jeudi 1 novembre 2012
11:26
Petits meurtres de liens entre amis : la presse, le ministère et Google News
Vous avez peut-être entendu parler des demandes d’une partie de la presse française vis-à-vis de Google, ainsi motivées :
1. Google News indexe les articles de presse
2. Google gagne de l’argent avec ces articles
3. La presse, en difficulté, a besoin d’argent au delà de ses aides, publicités et abonnements…
4. donc Google doit reverser à la presse française sa part « légitime »
(par la suite pour alléger je parle de “la presse”, mais il faut savoir que le lobbying en question se limite à quelques grands journaux parisiens liés au SPQN, ne mettons donc pas tout le monde dans le même panier)
Munie de cette argumentaire, la presse a donc proposé un projet de loi au ministère de la Culture et de la Communication, pour lui demander de légiférer dès que possible, ce à quoi il a commencé à s’employer. Le projet en question n’est pas public, mais sa première version a fuité grâce à Télérama. Au moment de cette fuite, on a appris qu’il ne s’agissait que d’un document de travail déjà périmé, la version à jour étant encore aujourd’hui tenue secrète et réservée à la presse et au ministère (P. Jannet sur twitter : “il avance, mais je prefererai parler avec Google avant …“)
Nous avons néanmoins eu droit à quelques détails sur les changements, qui révèlent la stratégie des lobbyistes. J’y reviens plus loin.
Le premier problème, c’est que l’argumentaire de la presse prend l’eau littéralement dans tous les sens :
1. Google News ne permet pas de lire les articles car il ne fournit que le titre et un début de phrase, il faut aller sur le site du journal qui a publié l’article ;
2. Google ne gagne pas d’argent avec cette activité : il n’y a aucune publicité sur Google News ; et Google ne gagne ni plus ni moins d’argent sur son moteur de recherche habituel avec la presse qu’avec les autres types de contenus indexés ;
3. Google fournit gratuitement ce service d’indexation et de recherche ;
4. C’est la presse elle-même qui gagne de l’argent avec ses articles, en général en publiant sur la même page des publicités ;
5. Mieux, Google attire des lecteurs sur les articles en question, permettant donc déjà à la presse de gagner plus d’argent qu’en l’absence d’indexation.
Bref, le ministère de la Culture a beau soutenir contre vents et marées, par construction de ses missions et par principe, les lobbyistes de la presse, il faut peut-être que l’argumentaire tienne la route, et à l’évidence ce n’est pas le cas.
La position de Google a été connue assez rapidement, et elle tombe sous le sens. Vous ne souhaitez pas que l’on vous indexe gratuitement ? Eh bien ce n’est pas grave, on va cesser de vous indexer, car nous ne souhaitons pas vous payer quoi que ce soit (cela a déjà été pratiqué avec les journaux belges dans des circonstances similaires ; ceux-ci ont tenu trois jours).
Nous avons aussitôt eu droit à quelques déclarations indignées, notamment de Laurent Joffrin du Nouvel Observateur, s’étranglant que Google ose menacer ainsi de « censure » la presse locale : non seulement Google devrait payer pour l’indexation, mais il devrait en plus en tant que service d’« ‘intérêt général » être obligé d’indexer, donc de payer. Le système parfait.
Les lobbyistes ayant vu venir la réponse de Google et sa logique implacable, l’argumentaire a été largement modifié. Je rermercie Philippe Jannet (consultant, directeur général de ePresse. fr, ex-PDG du Monde Interactif, ex-DG numérique des Echos, ex-Président du Geste) de me l’avoir signalé dans nos discussions sur Twitter. On peut lire chez Libération son article de samedi : “Oui, Google capte la valeur créée”. Cet article, à la différence de celui de Laurent Joffrin, a la franchise de reconnaître que tout cela n’est qu’une histoire de gros sous, et rien d’autre. C’est Philippe Jannet lui-même qui insiste sur le pivot crucial, sur Twitter : « j’ai mis moteur de recherche… Agrégateur c’est pas pareil », en réponse à quelqu’un qui lui demandait pourquoi cibler “Google” plutôt que “les agrégateurs”.
Google News ne vend pas de publicité et ne gagne donc pas d’argent ? Qu’à cela ne tienne, on va arrêter de parler de Google News et d’agrégateurs, on va maintenant parler de Google qui lui, à l’évidence, gagne beaucoup d’argent et pratique l’« optimisation » fiscale, ce qui justifie par avance une taxation, fût-elle au profit exclusif d’intérêt privés.
Le lien entre l’affichage sur Google News et la publicité vendue par Google Search est inexistant ? Aucune importance, on invente de toutes pièces une explication à base de « sémantique » de l’algorithme d’indexation, qui en extrayant automatiquement le sens des articles de la presse, permettrait à Google d’améliorer la qualité de la réponse (on ne sait pas comment), donc de générer plus de revenu (on ne sait pas comment non plus).
Mais c’est un gros mensonge car l’algorithme de Google, dont les grandes lignes sont bien connues, ne fonctionne pas du tout comme cela.
Second écueil passé sous silence au bénéfice de la rhétorique, les articles de presse n’ont pour un moteur de recherche ni plus ni moins d’intérêt que les pages « normales » du web. Mais ce fait est évidemment occulté, car il s’agit bien de demander une taxe au profit de la presse, pas une taxe générale sur les liens du web qui, pour le coup, n’aurait strictement aucune chance d’être votée, et a fortiori appliquée.
Bref, on ne sait trop comment Philippe Jannet arrive à la conclusion suivante, mais c’est celle qui l’intéresse et qui va tenir lieu de justification pour la suite du lobbying : « En clair, grâce aux contenus de la presse en ligne, Google améliore jour après jour son revenu. ».
Au total ce nouvel argumentaire ne tient en réalité pas plus la route que le précédent. Va-t-il sauver suffisamment les apparences pour convenir au ministère de la Culture ?
Mais sur le fond, le plus grave, c’est que la presse demande donc que soit établi à son bénéfice exclusif un précédent : « la mise en place d’un droit voisin » sur les liens du web. Autrement dit il y aurait les « bons » contenus bénéficiant de reversement de taxes parce qu’ils proviennent de professionnels encartés, et les « mauvais » contenus, tous les autres (on note à ce propos que la presse en ligne se bat depuis des années pour un alignement de ses droits avec ceux de la presse papier, considérée de facto comme plus « noble »). Même avec beaucoup d’optimisme, difficile d’imaginer comment cela pourrait être bénéfique pour quiconque.
Ce lundi, Eric Schmidt (président exécutif de Google) est reçu par la ministre, Aurélie Filippetti, après que le président Hollande ait déclaré dans le courant de la semaine dernière à des représentants de la presse que la loi demandée serait votée au plus tard en janvier 2013. Autrement dit, la conclusion est déjà écrite, et maintenant nous allons négocier.
Collé à partir de <http://signal.eu.org/blog/2012/10/29/petits-meurtres-de-liens-entre-amis-la-presse-le-ministere-et-google-news/>