vendredi 13 juillet 2012

17:44

 

Les paysans suisses bons pour le musée?

VENDREDI 10 AOûT 2012

Michaël RodriguezPostez un commentaire

AGRICULTURE En onze ans, 13 000 exploitations ont disparu. Les producteurs craignent que la Politique agricole 2014-2017 n’aggrave l’hécatombe. Jusqu’à une OPA de la grande distribution?

L’hécatombe se poursuit. L’an dernier, 1450 exploitations agricoles ont mis la clé sous la porte, selon l’Office fédéral de la statistique. Soit quatre par jour, dimanche compris. L’Union suisse des paysans (USP) et le syndicat Uniterre craignent que la nouvelle Politique agricole 2014-2017, soumise au parlement en septembre, n’aggrave la tendance.

Depuis 2000, la Suisse a ainsi perdu 18% (13 000) de ses domaines cultivés. Si la dégringolade continuait à ce rythme, il n’y aurait plus d’exploitation agricole dans cinquante ans. Ce calcul purement arithmétique n’a bien entendu rien d’une prédiction. Car si le nombre d’exploitations fond, leur taille moyenne augmente. La plupart des terres abandonnées par les paysans qui rendent leur tablier sont reprises par d’autres. La surface cultivée en Suisse ne diminue que légèrement (1,9% depuis 2000). Grâce à des rendements en augmentation, la production se maintient.

Saignée des emplois

Cette évolution n’est pourtant pas sans conséquences. D’abord sur les populations des régions rurales. En onze ans, le secteur agricole a perdu près de 40 000 emplois, soit quasiment un cinquième du total. Le maintien des services publics (école, santé, etc.) dans les villages est en danger, estime Hans Hurni, du Centre pour le développement et l’environnement de l’université de Berne. «L’Etat se plie en quatre quand l’industrie pharmaceutique veut licencier, lance Patrice Dubosson, producteur de lait à Troistorrens (VS). C’est bien, mais pourquoi accepte-t-il sans broncher que des gens qui travaillent pour nourrir le peuple suisse meurent à petit feu?»

«La situation nous préoccupe, assure Dominique Kohli, sous-directeur de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Mais les emplois en question avaient une très faible rentabilité. On peut donc aussi y voir une amélioration de la gestion des exploitations.» Le haut fonctionnaire juge que le recul du nombre de domaines est «dans l’ordre des choses et du prévisible». Le plus souvent, la cessation d’activité se fait au moment de la retraite. La tendance, moins brutale que dans les pays voisins, est aussi plus modérée que dans les années 1990.

«La différence, c’est qu’aujourd’hui les petits domaines ne sont pas les seuls touchés, rétorque Valentina Hemmeler Maïga, secrétaire syndicale à Uniterre. Certains exploitants qui ont suivi la doxa consistant à s’agrandir pour survivre sont en difficulté. Pour un paysan qui produit 1 million et demi de litres de lait par an, une baisse du prix de quelques

centimes est catastrophique.»

Marges excessives

La question des prix constitue évidemment le nerf de la guerre. Une guerre que personne ne semble prêt à déclarer, tant les adversaires – Coop et Migros – pèsent lourd. «Depuis 1990, les prix à la production ont baissé de 25%, alors que les prix à la consommation ont augmenté de 15%», relève pourtant Jacques Bourgeois, directeur de l’Union suisse des paysans et conseiller national (PLR/FR). Sur 33,2 milliards de dépenses alimentaires, 19 milliards vont dans la poche des transformateurs et des distributeurs, et 5,9 seulement dans celle des paysans suisses. Qui ne s’en sortent – plus ou moins – que grâce aux paiements directs.

«Les marges de la grande distribution sont beaucoup plus élevées en Suisse que dans les pays qui nous entourent», admet Dominique Kohli. Mais l’OFAG n’entend pas intervenir pour autant. «Ce n’est pas notre domaine. Et le parlement a manifesté sa volonté de ne pas se mêler de ça.» Pour Dominique Kohli, le remède serait «une plus grande dose de concurrence» dans le secteur de la distribution et une «société civile plus forte».

Avec la baisse des prix au producteur et l’extension des domaines, la paysannerie cèdera-t-elle le pas à l’industrie? «Le risque est là, estime Valentina Hemmeler Maïga. On va probablement vers une agriculture à deux vitesses, avec d’un côté des exploitations fortement industrialisées et tournées vers la production de lait ou de viande, et de l’autre une agriculture de proximité, très marginale, pratiquant la vente directe.»

Employés de Migros

L’élevage de volaille préfigure peut-être cette évolution. Même si les prescriptions sur le nombre maximal de bêtes et le bien-être animal empêchent pour l’instant des dérives à la française ou à l’américaine, le secteur est déjà fortement contrôlé par la grande distribution. Nombre d’éleveurs sont liés par contrat à Migros, qui leur fournit les poussins, les aliments et les traitements. Du coup, «ils deviennent quasiment des employés» du géant orange,

analyse Valentina Hemmeler.

Hans Hurni ne croit en revanche pas à l’émergence de mégaexploitations. «Notre territoire ne se prête pas à cela. Et la population ne veut pas d’une agriculture entièrement industrielle.» I

 

«L’industrie vit sur le dos de l’agriculture familiale»

«Les exploitations suisses, comparées à celles des pays voisins, sont encore petites», rappelle Jérémie Forney, ethnologue à l’université de Neuchâtel, spécialisé dans l’étude du monde paysan, «mais la Suisse

n’échappe pas à la tendance à l’industrialisation, aussi bien en amont de la filière, par le biais des engrais et des traitement phytosanitaires, qu’en aval, avec la mainmise des entreprises agroalimentaires sur la transformation».

Jérémie Forney ne croit pas, en revanche, à l’émergence d’entreprises agricoles détenues par la grande distribution, et dont les paysans seraient les salariés. «L’industrie agroalimentaire jouit d’une bien meilleure sécurité en reportant les crises du marché sur les producteurs qu’en les assumant elle-même. Elle vit aujourd’hui sur le dos de l’agriculture familiale, qui fonctionne essentiellement grâce une main-d’œuvre familiale gratuite et à des employés peu payés, dont le statut est souvent précaire.»

Reste à savoir jusqu’où ira la grande «résilience» de l’agriculture familiale. «Si les prix au producteur restent aussi bas, cela ne pourra pas durer longtemps, évalue Jérémie Forney, je m’étonne que M. Prix n’intervienne pas face au semi-cartel orange qui domine le marché de la distribution.» Les producteurs sont en position de faiblesse; ils peinent à surmonter des divergences d’intérêts pour s’unir. Quant au monde politique, il ne veut pas s’attaquer au «sacro-saint marché».

Le système des paiements directs est le moyen trouvé par la Suisse pour continuer à soutenir ses paysans sans heurter de front les exigences internationales de libre-échange. Il se base sur l’idée d’une agriculture multifonctionnelle, qui ne produit pas seulement mais entretient aussi le paysage.

Le risque est toutefois d’étendre encore le champ de la marchandise à un domaine qui n’y était pas soumis. Pour Jérémie Forney, la Politique agricole 2014-2017 accentue cette tendance en privilégiant les paiements à la prestation au détriment des subventions. «On veut en avoir pour son argent, résume-t-il. L’effet à long terme d’une telle logique pourrait être que seuls ceux qui fournissent les prestations au meilleur prix reçoivent à l’avenir des paiements.»

L’ethnologue estime que la politique actuelle permet à deux modèles de tirer leur épingle du jeu: d’une part les «grosses machines» ayant une forte productivité, d’autre part les paysans qui ont réussi à mettre un «tampon» pour atténuer les effets de la baisse des prix, par exemple en se lançant dans la vente directe, le tourisme rural ou des produits à forte valeur ajoutée comme le fromage. Mais les deux modèles peuvent aussi se combiner. L’essor du bio, qui est devenu davantage qu’un marché de niche, montre aussi que la réalité n’est pas aussi tranchée. Cet essor n’a été possible que par l’intégration du bio par la grande distribution.

mrz

 

Collé à partir de <http://www.lecourrier.ch/100913/les_paysans_suisses_bons_pour_le_musee>