L’Hebdo 29/10/2012 à 16hPeter W. Singer, l’homme qui murmurait à l’oreille des militaires américains
Patrick Vallelian | L'Hebdo
Cyberguerre, drones, privatisation des armées, usages militaires de l’imprimante 3D : rencontre avec Peter W. Singer, spécialiste du futur de la guerre.
Peter W. Singer en Virginie, en novembre 2010 (Miller Center/Flickr/CC)
(De Washington) Avec sa chemise un peu trop large, son costard légèrement trop grand, ses cheveux courts, son sourire en coin et sa cravate serrée, Peter W. Singer passerait en cette fin de mois d’août pour un universitaire fraîchement débarqué de sa campagne et perdu dans les couloirs de la Brookings Institution – l’un des think tanks les plus anciens à Washington DC et de ceux qui comptent dans la capitale américaine.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. L’homme n’a rien d’un débutant puisque, à 38 ans, il dirige depuis 2006 l’Institut de réflexion sur la défense du XXIe siècle de la Brookings. Mieux encore, il y a neuf ans, il fut le plus jeune chercheur à entrer dans la vénérable institution washingtonienne et, aujourd’hui, il est considéré aux Etats-Unis et plus largement dans le monde anglosaxon – étrangement, ses livres ne sont pas traduits en français – comme l’un des meilleurs spécialistes du futur de la guerre.
Redouté pour son indépendance d’esprit et parce qu’il aurait, dit-on, le talent rare de parler à l’oreille des militaires américains. Comme d’autres à celle des chevaux...
« Je ne fais jamais de concessions »
La comparaison le fait sourire, alors que cet auteur à succès, dont la plume noircit notamment les pages « opinion » du New York Times, ferme la porte de son petit bureau qui donne sur la très passante avenue de Massachusetts, au centre de la capitale américaine.
« Disons que je n’ai pas peur de donner mon avis. Et que cela intéresse nos militaires », souligne celui que le magazine Foreign Policy a classé dans la liste des 100 principaux penseurs [PDF] de notre temps :
« Mais je ne fais jamais de concessions. Ni aux politiques, ni aux militaires, ni aux milieux académiques. »
Un exemple ? Dernièrement, il a fusillé le rapport [PDF] sur l’avenir du complexe militaro-industriel américain de Stephen Fuller. Ce professeur d’économie de l’université George Mason, près de Washington DC, y expliquait que plus d’un million d’emplois sont menacés par les futures coupes de l’administration Obama dans le budget de la défense : quelque 500 milliards de dollars d’économie ces dix prochaines années dans un budget qui a englouti, rien qu’en 2011, 711 milliards de dollars.
Singer n’a alors fait qu’un bond sur sa chaise en lisant le document de Mason. « Je ne pouvais pas laisser passer de tels mensonges basés sur aucune analyse sérieuse, qui affirmaient sans preuve que l’Etat du Delaware allait perdre 65 emplois. Et pourquoi pas 35 ou 90 ? », lance Singer, qui a travaillé comme coordinateur dans la task force « politique de défense » du candidat Obama en 2008.
« Aucun journaliste n’a même osé questionner le travail de Fuller, pourtant payé par l’Association américaine de l’industrie aérospatiale (AIA) qui défend les intérêts des constructeurs d’avions de chasse et de drones notamment. »
Pourquoi un tel aveuglement ? Parce qu’il fallait à tout prix lancer un débat politique, même avec de faux chiffres et des informations fallacieuses. Que les médias sont des entreprises privées qui vivent de la publicité, notamment de l’armement. Et que, aux Etats-Unis comme ailleurs, qui paie commande, ironise le jeune chercheur.
« Plus libre qu’un journaliste »
« Corporate Warriors : The Rise of the Privatized Military Industry » de Peter W. Singer
Et lui, dont le poste dépend aussi de financements extérieurs ?
« A la Brookings, on est immunisé contre toute influence négative. Financière ou politique... C’est ce qui m’intéresse ici. Je me sens beaucoup plus libre qu’un journaliste. »
Et ça se sent dans le ton de ses trois livres. Ecrits avec talent, minutie et humour, ils sont critiques, ironiques, mais font mouche à chaque fois.
La raison en est simple : ils ont une longueur d’avance. Singer fut ainsi un des premiers chercheurs à se pencher sur la privatisation des armées et ses dérives (« Corporate Warriors : The Rise of the Privatized Military Industry », Cornell University Press, 2003).
A l’époque, personne ou presque ne parlait des Halliburton (premier fournisseur de l’armée américaine) ou Academi (ex-Blackwater, société militaire privée).
Résultat : l’ouvrage, tiré à l’origine à 500 exemplaires, a connu de nombreuses rééditions et traductions. Il a désormais passé la barre des 40 000 ventes.
Drones et autres robots
« Wired for War » de Peter W. Singer
Puis, ce fils d’un ancien officier de l’armée américaine, membre du JAG (Judge Advocate General’s Corps, soit la justice militaire américaine), s’est attaqué à l’épineux problème des enfants soldats (« Children at War », Pantheon, 2005) avant de s’atteler aux questions juridiques, techniques et politiques posées par les drones et autres robots sur le champ de bataille (« Wired for War », Penguin, 2009).
Et son prochain ouvrage ? « Je planche depuis plusieurs mois sur la cyberguerre. Une vraie spécialité américaine », plaisante-t-il. Vraiment ?
« Il est évident que nous sommes derrière le virus Stuxnet qui a attaqué les infrastructures nucléaires iraniennes. Mais là, je sèche encore. Je suis trop occupé depuis quelques mois par un projet lancé ce printemps en partenariat avec le département de la Défense. »
Son nom ? NeXTech, qui n’est autre qu’un espace de réflexion sur les nouvelles technologies de la guerre. Ainsi, Singer invite à des ateliers des experts militaires bien sûr, mais aussi des historiens, des chercheurs en sciences politiques, des scientifiques de tous domaines, des juristes, des patrons d’industrie ou des membres d’ONG. Leur objectif : identifier les technologies existantes qui feront faire un bond au monde comparable à celui provoqué par l’apparition des ordinateurs individuels dans les années 1980.
« Peu de monde avait compris ce que les PC allaient changer dans notre mode de vie. Ni l’armée, ni les groupes des droits humains. Il n’y a pas eu de réflexion. Nous avions une technologie, mais nous ne savions pas trop quoi en faire. Et je ne vous parle même pas de nos politiciens dont certains ne savent même pas utiliser un ordinateur ou un smartphone.
Avec NeXTech, nous voulons anticiper les changements à venir et réfléchir déjà aujourd’hui aux conséquences politiques ou légales de ces armes. »
Construire des armes à la maison
Et devinez quoi ? Au-delà de la robotique qui devrait aboutir à une miniaturisation à l’extrême des drones – vive les mouches tueuses –, de l’intelligence artificielle qui permettra aux armes de prendre seules des décisions, des lasers qui remplacent déjà les bombes, des armes biologiques comme les virus faits sur mesure, c’est l’impression 3D qui a retenu l’attention des futurologues de NeXTech.
« Grâce à cette technologie récente et en plein boom, nous pouvons déjà construire nos armes à la maison. Ce qui n’était plus possible depuis l’époque de Guillaume Tell. Des plans du fusil M16 sont déjà téléchargeables sur le Net. Cela pose des tas de questions sur le contrôle des armes aux frontières qui n’est plus possible. »
Les chaînes logistiques seront également bouleversées. Il ne sera par exemple plus nécessaire de passer par la case « usine » pour fabriquer des pièces de rechange pour les avions. Peter W. Singer note :
« Imaginez qu’un de vos F/A-18 tombe en panne sur un porte-avions perdu dans l’océan Pacifique. Aujourd’hui, il vous faudra des semaines pour fabriquer et acheminer la pièce en question. Cela vous coûtera des centaines de milliers de dollars alors que, avec l’impression 3D, c’est quasiment instantané. Un soldat sur le terrain pourra ainsi “imprimer” sa nouvelle arme ou un drone. Mais cela vaudra aussi pour les terroristes qui, du coup, seront plus difficilement contrôlables. »
Des applications médicales et humanitaires
Un peu « téléportation à la “Star Trek” » tout de même, cette affaire ? Pas plus que le sous-marin ou l’avion au début du XXe siècle. « A l’époque aussi, tous les spécialistes affirmaient que ces armes ne seraient jamais utilisables militairement. Et pourtant... », lâche Singer, qui a servi de consultant « militaire » pour le prochain « Call of Duty : Black Ops 2 », jeu vidéo qui emmènera les joueurs faire la guerre en 2025.
« L’armée US a déjà déployé en Afghanistan des laboratoires mobiles dotés d’impression 3D. »
Pour lui, cette nouvelle techologie va modifier profondément notre manière de consommer. « Nous reviendrons à une production de proximité. » Elle pourra aussi être utilisée sur le terrain humanitaire, imagine le futurologue :
« C’est une réponse possible à une situation de catastrophe après un tremblement de terre, lorsque les routes et les infrastructures sont détruites. Cela prend des semaines, des mois à remettre en état. Au lieu d’envoyer du matériel sur place, il suffira de l’imprimer. En peu de temps, on peut fournir des outils, des pièces pour réparer les réseaux électriques ou télécoms... On divise massivement le temps de reconstruction. »
Et on ne parle même pas des applications médicales. Il est déjà possible aujourd’hui de répliquer à l’identique des fémurs, des articulations du genou ou des mâchoires. Copier un cœur ou des poumons ne serait plus qu’une question de temps...
Dettes et sécurité nationale
Mais revenons sur le champ de bataille... et les défis de l’armée américaine, qui restera encore de nombreuses années le gendarme du monde, prévoit le directeur de l’Institut de la défense du XXIe siècle à la Brookings :
« Nous avons 16 000 milliards de dollars de dettes. L’enjeu de notre sécurité est là. Ce n’est pas jouable à long terme. Il faudra économiser. Revoir notre rôle dans le monde. »
Des militaires américains écoutent un discours d’Obama à Fort Stewart, le 27 avril 2012 (David Goldman/AP/SIPA)
Bien sûr, les Etats-Unis devront aussi se frotter à terme à une Chine en pleine expansion militaire – et ce n’est pas le Japon, qui s’oppose à Pékin pour le contrôle des îles Senkaku/Diaoyu, qui dira le contraire. Peter W. Singer admet :
« C’est un vrai souci. D’autant que les USA et la Chine se regardent en chiens de faïence depuis quelques années. Une guerre n’est pas inévitable. Mais la course actuelle aux armements et une mauvaise estimation de la conjoncture pourraient aboutir à la même situation explosive qu’avant la Première Guerre mondiale. »
Des questions que Singer aimerait voir aborder lors de la campagne présidentielle actuelle. Or, rien n’est dit ou presque au sujet du futur de la sécurité américaine « alors que nous sommes en guerre depuis douze ans... », s’énerve-t-il presque.
« Des robots ont remplacé les ouvriers »
Autres sujets absents : l’indépendance énergétique ou l’état de l’économie américaine qui traverse une restructuration « historique » :
« Etonnamment, nos entreprises créent plus de richesse qu’il y a dix ans. Elles sont plus puissantes, plus solides aussi. Or dans le même temps, elles n’arrivent plus à créer des emplois, notamment de bas niveau et le chômage augmente. »
Pourquoi ?
« Simplement parce que des robots ont remplacé les ouvriers. Prenez l’exemple de nos usines d’automobiles qui étaient en faillite en 2009. Aujourd’hui, grâce notamment à l’intervention de l’administration Obama, elles vendent plus de véhicules qu’avant cette grave crise. Or, Detroit [le berceau de l’automobile américaine, ndlr] ne sera plus jamais Detroit. Les emplois perdus ne seront plus recréés. »
L’école, pas la guerre
Au total, sept millions de postes peu ou pas qualifiés ont disparu ces dernières années aux Etats-Unis, estime Peter W. Singer, qui ne voit qu’une seule solution pour inverser la tendance : renforcer l’éducation qui ne devrait pas être un business, mais un droit.
« L’accès aux universités ruine nos jeunes. Après leurs études, ils doivent rembourser plusieurs dizaines de milliers de dollars. Un non-sens si on pense que la formation a toujours été la force de frappe des Etat-Unis. »
Encore un point qui n’est pas débattu au cours de cette campagne décevante, entre un Obama très – trop – défensif et un Romney « souvent malhonnête intellectuellement », regrette le directeur de l’Institut de réflexion sur la défense du XXIe siècle de la Brookings.
« Au lieu d’envoyer les Américains à la guerre, il faut les envoyer à l’école se former. »
Car c’est à l’école que le futur d’un pays se façonne, estime Singer. Pas sur les champs de bataille.
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