l’impossibilité de la révolte dans une civilisation qui a fait de la « subversion » une valeur positive, marchande et spectaculaire. C’est de là que provient la formidable capacité d’absorption de la domination libérale.

Ainsi, tous les dispositifs dits « démocratiques », présentés comme les garants des libertés fondamentales, les manifestations, les pétitions, débats télévisés ou non, assemblées générales, critique radicale, crises hystériques télévisées ou non, chansons contestataires, théâtre contestataire, spectacle vivant, de rue, contestataire, revues, libre parole télévisé ou non, grèves, blocages, insultes contestataires et télévisées, contribuent objectivement à maintenir l’état de choses présent. Il faut dire davantage : plus les instances gouvernementales et autres dispositifs dirigeants s’avèrent clairement incompétents, ostensiblement mensongers, voire évidemment pervers, plus ils occasionnent de discours critiques. Et plus la critique se donne libre cours, plus la Mégamachine se voit renforcée : car la prolifération des discours critiques contribuent subjectivement à l’adoration fanatisée et aveugle des dispositifs démocratiques. Voilà ce qu’il convient d’appeler : le joujou démocratisme. Grâce à ce joujou, la domination politique a pu renoncer à la dissimulation totalitaire, à la tyrannie capricieuse, et à la violence coercitive, pour les remplacer par le mensonge manifeste et le divertissement amnésique de masse : c’est ce que les conseillers en communication politique appellent pudiquement le storytelling. Exit Père Ubu ! Père Castor, pour la distraction de tous, est venu prendre la relève. Le renforcement de la Mégamachine n’a donc plus besoin de s’opérer par la contrainte extérieure, l’hétéronomie imposée à chaque individu : la garantie de sa pérennité vient s’immiscer dans la subjectivité même - y compris celle des bénéficiaires directs de la Mégamachine : nul complot à débusquer, Elle est un processus sans instigateur - par incorporation, intégration, somatisation. Habitus de la domination : la contrainte, bien trop précaire, toujours susceptible d’être renversée, a laissé place à la légitimation, qui vise la persuasion, l’acquiescement et le consentement.

Des interstices ?

Face à cet endiguement des consciences, à cette complicité objective de la liberté oppositionnelle avec les structures du pouvoir qu’elle est censée combattre, existe-t-il encore un interstice dans lequel une contre-violence désabusée et lucide pourrait s’engouffrer ? L’abondance de la littérature critique ne parvient pas à éluder l’inexistence d’un programme d’émancipation clef en main. Faut-il le déplorer ? Si les schémas éprouvés de la lutte sociale ont désormais leur place sagement assignée dans la syntaxe démocratique, seul un inédit radical, qui par définition ne saurait s’organiser ni se prévoir, pourrait faire événement. Les effets destructeurs de la violence systémique ne ploieront que sous le remède d’une autre violence, symétrique mais créatrice. Et faire le pari de la création, c’est se priver d’emblée de la possibilité d’établir un ordre du jour. La lutte, en son sens politique, peut être une manière de faire œuvre, et comme pour toute œuvre, nul ne peut dire ce qui en résultera au moment où elle s’amorce. C’est sans doute ce qu’il faut représenter aux objecteurs qui reprochent aux velléités insurrectionnelles de n’avoir pas de « projet » : au sein de la Mégamachine, un emplacement est déjà réservé à tout ce que la raison apprivoisée peut ourdir en fait de projet. C’est pourquoi la « puissance populaire » doit aussi s’entendre en son acception aristotélicienne, comme réserve incirconscriptible de potentialités : « Puissance nullement violente mais pourtant forte, rare et d’autant plus précieuse que dans le moment où elle rassemble, elle fait trembler le souverain autant que le pouvoir gouvernemental, lui indiquant par là que son pouvoir n’est jamais assuré puisque le peuple sur lequel il s’exerce est, dans son agir-ensemble, puissance de commencement, d’invention, de déclaration, bref, “natalité”. Et que chacun de ses gestes est comme la naissance d’un nouveau monde.24 »

Le type de conflictualité que promeuvent ces considérations est évidemment radicalement étranger aux dispositifs contestataires célébrés par Rosanvallon sous le vocable de « contre-démocratie ». Alors que cette dernière s’inscrit, en les valorisant, dans des dispositifs ad hoc aménagés par un système juridique préconstitué dans lesquels il trouve l’un des ingrédients de sa légitimation, la « lutte anti-violente25 » qu’évoque Tassin ne trouve un sens que dans son débordement à l’endroit des structures légales qu’elle entend au contraire mettre en cause et sans cesse retravailler. Rosanvallon recadre le phénomène contestataire dans l’organisation générale du régime démocratique, en en faisant l’une de ses émanations directes, cependant que pour Tassin, «  il s’agit bien de dresser la communauté saisie dans sa puissance contre les forces qui, du sein de l’Etat, et au nom du pouvoir entendu comme commandement ou contrainte, transforment le rapport politique en rapport de police26 ». Ce qui se joue dans ces deux approches constitue bien davantage qu’une simple césure dans la définition de l’objet sociologique que représente le surgissement ponctuel d’un désaccord populaire à l’encontre des puissances gouvernantes. Sont ici en regard deux ontologies du social, deux manières de concevoir l’essence des communautés politiques telles que les façonne le régime politique représentatif parlementaire. La contre-démocratie de Rosanvallon obéit au postulat de l’unité et de l’indivisibilité irréductibles de la société civile, héritage du républicanisme des Lumières, pour lequel la Raison et le Droit sont les instances transcendantes, surplombant les scissions et la pluralité des intérêts. Par contraste, le propos de Tassin rejoint la tradition polémologique, déjà présente chez les Grecs, qui «  installe le politique dans une conflictualité incessante27 », étant entendu que cette dernière ne désigne pas un attribut accidentel de l’existence sociale, susceptible d’être résorbé dans le consensus à venir autour d’une réforme du droit, civil ou constitutionnel.

Les préconceptions des caractéristiques essentielles de l’homme et des relations humaines déterminent dans une large mesure l’organisation institutionnelle des rapports sociaux, les formes du pouvoir et la structure des confrontations hiérarchiques internes au champ politique.

Etienne Tassin repère deux types distincts de ces conceptions fondamentales auxquelles il assigne le rôle de « critères » du politique : «  Soit celui-ci est pensé à partir du projet d’harmonisation d’une socialité reconnue conflictuelle, et le sens du politique est l’institution de la paix par le moyen de la puissance publique. Soit il est pensé à partir de son rôle spécifique qui est d’asseoir une unité de type étatique sur le pouvoir de désigner l’ennemi et de faire le nécessaire pour le détruire.28 »

Si le démocratisme fait de l’hostilité le mode privilégié de l’existence interhumaine, c’est pour le reléguer toutefois en deçà de la sphère civile, dont les frontières marquent clairement l’avènement de la réconciliation et de l’entente normée. Les thèmes guerriers de l’ennemi et de la destruction n’appartiennent aucunement, loin s’en faut, au champ conceptuel dominant de la modernité politique. C’est donc le premier des deux critères relevés par Tassin qui est susceptible d’expliquer les structures relationnelles observables propres à notre temps, et parmi elles cet activisme oppositionnel modéré que valorisent tous les discours ambiants. Il est en effet loisible de se représenter les différents types d’entreprises contestataires comme les transpositions sublimées des rapports de force que l’idéologie démocratique situe dans les pré-conditions de l’existence politique et contre les effets desquelles la société civile est censée se prémunir. Par la conflictualité contrôlée s’instaure le substitut acceptable à une bellicosité initiale ainsi empêchée de faire retour sous sa forme insurrectionnelle ou révolutionnaire.

Les luttes dont parle Tassin prennent acte d’une division fondatrice au sein du corps politique, et instaurent vis-à-vis du droit une défiance qui se traduit par la volonté sans cesse réaffirmée de sa subversion et refondation : « On ne saurait mieux définir le caractère de ces luttes qu’en disant qu’elles sont de nature insurrectionnelle, et que ce qu’elles visent est l’institution du droit, ou l’incessante réinstitution des droits. Lutte pour les droits au nom du droit que mène une communauté en puissance contre une communauté en acte, une communauté constituante contre une communauté constituée, et qui définit le sens du pouvoir constituant dont un peuple fait preuve dès lors qu’il s’assemble dans l’action concertée […]. On pourrait dire qu’en ces luttes, c’est la puissance populaire qui s’élève contre la souveraineté populaire29 ».

On pourra reprocher, peut-être à raison, le caractère lyrique ou incantatoire des appels à la spontanéité émeutière. Certes la position d’un Rosanvallon présente, par rapport à la posture insurrectionnelle, l’avantage de la clarté et de la précision : la contestation légale peut se targuer d’être aussi prévisible qu’une manifestation balisée par les autorités préfectorales.

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N.d.R. : L’auteur de ce texte, Cédric Cagnat, a publié récemment (aux éditions l’Harmattan) un ouvrage intitulé Politiques de la violence, préfacé par Alain Brossat (qui a accordé un entretien à A11 en mai dernier). Nous y reviendrons surement.

 

Collé à partir de <http://www.article11.info/?Abondance-de-la-critique-paralysie>