vendredi 13 juillet 2012

17:44

 

Miroir cruel et beau miroir !

Le Monde.fr | 12.08.2012 à 14h46 • Mis à jour le 12.08.2012 à 20h59

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Neuf journalistes du " Monde ", sont allés prendre le pouls de la France durant cette année de campagne présidentielle. Dans huit villes, ils ont, loin des clichés, tenté de capter les espoirs et les craintes des Français

Et si on parlait de vous, lecteurs ? De vous qui n'aimez guère les journalistes, leur faites peu confiance, et auxquels vous reprochez si souvent de ne pas s'intéresser aux vrais problèmes des gens ou de n'en retenir, au choix, que la caricature ou l'écume ?

Pendant cette Année en France, il nous est arrivé d'avoir envie de vous retourner le compliment. Parce que parmi vous, lecteurs, il y a aussi bon nombre de commentateurs, plus ou moins anonymes, derrière l'écran d'un ordinateur. Plus de 20 000 commentaires ont été déposés au fil des quatre saisons. Et le match n'a pas toujours été égal entre vous et tous ceux qui ont accepté de nous raconter leur vie.

 "MAUVAISE PAUVRE"

Dans notre métier, nous avons souvent affaire à des interlocuteurs qui, d'une manière ou d'une autre, ont quelque chose à vendre, une carrière à faire, un produit à lancer, un point de vue à défendre. A Sucy-en-Brie (Val-de-Marne), Montpellier, Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Sceaux (Hauts-de-Seine), Mézères (Haute-Loire), Saint-Pol-sur-Mer (Nord-Pas-de-Calais)La Courneuve (Seine-Saint-Denis) ou Avallon (Yonne), les gens qui nous ont reçus, souvent autour d'une tasse de café, savaient qu'ils n'avaient rien à gagner et éventuellement beaucoup à perdre en acceptant de s'exposer.

Et c'est justement cela, cette absolue gratuité de la relation nouée, qui a rendu pénibles certains commentaires. Nous avons évoqué, dans l'un des précédents chapitres de ce feuilleton, la violence des réactions à un billet de blog qui décrivait la situation d'une femme expulsée de son logement à Saint-Pierre-des-Corps, quelques jours avant le début de la trêve hivernale, en raison de nombreux impayés. "Mauvaise pauvre", "assistée", qui nourrissait des chats et se payait des cigarettes au lieu d'honorer son loyer, se sont agacés plusieurs lecteurs. Elle ne fut pas la seule à subir les foudres des commentateurs.

Le récit du rêve exprimé par la communauté musulmane d'Avallon d'avoir un jour une mosquée "en pierres du Morvan" à la place de la salle de prière trop exiguë qui est installée au rez-de-chaussée d'un immeuble de la cité de la Morlande, celui de l'aide apportée aux Roms par des bénévoles de Sucy-en-Brie ou de Montpellier obligeaient régulièrement à appeler à la rescousse Anastasie et ses grands ciseaux.

Samira, une mère au foyer avec cinq enfants, dont nous décrivions le quotidien, avait eu le malheur d'être prise en photo chez elle, devant un écran plat. Pluie de colère contre cet achat irresponsable pour une famille modeste et suspicion de provenance douteuse ! Dans ces cas-là, nous nous demandions si nous avions bien mesuré notre responsabilité en livrant ces vies, si nous n'avions pas trahi ceux qui nous avaient fait confiance.

 80 KG DE POMMES DE TERRE ET DES BAGUETTES CONGELÉES

Quelquefois, nous nous sommes découragés. Parce que ces commentaires, Samira, comme d'autres, les avait lus. "Vous avez bien fait de les laisser, nous a-t-elle dit un jour, ils montrent le vrai regard que les gens portent sur nous et sur les banlieues." "Le vrai regard sur nous", c'est aussi ce que nous a dit Marielle, cette mère bourgeoise de 11 enfants, bientôt 12, qui vit à Sceaux et qui nous avait donné ses "recettes" pour ne pas voir exploser le budget familial : acheter chaque semaine 35 baguettes congelées à 36 centimes l'une, "contre 1 euro chez le boulanger", ne choisir que des fruits et légumes de saison, dont le prix ne doit pas dépasser 1,50 euro le kilo, des yaourts de base, qu'elle agrémente de confitures ou de compotes maison, faire venir la viande en direct de Rungis, se faire livrer régulièrement 80 kg de pommes de terre par une amie productrice, concocter de grands plats familiaux - gratin de pâtes, de choux-fleurs, d'épinards - qui ne doivent pas revenir à plus de 10 euros, coudre, raccommoder, coller, acheter d'occasion, écumer les vide-greniers, etc. Un fascinant inventaire qui lui a valu des centaines de commentaires ironiques ou méprisants lui recommandant... de découvrir la contraception.

Tout comme ce couple aisé, tous deux sympathisants de l'UMP, qui, parce qu'ils avaient posé pour la photo dans leur salon, ont vu les prix de leur tapis, de leur canapé et jusqu'aux boissons qui traînaient sur la table basse évalués par d'insatiables comptables anonymes.

Mais il y a eu tous les autres. Les encouragements prodigués à Valentin, le jeune tapissier qui rêvait de devenir compagnon du devoir. L'admiration et les remerciements exprimés à Jean-Paul, qui fait tourner des bobines de cinéma avec les moyens du bord au fond de la campagne en Haute-Loire. A ces six cadres qui décident de racheter leur entreprise de Montpellier pour qu'elle continue à vivre. A Jean-Claude Galaud, ce maire en colère qui a mené une grève de la faim aux côtés de l'ensemble des salariés d'une usine de sa commune de l'Yonne pour dénoncer sa délocalisation.

A cet ancien consultant aussi dans les télécommunications qui investit tout ce qu'il possède dans la création d'une brasserie artisanale au pied de Vézelay (Yonne). A Fateh, l'enfant de La Courneuve qui, à 26 ans, vient d'obtenir de la préfecture l'agrément pour créer son auto-école. A Eric, qui a vendu son entreprise pour pouvoir créer un site et faire vivre sa passion de la chanson française, à défaut d'en vivre lui-même.

"QUELQUE CHOSE D'INCROYABLE"

Il y a même eu, oui, des lecteurs qui se sont mobilisés après la lecture d'un billet consacré à une mère de famille de La Courneuve qui se retrouvait à la rue avec ses deux jeunes enfants pour lui trouver un appartement.

Et il y a eu l'aventure de Bruno, le caviste d'Avallon, que nous avions laissé un midi d'avril, honteux et amer de devoir déposer son bilan. Il nous avait rappelés en juin, en nous disant qu'il vivait "quelque chose d'incroyable". En banlieue parisienne, un caviste qui rêvait de changer de vie et de s'installer en Bourgogne avait lu son histoire dans Le Monde et l'avait aussitôt appelé. Il voulait reprendre sa boutique, avait besoin de lui quelques mois comme salarié, le temps de vendre la sienne, lui rachetait le stock et le fonds de commerce.

Tout s'était joué à quatre jours près. Bruno n'en revenait pas. "Le plus fort, disait-il, c'est que je peux recommencer à marcher la tête haute." On avait fêté la nouvelle autour d'une bouteille de chambolle-musigny et l'on s'était dit que parfois le journalisme peut aussi servir à cela, tisser des liens entre ceux dont on parle et ceux qui lisent leur histoire.

"VOUS VOYAGEZ ? EN QUELQUE SORTE"

Les lecteurs sont ainsi devenus à leur tour des personnages de cette Année en France. Egoïstes et chaleureux, nostalgiques et enthousiastes, mesquins et généreux. Leurs commentaires, dans lesquels ils partageaient des expériences, donnaient des conseils, racontaient leur propre vie ou le regard qu'ils portaient sur telle question nationale - il y avait parmi eux bon nombre d'expatriés qui de temps à autre venaient se prendre là une bouffée de France -, ont complété et enrichi cet " instantané mobile " du pays que nous tentions à notre tour de fixer.

Ils ont conforté une démarche qui a emprunté, bien modestement, à beaucoup d'autres. A François Maspero et à son livre, Les Passagers du Roissy-Express, dont l'idée lui était venue alors qu'il était en reportage au fin fond de la Chine. "Bougre d'imbécile qui veut raconter aux autres le monde des autres, alors que tu n'es même pas fichu de te raconter à toi-même ton monde à toi ! Tu peux toujours prendre l'air compétent et professionnel pour annoncer qu'à Shanghaï, il y a deux mètres carrés de logement par habitant, mais que sais-tu de la manière dont on vit à une demi-heure des tours de Notre-Dame ? Que serais-tu capable, toi, de rapporter de La Courneuve ou de Bobigny-Pablo-Picasso où mènent les métros que tu prends tous les jours dans le pays où tu vis ?" A John Dos Passos, qui sillonne dans les années 1940 les Etats-Unis en guerre pour dresser le Bilan d'une nation. Dans les premières pages de son livre, il raconte cet échange avec un homme, dans le wagon d'un Pullman :

" Vous voyagez ?

- En quelque sorte.

- Dans quelle branche ? "

Je me sentis rougir.

" Pour le moment, j'écris des articles. "

L'homme grisonnant grogna dans sa pipe :

" C'est ça... Vous êtes le type qui a réponse à tout.

- Non. Je questionne les gens. Ils me répondent (...). "

Il prit un ton de confidence.

" Dites-moi... Avez-vous jamais obtenu quelque chose de quelqu'un en l'interrogeant ?

- Je ne m'acharne pas à poser des questions. Parfois, il suffit de s'asseoir et d'écouter ce que disent les gens spontanément. "

Nous les avons écoutés à Saint-Pol-sur-Mer, Montpellier, Sucy-en-Brie, Avallon, Saint-Pierre-des-Corps, La Courneuve, Sceaux et Mézères. Huit lieux uniques mais qui ressemblent à bien des égards aux autres capitales régionales, banlieues pavillonnaires, villes ouvrières, cités, sous-préfectures, communes bourgeoises ou villages.

Qui connaissent les mêmes problèmes de transports en commun, d'environnement, d'obsession de réussite scolaire, de désertification médicale, d'emploi, de maintien des services publics, de maintien de la qualité de la vie, de niveaux de salaires, de voisinage ou de jardinage. Qui ont la même histoire nationale, la même trilogie inscrite au fronton de leur mairie, et qui disent ensemble un peu du présent d'un pays.

Les blogs " Une année en France "

Benoît Hopquin à Sucy-en-Brie (Val-de-Marne)

Jonathan Parienté à Montpellier

Frédéric Potet à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire)

Pascale Krémer à Sceaux (Hauts-de-Seine)

Antonin Sabot à Mézères (Haute-Loire)

François Béguin à Saint-Pol-sur-Mer (Nord-Pas-de-Calais)

Aline Leclerc et Elodie Ratsimbazafy à La Courneuve (Seine-Saint-Denis)

Pascale Robert-Diard à Avallon (Yonne)

 

Collé à partir de <http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/08/12/miroir-cruel-et-beau-miroir_1745345_823448.html>