Willem Bakker, presqu’euthanasié

Après la question du mariage universel (ou de l’ouverture du mariage aux couples du même sexe, pour les plus lents), je vois que la question de l’euthanasie et du suicide assisté refait surface en France. Pour tout dire, j’ai un peu du mal à comprendre où est le problème qui a pu empêcher les différents gouvernements de laisser les Français mourir dans la dignité alors que c’est un droit fondamental au Nord de l’Europe.

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Laurent Chambon

par Laurent Chambon - Dimanche 30 septembre 2012

Laurent Chambon est docteur en sciences politiques, spécialiste des minorités en politique et dans les médias, ancien élu local travailliste à Amsterdam et chercheur en sciences politiques, et est co-fondateur de Minorités.

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Après la question du mariage universel (ou de l’ouverture du mariage aux couples du même sexe, pour les plus lents), je vois que la question de l’euthanasie et du suicide assisté refait surface en France. Pour tout dire, j’ai un peu du mal à comprendre où est le problème qui a pu empêcher les différents gouvernements de laisser les Français mourir dans la dignité alors que c’est un droit fondamental au Nord de l’Europe.

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e vais donc commencer par l’histoire de Willem Bakker. Alors que je faisais pour Têtu un reportage sur la première maison de retraite pour les vieux LGBT du pays — un reportage qui bien sûr n’est jamais passé à l’impression, vous connaissez l’esprit aventureux de la presse française — j’ai rencontré un vieux monsieur avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à bavarder. Il s’appelait Willem Bakker — « Guillaume Boulanger, enchanté ! » s’était-il présenté en traduisant littéralement son nom en français pour plaisanter — et venait d’emménager dans cette maison de retraite à deux rues d’où j’habite maintenant, tout près de la gare centrale. Et puis, au moment de partir, il m’a demandé comment je comptais améliorer mon néerlandais, encore un peu brut de décoffrage. Finalement, il m’a proposé de devenir mon prof, et c’est ainsi que, une ou deux fois par semaine, je suis passé chez lui pour qu’il m’enseigne les subtilités de la langue batave.

 Parfois on parlait de points grammaticaux assez pointus, mais comme il avait un amour pour les langues, dont la sienne, il a réussi à me faire comprendre les niveaux de langages subtils, et grâce à lui je sais désormais l’origine géographique et sociale de la plupart des Hollandais rien qu’en les écoutant. 

 

Meneer Bakker — Monsieur Boulanger, donc — m’a fait réciter mes verbes irréguliers, apprendre la liste des mots neutres, corriger mes verbes à particule, mais il m’a aussi fait lire de la poésie en vieux néerlandais, m’a aidé à lire mes premiers romans en batave et m’a raconté la guerre, ses visites à la Reine comme apprenti bijoutier ou ses voyages en Europe à la fin des années 1950, hôtels miteux et rencontres d’un soir compris.

 

On a aussi parlé de beaucoup d’autres choses, de mon intégration, de ma catastrophique carrière universitaire, de mon amour pour la musique et on est finalement devenus amis. Il m’a raconté comment il n’est sorti du placard que quand sa femme est morte, à la fin des années 1980, et comment ses enfants lui en ont tenu rigueur. Il en avait gardé des rapports très distants avec eux, mais s’était fait des vrais amis dans la « communauté », en particulier une vieille folle cuir moustachue qui vivait encore avec sa femme qui préférait garder son mari à la maison même s’il préférait les hommes au lit. 

 

Un jour, quand je suis arrivé pour mon cours, j’ai trouvé porte close. Son voisin de palier, un « Indo » (un Néerlandais d’origine indonésienne) très affable, m’a dit qu’il avait eu un malaise, et m’a donné le numéro de l’hôpital où il était. En fait, il avait fait une attaque cérébrale. Même une fois rentré chez lui, ça n’allait pas très fort. Il a mis du temps à se souvenir de moi, et il avait de gros problèmes moteurs. Alors que son état semblait s’améliorer, il a découvert qu’il avait totalement perdu la capacité de lire et d’écrire, et qu’il avait un début d’Alzheimer.

 

Pour quelqu’un qui avait eu une vie très difficile et qui avait cependant maintenu un très bon niveau intellectuel et linguistique — son anglais et son allemand étaient très bons, même pour un Néerlandais, et son français rouillé n’était pas mauvais — alors qu’il n’avait jamais eu l’opportunité d’étudier, être privé de lecture était une des pires choses qui pouvaient lui arriver.

Les premières semaines, les journaux auxquels il était abonné s’accumulaient dans son entrée, soulignant cruellement son infirmité nouvelle. Finalement c’est son voisin de palier qui les a mis fin à ses abonnements, et m’a aidé à lui installer une radio et un lecteur CD pour qu’il puisse suivre les nouvelles et se maintenir au courant des débats du moment, mais aussi écouter des livres audio.

 

Après quelques semaines d’amélioration, son humeur s’est très vite dégradée, en même temps que son état physique. Son Alzheimer gagnait du terrain, tout comme une profonde dépression, et les séquelles de son accident de vélo, arrivé un an plus tôt, le faisaient souffrir.

 

La maison de retraite où il habitait était constituée de plusieurs petits appartement spécialement équipés pour les personnes âgées, avec une salle de bain adaptée et de larges portes, comme c’est la norme ici. Les locataires avaient droit à des heures d’aide du personnel de la maison de retraite médicalisée voisine, comme la pédicure, l’aide ménagère ou le médecin de passage. Elle avait été créée par une association LGBT parce que l’ancienne génération était encore assez homophobe et que les vieux LGBT en avaient assez des brimades ou de devoir rentrer dans le placard pour ne pas être insultés ou ostracisés.

 

Alors que son état empirait et que Meneer Bakker perdait en autonomie, il a fallu qu’il déménage dans la partie médicalisée de la maison de retraite, ce qui voulait aussi dire se débarrasser d’une grande partie de ses meubles et de ses livres. Il a ensuite été déplacé dans une autre institution à l’autre bout de la ville car la sienne devait être restaurée. Les infirmières essayaient de le bourrer de médicaments, qu’il dorme tranquillement comme les autres au lieu de se plaindre, mais Willem les refusait et avait fait quelques scandales à ce propos, tout à fait justifiés selon moi.

 

C’est alors que Meneer Bakker m’a dit que la vie était devenue pénible physiquement et moralement, et qu’il savait que son était ne s’améliorerait plus. Il ne pouvait plus lire ni écrire, même pas des choses simples sur l’ordinateur — grande fierté pour un homme âgé que de chercher des choses sur Wikipedia ou d’envoyer des emails. Son corps le faisait souffrir et il avait vécu assez de choses dans sa vie, cela commençait à suffire. Il a fait une demande pour qu’on l’aide à mourir, ce qui m’a fait pleurer, bien sûr, car je ne voulais pas perdre un des seuls vrais amis que j’avais dans ce pays.

Se sont succédés médecins, psychologues et assistantes sociales. Car la loi néerlandaise, si elle autorise les gens à mettre fin à leur vie dans la dignité, est très stricte sur les protocoles à suivre : le meurtre reste interdit. Tout cela rendait Willem furieux. Je me souviens d’une fois où j’étais passé alors qu’un jeune homme à lunettes tout mince partait, l’air contrit. Meneer Bakker était outré qu’on envoie un petit jeune à peine sevré, « soit-disant psychologue », décider de son avenir à lui alors qu’il avait servi son pays, payé ses impôts pendant un demi-siècle et qu’il était largement en âge de savoir où il en était, verdomme.

 

Finalement, alors que le processus était en voie d’être programmé prochainement, j’ai reçu un coup de fil d’un certain Meneer Bakker, fils de celui que je connaissais, qui m’annonçait que son papa était mort d’un arrêt cardiaque pendant sa sieste. Cela mettait bien sûr fin à sa demande d’euthanasie, et il m’a demandé si je souhaitais venir chercher quelques livres que je lui avais prêtés — dont The End de Didier Lestrade qu’il n’avait pas fini de lire — et d’autres qui devaient probablement m’être plus utiles qu’aux infirmières. 

 

Il a fait don de son corps à la science, et, quelques mois plus tard j’ai tout à fait par hasard déménagé près de l’endroit où nous nous étions rencontrés.

 

 

Être adulte jusqu'au bout

 

Mes parents ont plus de soixante-dix ans. Une des choses dont ils me parlent souvent est de leur angoisse de ne pas avoir le droit de partir dans la dignité. Je les comprends. Ils ont eu des enfants, ont travaillé toute leur vie, payé des impôts, fait la guerre pour mon père, enseigné à plus de mille enfants pour ma mère. Ils sont assez grands pour savoir ce qu’ils veulent faire de ce qui leur reste à vivre, et pourtant voilà plus d’une décennie qu’aucun gouvernement ne veut changer la loi et les autoriser à être des adultes.

 

Le candidat Hollande s’est engagé à voter une loi permettant l’euthanasie, comme l’ont fait les Pays-Bas, la Belgique ou la Suisse — pour ne parler que de nos voisins. Une énorme majorité de Français est pour le droit de mourir dans la dignité. Je n’arrive pas à trouver une raison valable d’obliger les gens à se cacher pour ne pas mourir dans des souffrances atroces ou dans l’indignité physique et morale. Alors qu’on sait très bien que cela a lieu parce que c’est juste.

 

Aux Pays-Bas, où on adore les débats éthiques, — en ce moment la question de la maltraitance des animaux d’élevage est le thème récurrent, de plus en plus de Néerlandais devenant végétariens par conviction — la question de l’euthanasie ne fait débat que sur des cas très limites d’enfants lourdement handicapés et de la capacité que les médecins et les parents ont de mesurer leur douleur.

 

Autant dire que la question de l’euthanasie telle qu’on la discute en France est réglée depuis bien longtemps : cela fait désormais partie des droits acquis et même les plus radicaux des chrétiens néerlandais — et il y en a de gratinés, croyez-moi — ne montent plus sur leurs grands chevaux. L’ultraconservateur Bill O’Reily sur Fox News parlait des Pays-Bas comme d’un« un cloaque de corruption et de criminalité hors de tout contrôle », mais les diatribes délirantes de Rick Santorum [vidéo] pendant la discussion sur l’assurance maladie aux États-Unis, accusant les Bataves de tuer leurs vieux juste parce qu’ils sont vieux, a resserré les rangs de l’opinion. Les Néerlandais sont devenus très conscients de l’humanité de leur droit sur la question.

 

L’Europe du Nord dans son ensemble ne comprend d’ailleurs pas très bien pourquoi une partie de l’Europe du Sud et les États-Unis oblige les gens en souffrance incurable à souffrir pour rien et à mourir d’une façon aussi odieuse. Si les Américains exécutent des mineurs, des innocents et des handicapés mentaux sans permettre à leurs bons citoyens de partir dans la dignité au nom du droit sacré à la vie, c’est finalement preuve de leur légendaire ignorance et bigoterie. Que les Français s’y refusent, voilà qui est choquant pour les Européens du Nord.

 

Une de mes explications aux Néerlandais qui m’en parlent — que vous avez tout à fait le droit de discuter — est que les élites politiques françaises ont de gros problèmes avec la laïcité. D’un côté elle est le meilleur moyen qu’ils ont trouvé pour humilier les musulmans, voire les juifs, et de l’autre elle n’empêche nullement une hiérarchie catholique réactionnaire et nullement représentative des Français de foi chrétienne de confisquer le débat et d’imposer ses dogmes.

Une autre explication est que nos élites ont toujours considéré que les Français n’étaient pas en état de décider d’eux-même ce qu’ils comptaient faire de leur vie, et encore moins de leur mort. L’arrogance des puissants envers le Peuple est une des constantes de la vie politique française depuis plusieurs siècles, il n’y a pas de raison que cela change soudainement.

 

La question de l’euthanasie est importante comme peut l’être celle de la dette publique, du mariage universel, de la laïcité, du nucléaire ou du rôle et des moyens de l’école, parce qu’elle révèle le hiatus entre une opinion qui est de mieux en mieux informée, et des élites méprisantes, autoritaires, attachées à leurs privilèges et se souciant finalement bien peu du bien-être du peuple.

 

Étant donné ce qu’on a pu lire ou entendre sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ces derniers mois, je pense qu’on peut s’attendre à un tsunami d’idioties et de contre-arguments débiles dès que le gouvernement va s’atteler à une loi autorisant l’euthanasie. Prenez des notes, car dans quelques années on rira sûrement avec gêne et incrédulité d’autant de bêtise.


Laurent Chambon