jeudi 1 novembre 2012
11:26
David Simon : “L’Amérique est une ploutocratie, l'argent nous dirige et a détruit notre identité”
Elections américaines | Observateur avisé de la vie américaine, l'écrivain et scénariste David Simon est l'auteur de la série “The Wire”. Puis de “Treme”, après l'ouragan Katrina. Pessimiste sur le système, mais confiant en l'énergie de ses concitoyens.
Le 27/10/2012 à 00h00
Propos recueillis par Laurent Rigoulet - Télérama n° 3276
David Simon. © Jérôme Bonnet pour Télérama
Au milieu des années 1980, David Simon, jeune journaliste de Baltimore (Maryland), collait aux basques des policiers qui sillonnaient les quartiers d'une ville à tel point ravagée par la misère, le crime et la drogue qu'on la surnommait Bodyland, Murdermore (« ville des cadavres, meurtres en hausse »). A la fin de ces sévères années d'initiation, on lui a proposé le quotidien plus serein et mieux rémunéré d'un poste de chef de bureau dans une banlieue résidentielle. Il a refusé. Et n'a jamais cessé d'avancer dans le labyrinthe toujours plus opaque, toujours plus sinistre d'une cité américaine effondrée, violente et corrompue dans laquelle il lisait « le déclin d'un empire ». En 1991, il en a tiré un livre (Baltimore, publié en France ces jours-ci), puis un autre (The Corner) et enfin une série télévisée, The Wire, qui, au fil de cinq saisons, s'est imposée comme une œuvre de référence sur l'Amérique d'aujourd'hui. Depuis 2008, il poursuit son exploration d'une société malade (mais énergique) dans Treme, série qui met en scène La Nouvelle-Orléans de l'après-Katrina.
Vous vous apprêtez à tourner la quatrième saison de Treme, dont l'action se déroulera au moment de l'arrivée de Barack Obama au pouvoir. Cette série sur La Nouvelle-Orléans est-elle pour vous une manière de brosser un portrait de l'Amérique d'aujourd'hui ?
Oui, nous avons commencé à écrire le feuilleton, en 2008, au moment de la crise des subprimes et de l'effondrement de Lehman Brothers, quand le pays a compris qu'il n'y avait plus de règles, plus de repères ni de garde-fous, quand le système économique et social, tel que nous l'avions connu, s'est désintégré. Du coup, ce dont les habitants de La Nouvelle-Orléans avaient fait l'expérience en 2005, avec l'ouragan Katrina, est apparu comme une métaphore nette et limpide de ce que vivait le reste de l'Amérique. Les questions qu'ils se posaient, par la force des choses, trouvaient un écho dans le pays entier : Sommes-nous entièrement livrés à nous-mêmes ? Formons-nous encore une communauté ?
A La Nouvelle-Orléans, c'est la violence de l'ouragan qui a tout mis au jour : le dysfonctionnement, et parfois la malveillance des institutions, la corruption généralisée du système politique, la brutalité du capitalisme de crise... Mais les Américains dans leur ensemble se sont retrouvés face à la même débâcle. Lors de la dernière décennie, ils se sont sentis floués et privés de tout contrôle sur leur propre destin. Une grande majorité de mes compatriotes se sent totalement coupée des centres de décision, qu'ils soient politiques ou économiques. Les habitants de La Nouvelle-Orléans ont ressenti ça les premiers, de manière particulièrement abrupte, mais ils ont réagi avec une énergie exceptionnelle. J'ai passé cinq ans dans cette ville, et ce que j'y ai observé était passionnant. Je ne suis pas du tout cocardier, mais je ne pense pas avoir de meilleure occasion, dans ma vie, de témoigner du patriotisme à l'œuvre. A l'échelle d'une ville certes, mais dans l'esprit d'une Amérique, celle du New Deal par exemple, où il semblait encore souhaitable de s'identifier à un idéal collectif.
En quoi La Nouvelle-Orléans vous a-t-elle redonné foi dans la force et la cohésion d'une ville américaine ?
Les cicatrices étaient incroyablement profondes après le désastre de Katrina et, malgré cette « expérience de mort imminente », les habitants de la ville ont trouvé des ressources insoupçonnées. Les autorités municipales étaient médiocres et inefficaces, l'éducation, la justice, la police étaient parmi les plus effroyables du pays, les aides gouvernementales et les programmes de reconstruction ont été gérés de la pire des manières, les programmes politiques ou économiques ont rarement fonctionné, mais ce qui a marché, c'est l'organisation des citoyens, au jour le jour, à petite échelle. Peu à peu, ils sont revenus dans leurs quartiers détruits, parce qu'ils ne voulaient pas vivre ailleurs et ils se sont cramponnés à leur sens de la communauté, à leurs traditions et à leur passé pour relancer la ville et recomposer son tissu social.
Treme. © 2009 Paul Schiraldi - HBO
De quelle manière ?
Ils se sont lassés d'attendre des solutions qui ne venaient pas, ils ont pris leur destin en main, ils ont relancé l'économie locale en prenant des initiatives, même si c'était souvent deux pas en avant, un pas en arrière. Ils se sont élevés contre le cynisme de certaines politiques. Quand des programmes d'aide escamotaient l'argent et décidaient de détruire des quartiers qui n'auraient pas dû l'être, des gens qui n'avaient aucune formation journalistique se sont mis à enquêter et à mettre en commun leurs découvertes sur des sites Internet ; ils traquaient les flux financiers, rassemblaient des documents jusqu'à pouvoir mener les responsables devant les tribunaux. Et quand l'élection d'Obama a permis enfin l'examen de certains cas que bloquait le ministre de la Justice de George W. Bush, ils ont pu déposer des plaintes contre la police de la ville pour les brutalités commises après l'ouragan – la mort de onze personnes sous les balles de la police notamment (1). Cette résistance n'est pas sans correspondance avec le mouvement Occupy Wall Street, dont l'élan est remarquable, mais auquel il manque un deuxième acte.
Pourquoi ne lui voyez-vous pas de « deuxième acte » ?
Parce qu'il se heurte tout simplement à la réalité du capitalisme dans notre pays. Occupy Wall Street exprime, avec une grande sincérité, l'attachement profond à l'esprit de réforme et au sens de la communauté qui ont toujours existé en Amérique, mais, au bout du compte, il ne touche pas sa cible. Le capital n'est pas assis dans un parc de Manhattan, il est occupé à percer, aussi vite que possible, les cercles du pouvoir pour peser sur les décisions politiques. Des flux d'argent sont dirigés vers nos élus pour préserver le statu quo afin qu'aucun changement ne soit envisagé.
Vous ne voyez pas dans ce mouvement contre Wall Street les germes d'une révolte ?
Je ne sais pas. Vous me demandez quelle marge il reste avant que la situation ne devienne explosive et je me sens tout à fait incapable de le deviner. A l'époque des affrontements meurtriers de Haymarket, pour la journée de huit heures, trois jours après le 1er mai 1886, ou, en 1905, quand le gouverneur de l'Ohio a été tué par une bombe après un conflit avec les mineurs, le pays n'était pas loin de voir les combats enflammer ses rues. Mais le gouvernement a réussi à imposer un arbitrage dont personne ne semblait sortir perdant, les profits ont été préservés et la classe ouvrière s'est vue élevée au rang d'une classe de consommateurs. Le pays a tenu sur cet équilibre pendant plus d'un siècle et les tensions qui existaient entre le patronat et les syndicats ont complètement disparu aujourd'hui. Que faut-il attendre pour que la colère éclate ? Que les gens soient expulsés de leurs maisons ? Que leurs enfants ne bénéficient plus du moindre soin ? Qu'il n'y ait plus d'essence dans les voitures ? Quand ils ont lancé des bombes à Haymarket, les ouvriers de Chicago avaient faim. La famine n'existe plus aujourd'hui. Mais nous marginalisons les pauvres de toutes les façons possibles, des gens dorment sous les ponts, meurent tous les jours parce qu'ils n'ont pas de sécurité sociale et, en même temps, nous sommes toujours plus forts pour fabriquer des milliardaires, et ceux-ci ont une grande aura dans le pays. Mitt Romney a sans doute raison quand il dit ne pas se soucier des 47 % d'Américains sans ressources qui ne voteront pas pour lui. Il sous-entend que les 53 % autres suffisent à son bonheur. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi cynique.
Dans The Wire, vous mettiez à nu les mécanismes d'un système corrompu. D'autres séries, comme Boss ou Boardwalk Empire, ont brossé, depuis, un portrait glaçant du monde politique américain. Avez-vous perdu toute confiance dans vos dirigeants ?
Le problème ne réside pas dans la nature de nos dirigeants. Il est tout à fait possible d'élire une personne de qualité, voire plusieurs, mais il est difficile d'en élire assez pour réduire leur vulnérabilité face aux forces de l'argent. C'est le système qui est malade. J'ai une opinion plutôt positive de Barack Obama. C'est une personne sensée. Il veut s'attaquer à certains problèmes fondamentaux de notre société. Il pense, par exemple, qu'un système d'assurance-maladie géré par l'Etat est une bonne chose pour la population américaine, pour son bien-être, pour sa force de travail. Mais dès qu'il s'attaque à cette question, 450 millions de dollars sont dépensés – en trois semaines – en publicité négative ou en lobbying par les opposants à cette réforme.
Le discours politique est totalement dévalué. Le problème ne vient pas des dirigeants, mais de nous. Pourquoi, après l'effondrement de Wall Street et le désastre des subprimes, continuons-nous de croire que le marché apporte les meilleures réponses ? Nous clamons haut et fort que nous sommes un modèle de démocratie, alors que nous sommes une véritable ploutocratie, l'argent nous dirige et a complètement détruit notre identité. J'ai 52 ans et, depuis que je suis entré dans l'âge adulte, le profit a été le mètre étalon d'à peu près toutes les décisions politiques prises dans ce pays. Ça fait longtemps que nous ne montrons plus au monde le meilleur de nous-mêmes.
Dans la troisième saison de Treme, qui commence ces jours-ci, vous décrivez une nouvelle forme de cupidité, celle que Naomi Klein qualifie de « capitalisme du désastre »...
Oui, je l'ai observé à l'échelle de la ville, où l'un des grands jeux consistait à s'enrichir sur les programmes de reconstruction sans apporter la moindre solution. Mais la même chose se produit partout dans le pays depuis la faillite de 2008 ou quand il s'agit d'investir sur les zones de guerre, en Irak par exemple, pour construire une autoroute qui ne sera jamais terminée. Plus le besoin est désespéré, plus l'effort est précipité, plus le désastre est significatif, plus grandes sont les opportunités de gagner de l'argent sans fournir autre chose qu'un service médiocre. Il n'y a pas d'ambition réelle de réaliser un progrès, juste une opportunité de glisser ses mains dans la poche du voisin.
Il n'y a qu'à voir l'exemple des prisons que j'ai pu observer, pendant des années, en racontant la guerre de la drogue à Baltimore dans The Wire, puis les affaires criminelles de La Nouvelle-Orléans. Les prisons américaines sont surpeuplées, le taux d'incarcération est plus élevé que dans n'importe quel autre pays, la situation est explosive. Que faisons-nous ? Nous en confions la gestion au secteur privé qui se fait fort d'améliorer la situation mais qui n'a aucun problème avec la surpopulation des prisons puisque l'incarcération devient un marché comme un autre. Les entreprises tranchent dans les dépenses, bien sûr, elles diminuent le nombre de gardiens, réduisent le confort, mais ça n'est pas tout. Pour augmenter leur rentabilité, elles réinvestissent immédiatement leur profit dans des campagnes de lobbying auprès des Etats pour faire passer des lois qui font grimper les besoins en prisons et visent, par exemple, les simples détenteurs de drogue ou les clandestins en attente de reconduite à la frontière. La proportion de criminels dangereux a fortement baissé, ils ne représentent plus que 7 % de la population carcérale, mais celle-ci a explosé. Quand j'ai commencé à suivre, en tant que jeune journaliste, les affaires criminelles de Baltimore au début des années 1980, il y avait moins de cinq cent mille prisonniers en Amérique. Il y en a plus de deux millions aujourd'hui !
Quand vous avez commencé l'écriture de Treme, vous vous posiez, à chaque page, la question : qu'est-ce qu'être américain ?
Et la question reste en suspens ! C'est un des enjeux principaux de cette élection. Accepterons-nous vraiment l'idée qu'il y a deux Amérique ? Celle où les grandes fortunes consolident leur pouvoir et celle où le pourcentage de jeunes Noirs vivant dans la misère est aussi important qu'avant 1968 ? Quelle société voulons-nous devenir ? Je suis d'une nature pessimiste, et The Wire faisait le portrait d'un empire en ruine, mais je dois dire que mon travail à La Nouvelle-Orléans m'a fait sentir parfois un grand potentiel dans l'idée même d'être américain. Tout ce qui fait la grandeur de cette ville est lié à notre mythologie du melting-pot, à la capacité d'une société à se réinventer en absorbant diverses cultures. A les mélanger pour créer quelque chose de neuf. Pour renaître, La Nouvelle-Orléans s'est appuyée sur sa culture, la musique notamment, mais elle n'en a pas fait un musée, les traditions changent et se transforment, des nouveaux groupes sociaux viennent enrichir le mélange sans que le passé se dérobe pour autant. La Nouvelle-Orléans est bien plus liée à son histoire que ne l'est l'Amérique en général.
The Wire. © Home Box Office (HBO)
Depuis vos débuts de journaliste à Baltimore, vous vous êtes essentiellement attaché à décrire l'Amérique des centres urbains.
On ne peut pas parler de notre société, et réfléchir à notre avenir, sans prendre en compte le fait que nous vivrons dans un pays toujours plus urbain. Pendant les campagnes électorales, on nous sert de manière insistante le refrain selon lequel le cœur de l'Amérique bat dans ses campagnes et dans les petites villes, que c'est là que résident ses vraies valeurs. C'est complètement bidon, le pays rural ne reviendra pas. L'enjeu du XXIe siècle sera notre capacité à vivre de plus en plus nombreux dans les centres urbains et à donner un sens à cette expansion. S'il s'agit juste de s'empiler les uns sur les autres jusqu'à l'écrasement, on aura fait le tour des ambitions humaines. Mais j'ai appris à croire, ces dernières années, que chercher à développer une ville et sa culture pouvait transformer l'esprit humain.
Où déménagerez-vous quand vous en aurez fini avec La Nouvelle-Orléans ?
Je ne sais pas ce que je vais faire. Le travail au long cours pour la télévision est harassant. Les séries que j'écris ont acquis une forte réputation un peu partout, mais elles n'ont jamais eu une forte audience au moment où elles étaient diffusées. Pour apporter une conclusion à Treme, je n'ai obtenu les moyens de tourner que cinq épisodes, soit une demi-saison. Je comprends tout à fait la logique commerciale qui préside à ces choix, mais je viens de l'écrit, où personne n'aurait l'idée de dire « Tu feras les derniers chapitres de ton roman si les premiers ont du succès. » J'ai plusieurs projets écrits, dont le scénario d'une histoire de la CIA, mais je ne sais pas si j'aurai le courage de l'entreprendre. A quoi servirait-il de se lancer dans une telle saga si on doit l'interrompre avant d'arriver à Ben Laden ?
David Simon en six dates
1960 Naissance à Washington DC.
1982 Journaliste au Baltimore Sun, jusqu'en 1995.
1993 Son premier livre, Homicide : a year on the killing streets (en français Baltimore), devient une série télé, Homicide.
2001 Premier épisode de The Wire pour HBO.
2008 Il scénarise la série Generation Kill sur la guerre en Irak.
2010 Diffusion de Treme, série TV sur La Nouvelle-Orléans de l'après-Katrina.
(1) Le ministère de la Justice américain a ouvert une enquête sur les agissements de la police de La Nouvelle-Orléans. Après l'ouragan Katrina, ordre avait été donné aux policiers de tirer sur les pilleurs pour « reprendre la ville ». Onze personnes ont été tuées.
Collé à partir de <http://www.telerama.fr/idees/david-simon-l-amerique-est-une-ploutocratie-l-argent-nous-dirige-et-a-detruit-notre-identite,88568.php>