vendredi 13 juillet 2012
17:44
Racisme au pays des droits de l’homme
Brèves réflexions sur un paradoxe
par Pierre Tevanian
10 septembre 2012
Ce titre peut rappeler Lewis Carroll, mais c’est plutôt au Candide de Voltaire que peut se comparer mon questionnement, car je sens bien qu’il y a quelque chose de candide à s’interroger sur le pourquoi et le comment, et avant cela sur l’existence même d’un racisme au pays dit des droits de l’homme : la France – qui joue dans ce questionnement le rôle du « meilleur des mondes possibles » cher au docteur Pangloss. Cette candeur cela dit me paraît assumable car elle a quelque chose d’heuristique (comme était heuristique la candeur du personnage de Voltaire) face à tous les Pangloss contemporains qui ont pour nom Sarkozy, Guéant, mais aussi Hollande, Zemmour, Fourest ou Finkielkraut, et qui nous expliquent que tout va pour le mieux sinon dans le meilleur des mondes possibles, du moins dans le moins raciste des pays possibles.
Tout en un sens est déjà dit – j’y reviendrai – dans cette singulière formule, « le moins raciste des pays possibles », qui concentre en elle toute la spécificité du racisme français contemporain, tout ce qu’il a d’à la fois déroutant, grotesque et odieux. Mais ma question pour le moment est celle- ci : quel est ce racisme, ou plus précisément comment ce racisme particulier s’articule-t-il théoriquement et pratiquement à un régime politique et une idéologie dominante qui professent les droits de l’homme ?
Mon propos ne vise pas à l’exhaustivité, il se concentrera sur le racisme anti-africain – anti-noir, anti-arabe – et antimusulman, ce qui n’épuise pas le sujet du racisme, l’antisémitisme existant toujours, ainsi que d’autres racismes comme le racisme anti-asiatique ou le racisme anti-roms. Par racisme j’entends une manière particulière d’appréhender et de traiter certaines populations, fondée sur la combinaison de plusieurs opérations :
la différenciation, c’est-à-dire la construction mentale d’une différence sur la base d’un critère choisi arbitrairement (la race, la culture, la religion, la couleur de peau…) ;
la péjoration de cette différence (sa transformation en stigmate, c’est-à-dire en marqueur d’infamie ou d’infériorité) ;
la focalisation sur ce critère et la réduction de l’individu à son stigmate (quiconque est – entre autres choses – noir, arabe, musulman ou juif, devient « un Noir », « un Arabe », « un Musulman », « un Juif », et chacun de ses faits et gestes trouve son explication dans cette identité unique) ;
la naturalisation, l’essentialisation, l’amalgame, autrement dit : l’écrasement de toutes les différences d’époque, de lieu, de classe sociale ou de personnalité qui peuvent exister entre porteurs d’un mêmes stigmate (« les Noirs », « les Arabes », « les musulmans » ou « les Juifs » sont « tous les mêmes ») ;
la légitimation de l’inégalité de traitement par la moindre dignité des racisés (ils « méritent » d’être exclus ou violentés en tant qu’inaptes ou dangereux) .
Ce point de définition est important car il distingue le racisme de ce à quoi on le réduit quasi systématiquement dans le discours dominant en France : la simple combinaison d’un sentiment d’hostilité et d’un processus cognitif de généralisation, abstraction faite de tout rapport social de domination, de tout déni de droit, de toute question d’inégalité de traitement – ce qui conduit notamment à qualifier de racistes, au même titre que le très réel, trop réel racisme anti-noir, anti-arabe ou antimusulman, les expressions de révolte antifrançaises ou antiblanches, dès lors qu’elles ont le malheur d’essentialiser quelque peu « les Français » ou « les Blancs », et même d’ailleurs lorsqu’elles ne pratiquent pas l’essentialisation. Toute critique contre « la France », toute allégation d’un racisme systémique structurant la société française est ainsi disqualifiée en tant que racisme antifrançais ou antiblanc – un procès a récemment cristallisé cet enjeu : le procès intenté contre Houria Bouteldja, porte parole des Indigènes de la republique, pour avoir simplement nommé les Français dits de souche, en leur donnant le sobriquet de « souchiens ».
Sans entrer dans le détail, il y a assurément du racisme au pays des droits de l’homme parce que les amalgames malveillants qui circulent sur certaines populations sont directement articulées avec des atteintes radicales aux droits humains fondamentaux :
emplois réservés, en vertu de la loi ou malgré elle ;
conditions de détention des sans papiers ;
accès à la santé ;
lois antivoile (portant atteinte au droit à l’éducation aussi bien qu’au droit à l’expression religieuse) ;
violence et impunité policières ;
justice d’exception (je pense notamment au « procès de Villiers le Bel »).
La notion de droits humains me paraît donc utile, quelles que soient les critiques légitimes qu’on peut formuler sur la manière dont lesdits droits ont été historiquement construits et dont on en a fait usage, dans la mesure justement où elle permet de dépasser les définitions réductrices du racisme en termes de simple sentiment d’hostilité, ou en termes de simples actes délinquants (injures, brutalités physiques, profanations de mosquées, etc) : parler en termes de droits humains, de droits fondamentaux, et donc en termes de déni de droit ou d’inégalité des droits, c’est revenir à l’essentiel de ce qu’est le racisme – une construction sociale qui, loin de l’anomie, implique les institutions et au premier chef l’État. Il y a, pour le dire plus brutalement, un racisme d’État dans la république française postcoloniale, que je nomme racisme républicain et qui entretient avec les « droits humains » une relation particulière.
D’un point de vue strictement théorique, l’antinomie semble indépassable entre racisme et droits humains, en tout cas si l’on considère le noyau le plus précieux de la notion de droits humains : l’idée qu’il existe des droits fondamentaux et inaliénables que possède tout être humain, du seul fait précisément qu’il est un être humain. En d’autres termes, ceux d’Étienne Balibar, les droits humains postulent « l’égaliberté » [1], c’est-à-dire une égale liberté de tous et toutes, qu’il s’agit de protéger, ce qui à l’évidence s’oppose catégoriquement à tout racisme, là encore si l’on considère l’essence de tout racisme et sa manifestation concrète la plus consubstantielle : le déni de droit ou l’inégalité des droits.
Ce qui commence à devenir problématique, c’est bien entendu le fait que dans la pratique, historiquement, on a colonisé au nom des droits de l’homme, en s’autorisant d’arguments purement et simplement racistes. J’y reviendrai car le racisme républicain contemporain puise précisément ses racines dans cette généalogie coloniale.
Pour décrire les rapports particulier qu’entretient ce racisme avec la notion de droits humains, je partirai, afin justement de faire apparaître une différence spécifique, d’une analyse canonique du racisme, ou plutôt de l’analyse d’un racisme qui est précisément un autre racisme : l’analyse que Jean-Paul Sartre propose de l’antisémitisme dans ses Réflexions sur la question juive. Avant d’aller plus loin, je précise qu’à mes yeux, cette analyse demeure jusqu’à un certain point pertinente pour parler du racisme contemporain, comme peuvent en témoigner des analyses qui s’en inspirent explicitement – celles de Pap N’Diaye sur la condition noire ou celle du cinéaste Karim Miské, dans une tribune publiée par Le Monde, à propos de la condition musulmane.
Mais l’une des particularités du racisme anti-africain – anti-noir, anti-arabe – et antimusulman est précisément le rapport particulier – et étroit – qu’il entretient avec ce qu’on pourrait appeler la philosophie des droits de l’homme. Dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre souligne a contrario, de manière tout à fait convaincante, l’étroite parenté et la cohérence profonde entre le racisme antijuif du début du vingtième siècle et ce que Jacques Rancière pourrait appeler « la haine de la démocratie », à savoir : la haine de l’idée d’individu et des principes de liberté individuelle ou d’égalité de traitement, au profit d’un modèle de société organiciste et autoritaire – ce que Popper appellerait une société close, et que résume le nom de Charles Maurras. Bref, dans l’antisémitisme qu’analyse Sartre, racisme, antidémocratisme et antidroitdel’hommisme marchent main dans la main, en toute logique.
Or, c’est sur ce point justement que les racismes anti-noirs, anti-arabes et antimusulmans se distinguent : non seulement ils s’acclimatent très bien avec les droits humains, non seulement ils se vivent comme compatibles avec eux, mais dans une certaine mesure ils s’autorisent des droits de l’homme, comme au temps des colonies – il est temps maintenant de préciser de quelle manière.
Pour cela, un dernier détour s’impose vers les Réflexions sur la question juive. Sartre consacre un beau passage à cette manière qu’a la pensée raciste de collectiviser, nationaliser et racialiser des figures historiques, de transformer en somme des génies singuliers en génies nationaux, et de transfigurer ces génies nationaux en un « génie national » impersonnel auquel participent, de manière quasi-mystique, tous les nationaux dits de souche, et duquel sont exclus tout aussi mécaniquement les non-souchiens – Sartre évoque notamment l’implacable verdict de Charles Maurras :
« Un Juif sera toujours incapable de comprendre ce vers de Racine :
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ».
Ce qui est remarquable, et un peu diabolique, c’est qu’aujourd’hui, un processus similaire a lieu, à ceci près que ce n’est plus seulement le génie artistique d’un Racine qui est ainsi nationalisé et racialisé mais aussi le génie politique, et en particulier le progressisme, le féminisme, la laïcité, l’esprit libertaire, l’esprit de révolte et même, un comble, l’antiracisme. Revenons en effet à la formule « Nous sommes les moins racistes du monde », dont je parlais en introduction, et dont la structure est tout aussi paradoxale que le paradoxe du Crétois menteur – puisque le « nous » national qui ouvre la phrase implique d’emblée une racialisation.
Nous sommes en plein paradoxe, en pleine absurdité, mais tel est bien en un sens le point de vue dominant concernant le racisme en France : le racisme est à vomir, nous le vomissons, et le fait que nous le vomissions fait de nous un peuple supérieur à tous les autres, et singulièrement à certains autres, qui, eux, ne le vomissent pas du tout, bien au contraire. Nous sommes les plus modestes du monde, nous sommes les moins chauvins du monde, ou pour le dire en des termes encore plus clairement paradoxaux : nous sommes la race supérieure des hommes qui ne croient pas aux races – tandis que les Noirs et les Arabes (qui, eux, parlent de race, emploient le mot, se pensent et se disent Noirs ou Arabes) constituent la race des racistes et donc la race inférieure.
Ce paradoxe repose évidemment sur un sophisme particulièrement odieux : pour dépasser des situations de discrimination, il faut les combattre, pour les combattre il faut les dénoncer, pour les dénoncer il faut les énoncer et pour les énoncer il faut nommer les Blancs et les Non-blancs, moyennant quoi le Non-blanc qui veut se sortir de la discrimination raciste peut rapidement se retrouver qualifié de raciste antiblanc.
À ce premier sophisme vient s’en ajouter un second : pour se faire entendre il faut être fort et pour être fort il faut se regrouper, tant et si bien que des Noirs ou des Arabes qui se regroupent se font rapidement accuser de communautarisme, de préférence pour leurs semblables, de refus de se mélanger, bref de racisme, quand bien même les regroupements en question sont orientés vers la revendication d’un accès égal aux mêmes droits et aux mêmes espaces sociaux que les Blancs.
Ce paradoxe est bien sûr une histoire ancienne. Il me semble avoir lu quelque part, je ne me souviens plus où, qu’il y avait quelque chose de cet ordre chez les Athéniens de l’antiquité : nous sommes supérieurs aux autres cités car contrairement à elles, nous sommes démocrates, nous savons nous concevoir et nous traiter les uns les autres comme des égaux. Il y avait en tout cas cela dans la légitimation du système colonial : nous avons proclamé l’égalité et donc nous sommes supérieurs aux Africains qui, eux, oppriment leurs femmes et s’esclavagisent les uns et les autres.
De ce racisme républicain, l’une des expressions les plus marquantes a bien entendu été l’outrecuidant discours de Dakar de Nicolas Sarkozy. Ce sont bel et bien les principes du progressisme qui furent invoqués – la célébration du génie humain, la capacité à s’arracher au temps cyclique de la nature et de la tradition et à égaliser les conditions, notamment entre hommes et femmes. C’est bel et bien une matrice progressiste qui s’est retournée en son contraire en étant européanisée (« cette part d’Europe en vous » disait Sarkozy lorsqu’il évoquait le souci de la liberté et de l’égalité), tandis que l’Afrique était réduite de façon fort hégélienne au rang de « peuple sans histoire », vivant « l’éternel retour du même » au « rythme des saisons ».
Plus récemment, au début de cette année, Claude Guéant s’est situé dans le même registre lorsqu’il a déclaré – alors qu’il était encore, pour quelques semaines, ministre de l’Intérieur – que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Il s’est en effet défendu d’être raciste en deux temps – un moment antiraciste et un moment raciste. Le moment antiraciste de l’argumentation a consisté à dire : je ne fais que hiérarchiser des valeurs. Le respect d’autrui, l’égalité entre les hommes, et entre hommes et femmes, valent mieux que leur contraire, qui oserait le contester, et qu’y a-t-il là de raciste ? Le moment raciste, celui de la racialisation, est venu juste après, quand le ministre a précisé qu’il ne visait « que »… l’Islam !
L’incontournable philosophe médiatique Alain Finkielkraut, enfin, a produit une apologie savante, sophistiquée, digne de Pangloss, de ce propos ministériel : la plus haute intellectualité, expliqua-t-il au cours de son émission « Répliques » sur France Culture, implique la curiosité, le décentrement, l’autocritique, l’ouverture à l’autre – et donc notamment aux autres cultures – mais là encore, après ces prémisses parfaitement humanistes, progressistes, antiracistes, il a poursuivi son syllogisme par un pur et parfait processus d’essentialisation et de racialisation : « la civilisation occidentale », disait-il, a cultivé cette haute intellectualité (autrement dit : nous occidentaux sommes tous aussi ouverts d’esprits que Montaigne, aussi libertaires que Rabelais, aussi dreyfusards que Zola, aussi antisexistes que Beauvoir, aussi relativistes que Levi-Strauss) et seule cette civilisation occidentale l’a cultivée (autrement dit : les Africains et les musulmans sont tous aussi obscurantistes, antisémites et lapideurs de femmes que les plus fanatiques des fanatiques).
C’est dans cette double opération d’essentialisation à fronts renversés que se manifeste le racisme. Dans le même ordre d’idée, il est courant d’entendre que la France c’est la Résistance et que Vichy ce n’est pas la France – tandis que par ailleurs, Ben Laden c’est l’Islam, mais qu’un islam humaniste et respectueux d’autrui ne saurait être qu’un « Islam modéré » ! Il suffit par exemple qu’un attentat soit au nom de l’islam commis contre un journal pour que tous les commentateurs autorisés montent en généralité et évoquent un « problème de l’islam avec la liberté d’expression ».
La conclusion du syllogisme finkielkrautien s’impose dès lors comme une évidence : on peut bien dire, de manière non raciste, en se fondant bien au contraire sur des prémisses antiracistes, universalistes, humanistes, que l’Occident est une civilisation supérieure, et l’Islam une civilisation inférieure.
Finkielkraut a le mérite d’exprimer de manière parfaitement claire ce que j’appelle le paradoxe du racisme antiraciste – ou de l’antiracisme racialisé. Je n’extrapole pas : c’est lui-même qui dit, explicitement, qu’ « au moment même où nous affirmons qu’il n’y a pas d’inégalité entre les civilisations, nous sommes en train de manifester notre supériorité ». L’énoncé dit l’égalité des civilisations, mais l’énonciation dit leur inégalité – puisque, encore une fois, nous sommes les seuls à penser et à pratiquer l’égalité ! Je ne caricature donc pas lorsque je résume ainsi le propos : nous sommes antiracistes, donc supérieurs aux autres peuples qui sont racistes.
Ce paradoxe du racisme antiraciste est bien entendu rarement exprimé avec autant de candeur, de transparence et de radicalité que chez Finkielkraut, mais il me semble qu’il structure pour une grande part le discours et la perception générale des Noirs, des Arabes, des musulmans, et des Blancs par eux-mêmes, dans la France contemporaine. Comme Jourdain avec la prose, beaucoup font du Finkielkraut sans le savoir.
P.-S.
Ce texte constitue l’introduction d’une intervention à la rencontre annuelle de l’African Literature Association, qui s’est tenue les 11, 12, 13, 14 et 15 avril 2012 à la Southern Methodist University de Dallas (Etats-Unis), autour du thème des droits humains. Je tiens à remercier Hervé Tchumkam qui a contribué, par des discussions fructueuses, à en élaborer le contenu.
Notes
[1] Cf. Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010
Collé à partir de <http://lmsi.net/Racisme-au-pays-des-droits-de-l>