Le 25 octobre 2012
copinage
Laurent Chemla
ON ACHÈVE BIEN LES DINOSAURES
Copinage,
incompréhension, contre-sens. Nos représentants
politiques sont les seuls à croire encore que le Web est
virtuel. Et si on donnait
un grand coup de ventilateur non virtuel à tout ça ?
C’est la chronique de Laurent Chemla.
Longtemps, j’ai mis sur le compte de l’incompréhension
– donc de la peur – l’étrange tendance
qu’ont les professionnels de la politique à intervenir
en permanence pour tenter de “réguler”,
“légiférer”, “contrôler”
les nouvelles technologies de l’information.
De mon point de vue de simple programmeur informatique, vouloir à
toutes forces modifier un logiciel parfaitement fonctionnel est
incompréhensible: si la règle “If it ain’t
broke, don’t fix it” était à l’origine
politique, elle a été largement reprise depuis par la
communauté des in-formaticiens flemmards dont je me réclame.
C’est donc tout naturellement que je pensais naïvement
qu’une telle volonté de vouloir “corriger”
le comportement d’un écosystème tout à
fait viable ne pouvait venir que d’une totale incompréhension
de son fonctionnement.
Comme toujours, j’avais tort.
L’excellent Stéphane
Bortzmeyer l’a rappelé cette an-née
lors du non
moins excellent “Pas sage en Seine” : qu’ils
le comprennent ou non, on s’en fout. Ils ne savent que rarement
comment ça marche, et pourquoi, mais ils savent que l’effet
produit sur la société n’est pas en adéquation
avec leur projet politique, et donc ils agissent de manière à
limiter ou à faire disparaître cet
effet. Un point c’est tout.
De leur point de vue, le “logiciel” Internet est un
virus qui modifie l’état d’une société
dont ils pensent être responsables, et – de gauche comme
de droite – ils se prennent pour l’antivirus qui va
éradiquer le méchant.
Le réseau permet au simple citoyen – pour la première
fois dans l’Histoire – d’exercer son droit à
la liberté d’expression “sans considérations
de frontières” ? On multipliera alors les
déclarations à l’emporte-pièce
: il est important de convaincre madame Michu qu’Inter-net,
c’est le mal
, pour que la
censure puisse s’installer un jour avec sa bénédiction.
La preuve, c’est que des pédophiles l’ont utilisé
pour regarder des photos, si si, alors on vote LOPPSI2 qui permettra
de filtrer tout ce qu’on veut. Na.
Internet
permet à d’autres qu’au seul personnel politique
d’avoir en temps réel les sondages “sortie des
urnes” des élections ? Surtout ne changeons rien à
la loi et rappelons ce que risquent nos médias nationaux si
jamais ils osent publier ce qu’on trouvera si facilement
au-delà de nos frontières. Si ça ne suffit pas,
on envahira la Suisse et la Belgique. Na.
L’abondance
des sources d’information rend à peu près caduque
la mission de “garantir la liberté de communication
audiovisuelle en France” du CSA ? Qu’à celà
ne tienne : on étudiera sa fusion avec l’ARCEP, au
mépris du principe de neutralité des opérateurs
consacrée par le 5e alinéa de l’article L31-1 du
Code des Postes et Communications. Qui contrôlerait ce qu’on
peut dire en public dans ce pays, sinon ?
Twitter
et les réseaux sociaux ont facilité les révolutions
du printemps arabe ? Fabuleux ! vite, demandons-lui de mettre en
place des
méthodes de censure géolocalisée
pour que nous puissions interdire la diffusion de ce que nos lois
interdisent (et tant pis si demain ces outils permettront à
des dictatures de garder la main-mise sur leur population). Na.
Bref.
Là comme ailleurs, je pourrais continuer longtemps à
dénoncer les idioties passées et à venir. Et
surtout à rappeler encore et toujours le clientélisme
qui semble inscrit dans les gènes de nos représentants
:
“Allô
François ? C’est Laurent.
Dis, y a une petite boite américaine, là, Gogole, qui
fait rien qu’à m’embêter à vouloir me
piquer ma publicité à moi que j’ai et qui me
donne envie de dire du bien de ton boulot ! Faut faire quelque
chose.”
“Ok,
je vais créer une taxe sur les liens !”
“Allô
Aurélie ? C’est Pascal.
Dis, y a des tarés libertaires qui croient qu’ils
peuvent échanger ma Culture à moi que j’ai –
sans payer la gabelle qui rend heureuses les célébrités
qui te soutiennent. Faut faire quelque chose.”
“D’accord,
je vais élargir la taxe sur les fournisseurs d’accès
pour financer ton business !”
ALLO
UI C INTERNET ET VOUS N’Y POUVEZ RIEN C LA MONDIALISATION.
Et
oui, messieurs mesdames : la disparition des frontières c’est
bon (mangez-en) pour les riches et les puissants, mais seulement si
le libre-échange ne concerne qu’eux. Quand le simple
citoyen s’y met aussi, alors là, rien ne va plus.
Imaginez qu’en plus ils expatrient leurs
données,
qu’ils utilisent des vPn pour se délocaliser là
où la législation permet l’activité
prohibée ici-bas, voire même, horreur, malheur, qu’ils
ne soient pas commerçants mais simplement partageurs !
Ces
choses là ne se font pas, monsieur. Ces choses là sont
réservées à nos élites, pas au bas
peuple. Quand trop de monde “optimise” sa fiscalité
en achetant ses dvd là où la taxe sur la copie privée
est moins délirante, quand trop de monde préfère
choisir le prix le moins cher pour ses achats, “sans
considérations de frontière” et sans passer par
les baronnies féodales de la nation, voire même –
comme
dans le ridicule
exemple
de Coursera –
quand chacun peut choisir où et quoi étudier, alors là
monsieur, alors là où va-t-on ?
Internet
a tendance à faire disparaître les intermédiaires,
dans tous les domaines. Dans l’entreprise, le mail a rem-placé
la chaîne hiérarchique et chacun peut s’adresser à
n’importe qui. Dans le commerce, le grossiste chinois a sa
propre boutique en ligne accessible à tous. Dans la Culture,
l’artiste peut diffuser directement ses oeuvres à son
public. Certains l’ont bien compris et ont construit un modèle
économique pour en tenir compte (Google n’est finalement
qu’un énorme filtre éditorial qui permet au
simple citoyen de faire le tri dans une information et une culture
d’abondance). D’autres le refusent, arc-boutés sur
des modèles qui les privilégiaient. Rien de plus
normal.
Ce
qui l’est moins (normal), c’est quand ce refus
d’ac-corder aux autres les privilèges dont on était
l’unique dépositaire atteint les combles du ridicule
dans lesquels baigne le législateur depuis quelques années.
Nos
grands groupes industriels du numérique sont dépassés
par encore plus gros et peinent à exister face aux Apple et
Amazon ? Finançons un “Cloud souverain” à
partir du grand emprunt ! Et tant pis si ça concurrence
quelques jeunes pousses locales, mieux adaptées au nouveau
monde : ce qui compte c’est d’agréer nos vieux
amis.
Nos
ayants droit ne gagnent plus autant qu’avant, noyés
qu’ils sont dans l’évolution des formats et de la
distribution des oeuvres ? Qu’à celà ne tienne :
créons une “taxe copie privée” (la plus
élevée d’Europe) pour les dédommager de
leur propre turpitude. Et tant pis si nos petits distributeurs locaux
font faillite face à la concurrence des vendeurs de support
étrangers, et tant pis si cette taxe est déclarée
illégale par Bruxelles. On s’arrangera : ce qui compte
c’est de protéger les représentants bien nourris
de nos artistes connus (et n’oublions pas que 25% de cette taxe
arrose les différents festivals de nos amis élus
locaux, ça compte les amis – au fait, ça
s’appelle comment quand de l’argent privé permet
d’acheter des passe-droit auprès de structure publiques
?).
Lex
Google
pour les nuls
Si
les éditeurs de presse français n’ont pas encore
déclaré
officiellement
la guerre à Google, le manège y res-semble. ...
Nos
patrons de Presse sont incapables de trouver un modèle
économique cohérent sur le Web ? Eh bien taxons le Web
pour les aider ! Si Google indexe leurs sites il doit les payer. S’il
ne les indexe pas alors c’est qu’il les censure. Dans
tous les cas il doit payer. Pour-quoi ? Parce que Google rend service
à la Presse mais qu’il en retire de l’argent :
c’est scandaleux. Personne ne gagne d’argent dans la
Presse dans ce pays, un point c’est tout. Et tant pis si la
Presse française finit par ne plus être indexée
et si elle disparaît du paysage numérique. Ce qui compte
c’est de montrer à nos amis éditorialistes
influents qu’on les aime.
La
liste est si longue des incohérences, taxes, législations
spécifiques, au cas par cas, en fonction des besoins, des
amitiés, de la puissance de tel ou tel lobby
que
je pourrais continuer comme ça sur des pages et des pages. Et
chaque nouvelle législature recommence, encore et encore, à
chercher un angle pour rétablir des frontières à
jamais disparues. Mais uniquement sur Internet, les frontières,
hein ? Pas sur nos routes, là ce serait nuisible au commerce
mondialisé qui a rendu tant de services à nos grands
groupes délocalisateurs fiscalement optimisés.
Comme
si Internet n’était pas le vrai monde, comme si le vrai
monde n’était pas Internet. Nos représentants
politiques sont les seuls à croire encore que le Web est
virtuel, que la loi commune ne s’y applique pas, qu’il y
faut une législation spéciale, des frontières
archaiques et une surveillance particulière.
N’importe
quoi.
La
loi doit être la même pour tous. Les taxes doivent être
cohérentes pour être acceptables. Imposer une TvA plus
élevée sur la Presse en ligne que sur la Presse papier,
par exemple, ne repose sur aucune justification. Punir davantage un
pédophile parce qu’il mate des gamins sur Internet
plutôt que dans un square est surréaliste (et pourtant
c’est le cas: CP227-23).
Bannir l’antisémitisme de Twitter mais le laisser
s’étaler dans la rue est affligeant. Et en ce qui
concerne nos finances, ce n’est pas mieux : Ovh prouve que le
cloud souverain n’est pas forcément un cloud financé
par l’Etat quand il
refuse
le
dictat d’Apple d’obéir aux lois américaines.
Inutile donc de favoriser la concurrence dans ce marché déjà
ultra-concurrentiel : c’est simplement contre-productif à
l’époque du redressement productif.
La
période est à la recherche de compétitivité
dans un marché mondialisé, mais dès qu’Internet
est impliqué on fait tout à l’envers. On finance
des baudruches en ignorant nos réussites, on protège
des modèles économiques dépassés au prix
des libertés publiques, on cherche à dresser des lignes
Maginot numériques tout en nous expliquant que dans le “vrai
monde” on ne peut pratiquement rien faire pour Gandrange, PSA,
Florange
et
Sanofi, et on se tire des balles fiscales dans le pied de la
croissance des nouvelles technologies.
On
fait n’importe quoi. On joue à contre-temps. Le
libéralisme a sans doute permis une croissance sans précédent
dans le commerce des biens physiques, mais la crise économique
montre qu’il y a atteint ses limites. Et plutôt que d’en
revenir, là où ce serait nécessaire, on voudrait
le bannir là où il démontre son utilité ?
Ces choix politiques sont dépassés, dépourvus de
toute cohérence, sans vision d’avenir, sans autre projet
que celui de favoriser ses amis. Tout le démontre.
Pitié,
pitié, achevez ces dinosaures délirants. Depuis la
chute de la comète Internet, ils souffrent trop.
Photo
par Matt
Carman [CC-byncsnd]
modifié par Ophelia Noor avec son aimable autorisation.
http://owni.fr/2012/10/25/on-acheve-bien-les-dinosaures/