D


AMOCLÈS


La lettre


Observatoire des armements / CDRPC

L

a seconde guerre en Irak n’est évidemment pas sortie du néant ;
elle a été jouée d’avance. Et les logiciels qui l’ont simulée sont les produits d’une conjonction d’intérêts entre universitaires, industrie du loisir
et le Pentagone aux ramifications aussi improbables que souterraines.

Avec un certain retard, l’armée française vient de saisir le filon et commence également à recourir aux simulateurs — qui nous en disent long sur le type de conflits à venir.

En avril 2000, le ministre du commerce japonais a limité l’exportation de la console de Sony, la Playstation 2, parce que le logiciel puissant qui lui était intégré pouvait aisément être adapté en système de guidage de missiles par des terroristes situés, par exemple, sur le sol de la Corée du Nord1. Le fait a beau être éloquent, il ne révèle que la face émergée de l’iceberg. Ce n’est pas d’hier que la technologie des jeux vidéo, émanation d’une industrie pesant
25 milliards de dollars par an, est soluble dans l’univers kaki. Pourtant,
le phénomène demeure compliqué à analyser. La faute en est à ses multiples facettes impliquant une pléiade d’acteurs pas toujours faciles à identifier. Une chose est sûre, le lien entre les jeux vidéo et l’armée s’inscrit dans l’histoire même de ce média.

Il mériterait d’être connu de tous,
dans la mesure où il prend une de ses dimensions majeures dans les foyers, sur nos téléviseurs et écrans d’ordinateur, et que son existence dépend en partie du consentement du consommateur.


Comment les armées se sont emparées des jeux vidéo

TONY FORTIN

L

es jeux vidéo sont nés au sein du complexe militaro-industriel américain en pleine guerre froide et dans le contexte de la course à l’espace avec l’URSS. Apparu en 1962, Spacewar, le premier jeu vidéo simulant un combat spatial contre des astéroïdes sert avant tout à mesurer la puissance de calcul des ordinateurs. Mais c’est en 1986, en pleine vague de popularisation des jeux vidéo, que l’armée américaine se met réellement à utiliser les jeux vidéo pour entraîner ses troupes. Un produit en particulier attire son attention : Battlezone, une simulation de tank vectorielle sur borne arcade. La création d’Ed Rotberg est aujourd’hui considérée comme le premier « Serious Game », c’est-à-dire des applications logicielles sous forme de jeux vidéo qui se destinent à des entreprises, administrations publiques et ont pour vocation de former plutôt que de divertir.

Avant Battlezone, les simulateurs propres à l’armée se présentaient sous des formes particulièrement onéreuses (de 18 à 35 millions de dollars). Ils se réduisaient d’ailleurs à certaines tâches bien spécifiques comme faire revenir à quai une capsule spatiale ou faire atterrir un chasseur sur un porte-avions, et ne pouvaient accueillir qu’un seul individu 2. Aussi, l’intérêt était de faire passer l’entraînement virtuel à toutes les tâches et à un niveau collectif en le généralisant. Pour ce faire, le secteur
militaire s’est très rapidement intéressé
aux jeux vidéo et la réciproque est
valable également. La Darpa (Defense
Advanced Research Project Agency),
une agence gouvernementale dédiée
aux nouvelles technologies, saisit rapidement l’intérêt des jeux vidéo comme
support à l’entraînement des troupes et
institue en 1982 le concept de Simnet
(SIMulator NETworking project), qui


S O M M A I R E




Dossier spécial

4 En France, introduction récente des Serious Games militaires

8 Comment l’Institute for Creative Technologies a préparé la guerre contre le terrorisme

8 Notes de lecture

n° 127/2-2009 • 2,5 [Euro.069]


1) Stephen Kline, Nick Dyer-Whiteford, Greig
de Peuter,
Digital Play: The Interaction of Technology, Culture, and Marketing, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 2003, p. 179.


2) Tim Lenoir, Henry Lowood Theaters of War: the Military-Entertainment Complex, Schramm, Helmar, Schwarte, Ludger, Lazardzig, Jan editors, Berlin -Walter de Gruyter, New York, 2005, p. 27.

R epères



recouvre un réseau de simulateurs servant à expérimenter des tactiques, tester de nouvelles armes… afin de diminuer le risque d’aléas sur le terrain. Dans ce cadre, le département de la Défense conçoit des simulateurs comme Close Combat: Tactical Trainer, reproduisant les combats de l’infanterie et des véhicules de combat avec une gestion assez précise des systèmes d’armement, Battle Force Tactical Training, système d’entraînement tactique prenant en compte différentes échelles de combat ou Joint Tactical Combat Training, simulateur des forces navales et aériennes avec interaction en temps réel et détection des cibles par capteurs. Ces simulateurs, munis de leur propre moteur graphique 3D, parviennent à restituer un combat, de l’échelon de l’escouade jusqu’à celui de la compagnie avec prise en compte des véhicules, de l’artillerie, de la logistique, du système de commandement. Certains sortent d’ailleurs dans le commerce : c’est le cas de Tank, simulateur de char, édité par la société Spectrum Holobyte qui va paraître en 1991 sur PC.

Il va de soi que l’emploi de ces simulateurs est encouragé par les bouleversements durables rencontrés par la géopolitique mondiale. Il s’agit pour l’armée américaine d’imaginer des scénarios de conflit non seulement dans les régions qui lui sont traditionnelles (URSS, Moyen-Orient) mais aussi partout dans le monde. En outre, le département de la Défense souhaite la prise en compte d’un large éventail de missions (lutte contre la drogue, maintien de la paix) incluant les nouvelles menaces et les opérations de coopération internationale. Parallèlement, le coût des ordinateurs a beaucoup diminué, rendant possible une systématisation de la présence des simulateurs dans les centres d’entraînement.

Plus tard, c’est par Stricom (Army’s Simulation TRaining and Instrumentation COMmand), exécutif de la Défense en charge des simulateurs, que l’armée se convainc de recourir à la technologie civile. Stricom noue des partenariats avec Lockheed Martin et le Science Applications International Corporation (SAIC) de


San Diego. En 1995, Lockheed Martin est à l’origine de Real 3D localisé à Orlando en Floride, où siège également Stricom — et les plus gros contrats militaires (Anteon, Boeing, CAE Systems Flight & Simulation training… — qui fournit une technologie graphique 3D de haut niveau à l’armée tout en offrant aux professionnels du monde civil des puces d’accélération graphique pour les ordinateurs fonctionnant sous Windows NT. En 1997, la start-up prend son indépendance ; une partie de ses parts est rachetée par Intel et elle s’en tient au rôle de pivot en achetant la technologie 3D des jeux vidéo à des entreprises comme Sega pour la fournir ensuite aux chercheurs liés à STRICOM.




Une intense campagne de lobbying

Toutefois, dès la fin des années 1990, la progression structurelle des dépenses en recherche et développement incite l’armée à se tourner plus franchement vers la recherche civile. Une perspective qui séduit un certain nombre de chercheurs au premier rang desquels le pro-fesseur Michael Zyda, un technologue spécialisé dans les environnements virtuels, alors enseignant à l’École navale supérieure et membre du Conseil de recherche national. Dans le rapport de l’institution intitulé « Modeling and Simulation: Linking Entertainment and Defense » dont il est le rédacteur, il met en avant l’idée que la technologie de simulation de l’armée est surpassée par celle développée dans le commerce et qu’il importe en conséquence que le département de la Défense travaille avec l’industrie des jeux vidéo dans le but de déclencher une nouvelle dynamique de recherche. Quatre objectifs spécifiques doivent présider cette alliance : la conception de mondes photo-réalistes, d’environnements multi-joueurs, la mise au point de standards d’interopérabilité et des bots intelli-gents (soldats virtuels gérés par l’ordinateur).




EN DIRECT DE L’OBSERVATOIRE DES TRANSFERTS DARMEMENTS



En période trouble, l’armée française donne à s’amuser

A

lors que les forces françaises dépêchées en Afghanistan rencontrent des difficultés,

on peut s’interroger sur la sortie au même moment d’une série de « mini-jeux » en flash sur le site Internet de l’armée de terre 1. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les opérations militaires y sont dédramatisées. Dans cet inventaire à la Prévert de solutions létales, on repérera tantôt un grossier simula-

teur de mortier pour sensibiliser au bon « jaugeage » du tir, ou un simulateur de Famas où l’on abat des cibles ennemies en usant de toute l’adresse et parcimonie nécessaires à la chose. Encore moins réaliste, un jeu de déminage dont les connaisseurs reconnaîtront l’étonnante influence : le jeu d’Arcade Atomic Bomberman. Quant au jeu de camouflage, il se passe de com-mentaire… Heureusement, au

milieu de ce défouloir, des points nous sont enlevés dès qu’on canarde les forces de secours. Le tout est très cartoon et montre que si l’armée française a l’intention d’aller chercher par ce moyen-là de jeunes recrues, elle s’y emploie avec un humour bien involontaire…

T. F.


1) http://www.defense.gouv.fr/terre/ mediatheque/ludotheque/.




2 Damoclès n° 127 • 2-2009

Dans ce rapport de 200 pages, l’auteur explique que « l’idée de lier les efforts de recherche du département de la Défense et de l’industrie du divertissement, n’est pas aussi tirée par les cheveux qu’elle en a l’air de prime abord. Les connexions entre les deux communautés remontent à des décennies et ont pris de nombreuses formes, allant du par-tage des produits, du partage de technologies, au partage de l’industrie du divertissement et du personnel. L’industrie du divertissement repose désormais sur un fondement tech-nologique mis en place par de grandes quantités de recherches et d’infrastructures financées par le gouvernement, y compris les systèmes informatiques avancés, l’info-graphie, et Internet. Dans le domaine de l’infographie, par exemple, au début, le financement du département de la Défense a permis le développement du Geometry Engine en 1979 (nb : puce intégrant le calcul de projection de la 3D à la 2D). Cette technologie a depuis été incorporée dans un certain nombre de dispositifs de jeu, telle que la nouvelle machine Nintendo 64. De même, le début de progrès dans la mise en réseau à la fin des années 1950 et 1960 a jeté les bases de l’Arpanet qui a évolué en Internet et est aujourd’hui devenu le fondement de la croissance de l’industrie des jeux en réseau. Comme ces exemples le montrent, vingt ans ou plus passent avant que le département de la Défense produise une nouvelle technologie qui est incorporée dans un nouveau produit 3 ».

Dans le chapitre « Connexions entre défense et diver-tissement », il identifie les besoins de l’armée de manière très pragmatique : « Peter Bonanni, de la Virginia Air National Guard, par exemple, a travaillé en collaboration avec Spectrum Holobyte pour modifier le simulateur de vol Falcon 4.0, jeu destiné à la formation militaire. Les pres-sions budgétaires et les déploiements dans le monde entier ont affecté certains segments de l’armée qui ont fait face à de véritables insuffisances dans la formation pour la premiè-re fois depuis des décennies. Le service actif et les escadrons de réserve de l’US Air Force, par exemple, ont connu une diminution des sorties lors des formations s’élevant jusqu’à 25 %, une conséquence directe des déploiements lors des opérations de contingence en Irak et en Bosnie. Depuis que la formation réaliste de pilotage est impossible sur la plu-part de ces missions, les simulateurs fournissent la seule alternative de formation réaliste. »

Michael Zyda en appelle très rapidement à une collaboration hybride : « Pour la plupart des gens, le département de la Défense et l’industrie du divertissement apparaissent comme deux cultures différentes, avec des langues différentes et des communautés séparées de chercheurs et de managers. Peu de possibilités existent de promouvoir les échanges d’informations entre les deux communautés. Celles qui existent — pour la plupart des efforts du gouvernement pour promouvoir la commercialisation des technologies développées par les laboratoires fédéraux — ont été relativement infructueuses pour créer des ponts avec l’industrie du divertissement. Les participants à l’atelier ont suggéré que des mécanismes supplémentaires sont néces-

saires pour promouvoir les échanges d’information sur la technologie de modélisation et de simulation qui bénéficieraient à la fois au département de la Défense et à l’industrie du divertissement, même s’ils ne font rien de plus que de déterminer les problèmes qui ont déjà été résolus. Ces mécanismes pourraient prendre la forme d’accords de collaboration formelle entre les entreprises de divertissement et le département de la Défense, d’efforts déployés par les entreprises pour fournir la technologie de modélisation et de simulation pour les deux communautés, ou d’efforts conjoints de recherche dont un centre de recherche universitaire serait l’intermédiaire 4. » C’est cette dernière idée qui intéresse particulièrement le chercheur ; il adresse en ce sens une proposition au département de la Défense… Il faut noter qu’un peu plus tôt avant la rédaction de ce rapport, en octobre 1996, il organisait une conférence au Conseil de recherche national sur la convergence entre industrie du divertissement et secteur de la défense. Avec à ses côtés un certain Richard Lindheim…

Richard Lindheim est un exécutif de la Paramount. Il étudie lui aussi la façon dont l’industrie du divertissement peut être utile au secteur de la défense. Avec son directeur Alex Singer, directeur de la série Star Trek: The Next Generation il conçoit le moteur StoryEngine qui combine des scénarios, un moteur graphique et du matériel audio-visuel 5. Singer présente le projet au Pentagone en prétendant que des exercices de simulation impliquant des personnages en 3D intégrés dans des scénarios complexes pourraient servir à mieux prévoir les crises du futur. Du côté d’Hollywood, Lindheim a bien été entendu. L’institution militaire intéressée finance son projet à hauteur de 800 000 dollars. Les scénarios sont écrits par Larry Tuch, un des scénaristes de Columbo et créateur du jeu à succès Où est passé Carmen Sandiego ? Il imagine plusieurs scénarios de crise se passant en 2008, tels une sécheresse au Mexique qui provoque un afflux massif de réfugiés au sud-ouest des États-Unis, des attentats à la voiture piégée devant les ambassades américaines situées à Tokyo ou en Russie ou bien des tensions croissantes entre l’Otan et la Russie.




L’Institute for Creative Technologies, maillon principal d’un ensemble d’alliances stratégiques

Les enseignements du rapport de Michael Zyda ne sont pas restés lettre morte. Sa proposition de fonder un centre de recherche universitaire est retenue par l’armée américaine qui investit 45 millions de dollars dans la création de l’Institute for Creative Technologies (ICT), lié à l’Université de Californie du sud en 1999. Le but de cet institut est de réunir expertise, ressources financières et technologies liées à la réalité virtuelle pour concevoir des




4) Michael Zyda, op. cit., p. 24.

5) John Lippman, « As Hollywood casts about for a war role, virtual reality is star », The Wall Street journal, November 9, 2001, http://www.lubbockonline.com/stories/110901/upd_075-4804.shtml/.


3) Michael Zyda, Modeling and Simulation: Linking Entertainment and Defense, Michael Zyda and Jerry Sheehan, National Academy Press, 1997, p. 23.



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simulations militaires. C’est pourquoi il réunit des chercheurs, des artistes d’Hollywood dont de nombreuses personnes associées au projet StoryEngine et l’armée. À titre d’exemple, le directeur exécutif de l’ICT est à cette époque Richard Lindheim. Parmi d’autres noms connus on trouve Randall Kleiser, directeur des films Grease et Blue Lagoon, John Milius, scénariste d’Apocalypse Now et Ron Cobb, ingénieur de production de Star Wars, d’Alien et de Retour vers le futur. La production la plus renommée de cet Institut est Full Spectrum Warrior, adapté dans le commerce par Pandemic studios et distribué sur la console X-Box. Notons que Pandemic studios qui était jusqu’il y a peu de temps un des rares gros studios « indépendants » a été financé par Elevation Partners, un groupe d’investisseurs incluant Bono de U2, avant d’avoir été racheté cette année par le géant Electronic Arts. Cette collaboration avec le civil est profitable à l’armée puisque la sortie du jeu dans le commerce lui a permis de payer le jeu en deçà de ses coûts de production, la commercialisation d’une version sur PC suggérant même qu’il se serait révélé en fait totalement gratuit 6.

L’ICT a par la suite développé d’autres logiciels à partir du moteur de Full Spectrum Warrior, Virtual Iraq Post Traumatic Stress Disorder Application, un logiciel censé traiter les blessures traumatiques d’anciens soldats américains envoyés en Irak — et qui leur est proposé par le ministère américain — ainsi que Mission Rehearsal Program, logiciel autour des interactions avec les civils irakiens.

Peu satisfait de la manière dont l’ICT a évolué (notamment dans son rapprochement avec l’industrie hollywoodienne), Zyda l’a quitté à la fin de l’année 2000 pour fonder ensuite un autre institut : le Moves (MOdeling, Virtual Environments & Simulation) lié à l’École navale supérieure de Monterey qu’il a quittée il y a cinq ans 7. Le Moves a été à l’origine d’America’s Army, jeu multi-joueur destiné à recruter des joueurs qui a certes été conçu par des militaires (l’École navale supérieure de Monterey) mais avec la collaboration « active » de l’industrie du multimédia : Epic Games (studio de développement de jeux vidéo), Nvidia (fabricant de cartes graphiques), THX Division of Lucasfilm Ltd, Dolby Laboratories, Lucasfilm Skywalker Sound (industrie du cinéma) HomeLAN, et GameSpy Industries (serveurs de jeux en réseau) 8.

À la fin des années 1990, la synergie entre le Pentagone et l’industrie des jeux vidéo s’est aussi développée à travers des sociétés privées. Des entreprises comme Mäk technologies ou Acron Capability Engineering spécialisées dans la technologie de simulation 3D deviennent des intermédiaires importants dans le développement de cette synergie. Des jeux comme Rainbow Six, Delta Force ou Spearhead vendus dans le commerce sont les fruits de ce type de collaboration.


Récemment, ce n’est pas un hasard si Lockheed Martin a fait l’acquisition de 3D Solve, spécialisé dans les plates-formes de développement de visualisation en 2D et 3D. Une tendance renforcée en France par le rachat de Virtools, un outil majeur dans la conception d’applications 3D interactives par Dassault Systems en 2005. Ce montage confirme l’expansion de ce que James Der Derian désignait en 2001 comme le « Military-Industrial-Media-Entertainment NETwork » (Mimenet) dans Virtuous war (Westview Press), concept caractérisant la dernière forme du « complexe militaro-industriel américain 9 » mêlant industrie du divertissement, des communications et secteur militaire.




En France, introduction récente des Serious Games militaires

En France, la société Ubisoft édite un grand nombre de jeux de guerre dont les simulations anti-terroristes les plus « néoconservatrices » qui soient : les Splinter Cell, Ghost Recon inspirées des romans du républicain Tom Clancy. D’ailleurs, la firme française, forte d’un gros contrat avec le Pentagone, va bientôt porter sur la console de jeu X-Box 360 une nouvelle version d’America’s Army, l’outil de recrutement de l’armée américaine développé par le Moves.

Mais c’est très récemment en 2005 que l’armée française s’est décidée à puiser dans ce « trésor de guerre » en choisissant Ghost Recon Advanced Warfighter (GRAW) baptisée Instinct pour entraîner ses troupes. Là encore, ce n’est pas seulement une transaction mais réellement une synergie qui s’établit alors entre l’armée et l’éditeur du jeu Ubisoft puisque la première fournit au second une expertise militaire afin d’améliorer le réalisme de la simulation dans l’optique d’une future version commercialisée. Le jeu a été introduit au sein de l’armée française par la Direction des études et de la prospective (DEP) de l’infanterie et fut modifié par Stéphane Urbinati alors caporal-chef pour répondre à des besoins spécifiques. Les armes ont été retravaillées ainsi que l’habillement, l’armement, les personnages, les véhicules, la modélisation des terrains, la balistique… De nouvelles cartes et un paramètre de fatigue ont également été intégrés. Mais alors que l’outil a été présenté par certains articles de presse et le journal de l’armée de terre comme le résultat d’un « coup de génie » de la part du « gamer militaire », il s’avère surtout que le projet a été désiré et financé par l’état-major militaire (la DEP) puis supervisé par sa hiérarchie Philippe Martin, ingénieur d’études et de fabrication en charge de la simulation dans l’infanterie qui en a d’ailleurs fait la promotion lors du sommet consacré aux Serious Games à Lyon en 2006. Par la suite, Stéphane Urbinati fut muté au sein de la DEP avant de quitter l’armée en 2006 pour fonder sa propre

6) Postcard From SGS 2005: « Inside The Institute for Creative Technologies », Gamasutra, November 2, 2005. http://www.gamasutra.com/features/20051102/carless_01.shtml/.

7) Cf. sa biographie : http://gamepipe.usc.edu/~zyda/index.html/.

8) Justin Beck, « the message is the game or is it? », Encyclopedia: U.S. Army, 2003, http://www.minitrue.nl/essays/nmnc-aa/justin.html/.


9) Une expression dont l’origine remonte au célèbre discours de fin de mandat du président Eisenhower (17 janvier 1961).



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société Script’Games 10 spécialisée dans les Serious Games militaires. Script’Games fournit à l’heure actuelle trois types de produits : Instinct (INSTruction de l’INfanterie au Commandement et à la Tactique) dédié à l’apprentissage des fondamentaux tactiques de l’infanterie, IPCA (Interface Personnalisable aux Choix de l’Arme), module d’aide répondant à des « besoins spécifiques » et Bellum, simulateur d’entraînement complet en milieu urbain (combat et maintien de l’ordre). L’existence de cette société est intéressante car elle contribue à institutionnaliser la collaboration entre l’armée française et l’industrie des jeux vidéo. Script’Games a d’ailleurs réussi à imposer ses trois produits à l’armée cambodgienne et prospecte actuellement l’Italie, l’Espagne et la Thaïlande…

Dans l’Hexagone, on devait compter jusqu’à une période récente sur une autre société, Kynogon qui a notamment pour clients Dassault, EADS ou British Aerospace System. Son produit-phare Kynapse est un moteur d’intelligence artificielle qui permet précisément de concevoir un large éventail de simulations militaires (entraînement, opérations de maintien de la paix, combats de rue, simulateurs de conduite de véhicules militaires télécommandés, systèmes de missile…). En 2007, Kynogon opère un rapprochement avec la fameuse société Mäk Technologies pour sortir B-HAVE (Brains for Human Activities in Virtual Environments), un logiciel qui permet une navigation intelligente au sein d’environnements urbains complexes. En février 2008, la société a été rachetée par l’américain Autodesk. Et apparemment, la notoriété de Kynapse auprès de grands développeurs de jeux « à succès » (Fable 2, Le Seigneur des Anneaux Online: Les ombres d’Angmar…) n’est pas la seule raison qui a motivé la transaction : « L’innovation technologique dans le domaine des jeux vidéo est bénéfique pour d’autres applications de simulation en temps réel. Outre le développement des jeux, les produits Kynogon sont utilisés pour les simulations de défense et de sécurité, telles que la planification de missions et les opérations militaires en zone urbaine 11. »




Captation de la technologie et de la culture vidéo-ludique

Stéphane Urbinati défend dans le journal Le Monde l’idée que « les jeux destinés aux armées différent sensiblement des jeux vidéo classiques 12 » sous-entendant l’idée qu’il serait malvenu de penser que les joueurs des versions commerciales s’entraînent à la guerre ou que les militaires se forment en jouant aux jeux vidéo. Pourtant, les différences entre les deux types de supports sont

moins nettes que jamais… L’armée française organise elle-même des jeux en réseau avec des joueurs au sein de l’École d’application d’infanterie dans le but de susciter des vocations. Une initiative qui rejoint celle de l’armée américaine avec America’s Army un jeu en ligne multi-joueur distribué dès 2002 qui a su conquérir près de 3 millions de joueurs. Autre enseignement, Full Spectrum Warrior constitue peut-être l’aboutissement de ce processus de cannibalisation de la culture vidéoludique par l’armée au sens où le logiciel qui lui est destiné est quasiment le même que la version réservée aux joueurs (un simple code suffit pour débloquer la version militaire). L’un comme l’autre se jouent sur X-Box, la console de Microsoft. Normal nous indique James H. Korris, directeur créatif de l’ICT, puisque les militaires sont presque tous des joueurs : « Du point de vue de l’utilisateur, progresser sur X-Box signifie exploiter un ensemble de compétences que de nombreux jeunes soldats conservent avec eux pour servir l’armée américaine. La majorité des nouvelles recrues sont, au minimum, des joueurs occasion-nels ; un pourcentage significatif sont des joueurs “sérieux”. Comme il y a une cohérence globale entre les applications des consoles et la gestion des applications, entre les systèmes de menu [des jeux] et le fonctionnement du système global, il existe une efficacité potentielle dans “la formation pour la formation” par le développement d’applications consacrées à ce qui est déjà un environnement de simulation familier 13. » En d’autres termes, les simulateurs de guerre ne font que mettre à profit toute l’expertise acquise par les soldats au cours de leur « vie passée » de joueur. D’ailleurs, les logiciels d’entraînement militaire prennent généralement la forme d’interface de jeux vidéo.

Quelle différence alors entre le monde civil et le monde militaire si depuis le monde civil, j’apprends à maîtriser les outils du monde militaire ? Évidemment, cette confusion est souhaitée par l’armée. L’idée à l’origine de Full Spectrum Warrior remonte à 1999 au moment où un représentant de STRICOM Michael Macedonia, par ailleurs une des têtes pensantes à l’origine de l’Institute for Creative Technologies, propose explicitement un projet de système d’entraînement sur console à la structure. Les responsables d’alors acceptent le projet en partageant le travail avec Pandemic Studios et Sony Imageworks. La raison ? Les consoles atteignent de plus en plus la puissance des ordinateurs et beaucoup de sol-dats ont en effet fait leurs armes sur Mario ou Sonic. Signe qui ne trompe pas, pour la version commerciale de FSW, un lien situé dans le jeu dirige les joueurs vers le site de l’armée américaine.

La technologie à la base des jeux militaires est également « flottante ». Dans le monde des nouvelles technologies et des Serious Games, un certain nombre de petites sociétés travaillent sur le middleware, c’est-à-dire un type logiciel qui sert d’intermédiaire à plusieurs applications. Ces technologies pour la plupart rattachées à la





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10) Site Internet de Script’Games studio : http://www.scriptgames.net/sgs/.

11) Communiqué de Autodesk Media & Entertainment, « Autodesk annonce son intention d’acquérir Kynogon SA , leader en technologie d’intelligence artificielle pour les jeux vidéo », Agence française pour le jeu vidéo, 25 février 2008. http://www.afjv.com/press0802/080226_autodesk_rachete_kynogon.htm/.

12) Stéphane Urbinati, « Les jeux destinés aux armées diffèrent sensiblement des jeux vidéos classiques », Le Monde.fr, 12 octobre 2007, http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-651865,36-965090@51-964522,0.html/.


13) James H. Korris, « Full Spectrum Warrior: How the institute for creative technologies built a cognitive training tool, for the Box », 24th Army Science Conference, 2004, http://:www.ict.usc.edu/publications/korris-fsw-asc.pdf/.

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États et les nations arabes ? Ils apprennent l’arabe dans le but d’aller tuer des gens pour le pétrole, c’est tout. Je sais que cela semble simpliste. Eh bien, parfois, les choses sont simples en effet 16. » Pourtant, le concept même de Serious Games tel qu’avancé couramment par les chercheurs et industriels présente le monde de la défense comme un marché-clé et la collaboration entre l’armée et les chercheurs remonte à la création de la Darpa en 1947. Quitte à stigmatiser les brebis galeuses, il aurait été plus utile de se poser la question de savoir dans quelles conditions les chercheurs de l’ICT ont préparé en amont la seconde intervention américaine en Irak car la dernière production de l’Université de Caroline du sud n’est que la cerise qui couronne le tout. En ce sens, les commentaires figurant en bas de la news nous aident à comprendre l’escalade terrifiante qui a mené à cette militarisation de la recherche et la confusion des valeurs et des buts qui s’ensuivit : « Croyez-le ou non, j’applique la technologie de Façade pour aider à concevoir des prototypes qui pourraient former des soldats américains à s’en sortir dans les situations interpersonnelles/culturelles en Iraq. Le projet n’a pas un titre avec une sonorité aussi militaire que “Tactical Iraqi”, mais les buts sont similaires : sensibiliser les soldats à mieux traiter avec les civils. » Le projet en question est probablement Mission Rehearsal Exercise (MRE).

« Comme vous le savez, le financement militaire (prove-nant de la Darpa) est relativement répandu en informatique en général, et aide de nombreux chercheurs, dont certains que vous connaissez (le projet sur lequel je suis consultant est financé par l’armée.) Ce type de recherche, à l’instar de la recherche sur la narration interactive sur laquelle je travaille peut être appliqué à de nombreux autres domaines. (Internet lui-même n’a-t-il pas pour origine un financement militaire dont le but était de créer un solide réseau d’ordinateurs en cas de guerre nucléaire, réseau dont le monde tire aujourd’hui des bénéfices ? La morale de ce genre de chose est compliquée.) Si je suis personnellement contre une action militaire, comme nous l’avons vue en Irak, je suis pour mieux éduquer les soldats en général. Peut-être que ma participation à ces projets est une forme d’approbation implicite de la guerre, mais elle contribue potentiellement aussi à l’amélioration de la situation, et les résultats peuvent théoriquement être appliqués à d’autres batailles, comme, “oh le conflit entre Ludology vs Narratology” », débat universitaire auquel prend part Gonzalo Frasca qui lui n’a fait encore aucun mort….

L’auteur de ce commentaire est chercheur-consultant à l’ICT et collaborateur à Grand Text Auto, un site de recherche sur les jeux vidéo qui regroupe des chercheurs, auteurs de textes plutôt progressistes et critiques sur le média que l’on pourrait qualifier « de gauche ». Qu’on se rassure, en dehors des gens dits « de gauche », Tactical Iraqi a aussi été conçu par d’authentiques pacifistes. Un commentaire situé un peu plus loin ne manque pas de piment : « Étant moi-même un militant pacifiste, j’ai eu à surmonter beaucoup de réticences avant


conception d’univers 3D ne sont pas par nature civiles ou militaires mais elles circulent en fonction des demandes, s’insèrent partout où elles peuvent, leurs promoteurs n’étant motivés par aucune raison éthique. Bien que Virtools, middleware majeur, soit tombé sous la propriété de Dassault systems, son fondateur navigue toujours de salon en salon sur les jeux vidéo pour en faire la promotion. Aujourd’hui, Virtools s’utilise tant pour reproduire les phases d’une éruption volcanique sur la chaîne Arte que pour fournir une démonstration interactive du Rafale.




Le poids de l’Université

Il ne faut pas nier le rôle des universitaires dans le développement de cette synergie entre l’armée et les jeux vidéo. Si les nouvelles technologies ont été regardées dans les années 1960 comme de formidables supports pour changer la société, notamment anéantir les monopoles privés et les hiérarchies étatiques en vue de rétablir une véritable démocratie « jeffersonienne », il faut avouer que ce projet politique s’est étiolé — les utopistes de gauche projetant à tort leurs espérances dans une collaboration avec les forces du marché. Mais en se focalisant sur le libre-marché, les hippies « nerds » 14 ont oublié que les nouvelles technologies n’ont pu se développer que sur une politique interventionniste de l’État sans laquelle Internet n’aurait probablement jamais vu le jour. Loin de rompre les amarres avec celui-ci, un certain nombre de technologues comme Michael Zyda ont sou-haité amplifier ce partenariat. De toute évidence, des productions comme Full Spectrum Warrior et America’s Army ne doivent leur existence que par l’intrusion des universitaires dans le monde de la défense, comportement induit en partie par les larges sommes investies dans l’université par celui-ci depuis longtemps 15.

Dernièrement, l’Institut des sciences de l’information de l’Université de Californie du sud a mis au point Tactical Iraqi, un logiciel permettant aux soldats américains d’appréhender les gestes des civils irakiens. Dans le contexte actuel, la création d’un tel jeu a suscité un certain émoi chez des chercheurs influents, notamment Gonzalo Frasca du site Water Cooler Games. Dans une brève intitulée « Shame on Tactical Iraqi! » (« Honte à Tactical Iraqi ! »), l’universitaire uruguayen dénonce avec ardeur la collusion entre les universitaires et les forces d’occupation : « Vous savez que quiconque conçoit des jeux vidéo pour former les forces d’invasion me fait pitié. […] Bien sûr, ils me disent que c’est juste un jeu pour apprendre l’arabe, que rien de vraiment dommageable ne sort de cela. M**** ! Pourquoi les soldats américains ont besoin d’apprendre l’arabe s’il existe un tel fossé entre les




14) Terme apparu aux États-Unis à la fin des années 1950 pour désigner
le « technophile », individu dont les centres d’intérêt sont très largement polarisés autour de la culture technique en général, et du monde informatique en particulier.

15) La synergie entre l’armée, l’industrie et la recherche remonte en fait à la création de la Darpa (Defense Advanced Research Project Agency) qui a d’ailleurs été fondée dans ce but précis…


16) Gonzalo Frasca, “Shame on Tactical Iraqi”, Water Cooler Games, February 20,

2006. http://www.watercoolergames.org/archives/000526.shtml/.



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d’accepter la direction technique du projet. Mais deux choses en particulier ont rendu cette tâche plus facile :
1) Lorsque j’ai rencontré en personne, un groupe de sol-dats qui venait de rentrer de servir en Irak J’ai été frappé par leur prise de conscience des dégâts qu’ils avaient causés et leur désespoir d’être sortis de là vivants. Pour eux, être en en mesure de se faire des amis et pas des ennemis est absolument crucial pour leur propre survie. C’est cet appel à l’aide à un niveau très personnel, et non au niveau du gouvernement, qui m’a touché.
» Notons qu’en retour, le chercheur ne s’interroge pas sur la question de savoir si c’est dans l’intérêt des civils irakiens, notamment pour leur survie, d’avoir des soldats américains pour « amis ».

2) Le jeu récompense la non-violence sur la violence — en fait, nous perdons immédiatement si les choses commencent à prendre une tournure violente. J’ai obtenu la suppression de toutes les armes de ce mode d’“Unreal Tournament”. J’ai été agréablement surpris de voir que cela n’a pas trop gêné les soldats, à la place, ils sont vraiment entrés dans le jeu pour chercher comment dire “quel plaisir de vous rencontrer”. […] Dans mon esprit, amener une alternative aux jeux violents est un défi intéressant auquel s’attaquer. »

Par la suite, Gonzalo Frasca donne les raisons pro-fondes qui expliquent les déviances des universités américaines : « Un point sur lequel je veux insister — parce que je pense qu’il est à la base des différents points de vue sur ce sujet — est le rôle de l’armée sur les universitaires américains. L’armée américaine finance un grand nombre de subventions de recherche et des bourses à de nombreux étudiants qui n’ont pas les moyens de suivre une formation universitaire. C’est si enraciné que la plupart des Américains tiennent cela pour acquis. Toutefois, cela ne devrait pas être comme ça. En fait, dans de nombreux pays développés, ce n’est pas comme ça. Il est parfaitement possible que le gouvernement crée des bourses sans faire de chantage auprès des étudiants pour qu’ils rejoignent l’armée. J’utilise le terme de chantage, parce que ces jeunes n’ont pas le choix : l’éducation est très coûteuse pour les États et faire tourner les hamburgers suffit difficilement à la payer. »

Finalement, c’est une intervenante Elizabeth Losh, auteur du blog Virtualpolitik 17, elle-même issue de l’Institut des sciences de l’information, qui décryptera les implicites du projet. Après avoir relevé dans un papier les nombreuses faiblesses du produit, elle affirme s’être étonnée plus tard de la publicité excessive qui lui a été faite, ce qui démontre que sa fonction est davantage idéologique que pratique. Dans ce cadre, Tactical Iraqi servirait surtout à montrer aux politiques et au grand public que l’armée enseigne réellement l’arabe à ses soldats, ce qui est bien entendu faux. De même, le logiciel Virtual Iraq Post Traumatic Stress Disorder Application censé traiter les traumatismes des soldats revenus d’Irak a d’abord pour mission de montrer à l’opinion publique que l’armée ne les laisse pas tomber et s’occupe bien de leurs troubles psychiques. Enfin, les simulations d’anti-terrorisme sorties récemment auraient davantage une vocation de propa-

gande : signaler que le gouvernement traite de toutes ces menaces qui bien entendu lui échappent en partie. On peut ajouter que ces simulations contribuent aussi à main-tenir un climat de terreur ; elles sont aussi là pour nous rappeler que la menace est toujours présente et que le gouvernement, tel un bon père de famille, veille sur nous. Sur la base de ces faits, Elizabeth Losh en vient à parler de « manipulation des Serious Games » par le gouvernement. Mais à un tel niveau « micro », il serait plus juste de considérer ces Serious Games comme une manipulation de l’université contre elle-même.

En France, il n’y a pas d’exemple de collaboration actuelle entre l’armée et les chercheurs sur des jeux vidéo militaires ; les budgets ne sont pas les mêmes non plus. Malgré tout, une utopie technologique ainsi qu’une convergence d’intérêts comparables à celles qui sévissent aux États-Unis provoquent des alliances hétéroclites. Microsoft, fabricant de logiciels et pourvoyeur de l’Institute for Creative Technologies commence à financer des actions de lobbying, tel un débat devant la presse le 31 octobre 2007 au loft de la firme réunissant, entre autres, un psychologue médiatique Michaël Stora et un représentant de l’Union nationale des associations familiales (Unaf), Olivier Gérard, chargés de relever les « aspects positifs des jeux vidéo sur le développement des enfants ». Autre initiative, une association du nom de Positiveplay fédérant plusieurs technologues dont Michaël Stora est apparue en 2006 et souhaite attribuer une sorte de label vantant les qualités de certains jeux vidéo. Bien qu’elles ne soient pas reliées directement au secteur de la défense, ces initiatives fortifient un type de discours qui a plus de traits communs avec la religion qu’avec la raison scientifique, ce qui est généralement le prélude, on l’a vu aux États-Unis, à toutes les compromissions possibles.

Car d’autres initiatives, les journées d’étude organisées par les universités autour des jeux vidéo, savent réunir jeunes chercheurs et professionnels du média au service d’objectifs qui sont davantage mercantiles que « purement » universitaires. Pourquoi ne pas imaginer d’y ajouter des professionnels de l’industrie militaire ? C’est presque déjà arrivé… Le lundi 6 avril 2009, se tenait à la Villette une journée d’étude nommée : « La simulation interactive : futile versus utile ? 18 ». Organisée par le laboratoire Paragraphe de l’Université Paris 8, on pouvait y trouver parmi les intervenants un certain Olivier Pujol désireux d’expliciter les « convergences et divergences entre simulation militaire et jeu vidéo ». Pourtant Olivier Pujol n’est pas chercheur. C’est un cadre d’Autodesk, anciennement à Kynogon, un des fers de lance français de l’entraînement virtuel (Virtual training). Et c’est lui qui initia le rapprochement avec la société américaine Mäk Technologies. Au cours de cette journée, on s’aperçoit que figure à ses côtés Michaël Stora. Normal, l’association dont il est membre (l’OMNSH, Observatoire des mondes numériques en sciences humaines), réunissant des jeunes chercheurs, est partenaire de cette journée…





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17) http://www.virtualpolitik.blogspot.com/.


18) « Simulation interactive : futile versus utile », Journée d’étude PraTIC, 6 avril 2009, http://www.omnsh.org/spip.php?breve108/.

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Comment l’Institute for Creative Technologies a préparé la guerre contre le terrorisme

Pour saisir l’influence de l’establishment militaire sur les jeux vidéo, il faut comprendre comme l’indique Ed Halter, auteur de From Sun Tzu to X-Box (Thunder’s mouth press, 2006) que « c’est comme si, dans les années 1930, les militaires avaient essayé de créer leur propre studio, et que ce studio devenait un des acteurs majeurs dans l’industrie cinématographique. C’est exactement le cas aujourd’hui pour les jeux : c’est une tentative des studios [liés à l’armée] de devenir un acteur majeur dans l’industrie des jeux 19 ». Au préalable, contrairement à ce qui est souvent exprimé, le jeu vidéo n’est pas une contre-culture et ne l’a sans doute jamais été. La « majorité morale » (droite religieuse et conservatrice américaine) aux États-Unis ne s’oppose pas aux jeux vidéo, et plus précisément aux jeux de guerre dans le débat sur la violence qu’ils susciteraient. D’une part, les jeux qui passent au crible des critiques ne sont souvent plus sur le marché (Doom, Wolfenstein 3D), d’autre part, les critiques de la majorité morale s’axent davantage sur les jeux qui contestent le mode de vie américain tels Grand Theft Auto: Vice City et Postal que sur ceux qui cautionnent la guerre contre le terrorisme. L’Institute for Creative Technologies est d’ailleurs proche des néoconservateurs même si l’on peut penser qu’il l’aurait été des démocrates s’ils eussent été au pouvoir : en 2001, à la suite des attentats du 11-Septembre, le conseiller de Georges Bush Karl Rove prit l’initiative d’organiser un séminaire au sein de l’ICT pour réfléchir à la manière dont Hollywood pouvait aider l’administration dans sa guerre contre le terrorisme. Ce séminaire réunit le président de Disney Robert Iger et Jeffrey Katzenberg de Dreamworks de même que plusieurs scénaristes de films à succès John Milius, Steven De Souza, auteur du scénario du premier Die Hard et les réalisateurs David Fincher (Fight Club, Seven), Spike Jonze (Dans la peau de John Malkovitch). Ses conclusions n’ont jamais été rendues publiques.

Full Spectrum Warrior sorti en 2004 met en scène une opération américaine dans un pays fictif le Zékistan, dirigé par un dictateur arabe maltraitant sa population et compromis avec des groupes terroristes internationaux. Après une campagne de bombardement, l’armée américaine doit sécuriser les zones du pays. Dans son « extension » Ten Hammers paru en 2006, la coalition menée par les États-Unis fait face au morcellement ethnique du Zékistan et se ligue contre un « mollah » qui menace de faire sécession. Comment ne pas imaginer que la guerre en Irak prévue par les néoconservateurs n’a pas été préparée à l’avance par l’ICT tant elle ressemble, comme deux gouttes d’eau, au scénario fictif de Full Spectrum Warrior ? Actuellement, l’Institut prend acte du chaos en Irak en développant le MRE (Mission Rehearsal Exercise), un logiciel simulant les « interactions parlées » entre sol-

dats et civils irakiens, projet auquel s’ajoute Tactical Iraqi de l’ISI de Caroline du sud.

Quelques années plus tard (2005), c’est au tour du dernier épisode de Kuma: War, feuilleton interactif sous forme de FPS (First Person Shooter — jeu de tir à la première personne), fondé sur les rapports du Pentagone et distribué sur Internet de simuler la guerre contre l’Iran. Cet épisode a du essuyer une riposte immédiate de la part de l’Union des étudiants islamiques iranienne, à l’origine de Rescue the Nuke Scientist, une production dans laquelle il s’agit d’aller sauver deux ingénieurs nucléaires iraniens capturés par des troupes américaines.

D’une certaine façon, c’est une guerre à distance qui se joue, une guerre de l’information, prélude ou substitut possible à la guerre réelle. « La guerre de l’information est essentiellement une lutte entre l’intelligence et la force, les signes et les armes, l’esprit et le corps. Tristement célèbre pour ses nombreuses définitions, la signification de la guerre de l’information change avec les phases d’escalade de la violence. Dans sa version la plus fondamentale et la plus matérielle, la guerre de l’information (Infowar) est la dérivée de la guerre conventionnelle, dans laquelle le commandement et le contrôle du champ de bataille sont complétés par les ordinateurs, les communications et le renseignement. Plus tard, la guerre de l’information est un complément de la violence militaire, dans laquelle les technologies de l’information sont utilisées pour favoriser la défaite d’un adversaire étranger et obtenir le soutien de la population nationale. Dans sa forme la plus pure, la plus immatérielle, l’Infowar est le fait de faire la guerre sans guerre, une bataille épistémique dans laquelle les opinions, les croyances et les décisions sont créées et détruites par le concours d’un réseau de systèmes d’information et de communication 20. » Dans un cas comme dans l’autre, (Full Spectrum Warrior et Kuma: War), l’actualité de la guerre paraît aussi naturelle que l’air que l’on respire. À la discussion sur la base des faits — permettant d’écarter le danger de la bombe iranienne au profit de préoccupations politiques plus urgentes — se substitue une distillation de la terreur à travers les canaux d’information visant à préparer l’opinion publique à la guerre. Ce soft power s’insinuerait alors dans la sphère domestique, réduisant l’espace entre sphère civile et sphère militaire, temps de guerre et de paix. Le développement (et commerce) des simulateurs d’anti-terrorisme, de toutes les menaces plus ou moins sérieuses qui se profilent servent à nous mettre en garde (The Anthrax Simulation de Public Health Games, The Virtual Terrorism Response Academy du laboratoire des médias interactifs du Collège de Dartmouth). Selon cette obsession préventive, le mal est présent avant même d’avoir agi, ce qui justifie les mesures sécuritaires qui restreignent les libertés publiques. James Der Derian parle à ce propos du maintien d’un état permanent d’entre-guerres où la distinction entre paix et guerre est éludée. Mais cet entre-deux, consubstantiel à la guerre contre le terrorisme, n’est soluble que dans une politique de la terreur, visant à nous faire accepter le pire. Et le



19) Institute for Creative Technologies, Arte, 4 octobre 2004 http://www.arte.tv/fr/histoire-societe/election-USA/Institute-for-Creative-Technologies/641446.html/.


20) James Der Derian, “War as Game”,The World Journal of Brown Affairs, 2003. http://watsoninstitute.org/bjwa/archive/10.1/WarGaming/DerDerian.pdf/.



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pire, c’est aussi ce que l’on nous montre sur les écrans des consoles et ordinateurs.

On se rappelle que l’épisode de Guernica durant la guerre d’Espagne a servi de laboratoire à l’Italie fasciste, notamment dans les effets que pouvait produire une opération de bombardement sur une population civile. Significativement, à côté d’autres faits de terreur, c’est cet épisode qui a été le plus médiatisé et a le plus « bousculé » l’opinion publique des pays environnants : « Je me souviens de la guerre d’Espagne, des enfants réfugiés dans le sud de la France avec lesquels j’étais en classe. C’était une guerre-laboratoire où chacun avait fourbi ses armes, ses stratégies d’extermination massive. Un conflit local qui devait servir de prélude à la guerre du monde de mon enfance. Dans les illustrés, les bandes dessinées montraient d’étranges fusées survolant les villes pour les détruire. Guy L’Eclair vous préparait ainsi à la Blitzkrieg. Aujourd’hui, les jeux vidéo ont remplacé les illustrés et le pilote de F 15 succède à Luc Bradefer mais c’est la même guerre : une guerre expérimentale qui prépare l’opinion à d’autres terreurs de plus forte amplitude 21. Dans un sens, les jeux de guerre sont autant de « mini-Guernica » en puissance. Car ils font systématiquement passer l’exceptionnel pour la norme, sacrifient l’éthique à l’urgence, et échangent les principes généraux du droit international contre la domination cruelle de la realpolitik. Quant à l’ICT, il rappelle en tout cas les pires heures de la propagande aux États-Unis notamment lors de la Seconde Guerre mondiale où Hollywood allié avec le Pentagone se chargeait de diffuser des films mêlant séquences d’entraînement de l’armée, archives documentaires et fiction divertissante.




Forces spéciales
pour guerre non-conventionnelle

Les jeux vidéo dessinent une nouvelle forme de la guerre qui déroge aux conflits traditionnels. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité des conflits sont des conflits asymétriques en terme de puissance de feu qui ne laissent à la partie la plus faible des groupes armés que le choix de recourir à la guérilla fondée sur la mobilité, le camouflage et la surprise. Autre catégorie, la guerre propre dont le « zéro mort », réservé aux assaillants est inversement proportionnel aux dégâts causés dans les rangs du camp adverse (emploi des bombes extra-lourdes, à base d’uranium appauvri…). Mais la dernière forme de cette guerre asymétrique est la guerre contre le terrorisme poursuivie par les puissances occidentales dont l’illégalité du « concept » ne fait nul doute (transgresser les frontières d’autres Etats est contrai-re au droit international). Là encore, les créateurs de Full Spectrum Warrior semblent prendre acte de cette modification des rapports de force et fournissent le modèle de simulation adapté à cette forme de combat : « Depuis la chute de l’Union soviétique, les missions de l’armée américaine ont changé, avec une prédominance de la pensée critique


et de la prise de décisions, même aux plus bas échelons. Les opérations de terrain dans les zones urbaines contre des ennemis asymétriques, insurgés et transnationaux, constituent souvent un lourd fardeau de responsabilités pour les jeunes soldats. L’Institue for Creative Technologies recherche les possibilités d’entraînement virtuel qui permettraient d’exercer une faculté de jugement dans des conditions difficiles et en temps réel. Un environnement urbain et extra-urbain de type sud-ouest asiatique a été mis au point avec la présence primordiale d’un ennemi asymétrique dans le cadre d’une mission de maintien de la paix. Les missions sont simples et, en raison des limitations du support informatique, modèlent les comportements d’une seule équipe avec un nombre à peu près égal d’ennemis et de civils 22. » Aussi pro-blématique, Stéphane Urbinati va plus loin et affirme dans Le Monde que « le marché du Serious Game militaire, lui, démarre seulement. Il reste difficile à chiffrer. Il pourrait décoller parce qu’outre les forces classiques, il pourrait intéresser les forces spéciales 23 ». Mais qui sont ces « forces spéciales » ? Des services de renseignements (CIA, NSA…), des humanitaires, des casques bleus, des paramilitaires… ? Chacun connaît l’importance prise depuis long-temps par les paramilitaires, les groupes de mercenaires ou trafiquants d’armes liés avec les États dans ce qu’on peut appeler le désordre international.

Dans ces conflits « hors du droit », le soldat devient une force guidée par un mode opératoire de type « commando » qui doit surpasser ses adversaires techno-logiquement parlant. D’une certaine façon, il faut qu’il devienne surpuissant pour dominer ses adversaires en surnombre et maîtrisant le cadre urbain qui est le leur. Le scénario des guerres du futur se rapproche sans cesse de celui des jeux vidéo, notamment Mario, Doom ou Diablo, où le héros est basiquement confronté à des hordes d’ennemis ainsi qu’à leur territoire hostile parse-mé de pièges mortels. Le héros doit s’équiper, faire grimper la puissance de son équipement et ressembler autant que possible à une machine parée des dernières technologies de pointe. C’est aussi le cas du soldat dans les guerres modernes qui gagnent toujours plus en sophistication. L’armée l’a bien compris.

En 1960, J.C.R. Licklider, un psychologue béhavioriste, s’est mis au service de la Darpa pour rédiger un document retentissant. Dans celui-ci nommé « Man Computer Symbiosis », il déclare que « l’espoir est que dans peu de temps les cerveaux humains et les machines informatiques seront couplés ensemble très étroitement, et que le partenariat aura pour résultat d’offrir ce que le cerveau humain n’a jamais pensé et de traiter des données d’une manière non atteinte par le traitement de l’information effectué par les machines que nous connaissons aujourd’hui 24 ». C’est la voie ouverte aux expériences





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22) James H. Korris, op. cit.

23) Stéphane Urbinati : « Les jeux destinés aux armées diffèrent sensiblement des jeux vidéos classiques », propos recueillis par Laurent Checola et David Kafkan, Le Monde.fr, 12 octobre 2007, http://www.lemonde.fr/ web/article/0,1-0@2-651865,36-965090@51-964522,0.html/.

24) Oyang Teng, « Video Games and the Wars of the Future”, Executive Intelligence Review, August, 10, 2007, http://www.larouchepub.com/lym/2007/3431videowars_future.html/.


21) Paul Virilio, L’écran du désert. Chroniques de guerre, Galilée, Paris, 1991, p. 139.

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menées par la Darpa sur la cognition augmentée et la post-humanité qui ont visé à mettre au point le « soldat-cyborg », capable de dépasser son enveloppe corporelle et de relier son existence à un ordinateur. Plus tard, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) a monté l’Institute for Soldier Nanotechnology censé réfléchir à la mise au point de ce « cyborg-soldat » conçu comme un système individuel électronique miniaturisé. Le résultat est ce qui apparaît dans Ghost Recon Advanced Warfighter (GRAW) : le « cyborg », un homme-machine affublé d’un exosquelette, dominant outrageusement son environnement à l’aide d’un drone et d’un véhicule tout-terrain commandé à distance. La reproduction virtuelle de l’interface homme/machine permet de tirer sur un enne-mi en restant à couvert derrière un mur parce que l’image saisie par la caméra placée sur le fusil est renvoyée directement sur un écran placé devant les yeux du soldat. Oui, c’est presque la guerre sans la faire. À ceci près que les murs sont tombés entre réalité et fiction. Ce qui est une fiction pour le joueur dissimulant les morts est la réalité prévue par les militaires, c’est-à-dire la mise au point de programmes « cyborgs » pour tuer plus efficacement. Ce n’est donc pas qu’il n’y a plus de morts mais c’est que ceux-ci sont désormais relayés dans les deux cas « hors du champ », créant ainsi une fidélité terrifiante entre la représentation de la fiction et la mise en scène « réelle » de la guerre.


La démocratie contre le complexe
du divertissement militaire

Les simulateurs de guerre sont peut-être plus le pro-duit des universitaires, de l’industrie des jeux vidéo et d’Hollywood que de l’armée. Leur technologie, la culture à laquelle ils font appel ainsi que leur interface sont d’origine civile même si la matrice dans laquelle ils se sont développés a pour auteur le monde militaire. Il ne faut donc pas s’étonner de constater que les premières per-sonnalités intéressées par une collaboration civile/militai-re soient des universitaires et des responsables d’Hollywood conscients de tenir là la future bataille des médias et l’élargissement du marché du divertissement. Mais pour comprendre cette conjonction d’intérêts, il faut aussi relier ces intentions à une dynamique plus générale du marché que l’on appelle « hypermédia », terme censé définir la convergence des médias, de l’informatique et des télécommunications. Sa concrétisation technique, ce serait le fameux support unique sur lequel on pourra tous jouer, regarder la télévision, surfer sur Internet mais certains technologues comme Negroponte ou Jenkins lui collent une idéologie : les consommateurs de l’hypermédia composeraient une « génération interactive » qui produirait du contenu cul-





Les jeux vidéo entraînent-ils à tuer ?

L

es critiques à l’égard des jeux vidéo font toujours florès, jusqu’à l’irrationalité. L’une des thèses les plus populaires dans les médias est que les jeux de tir encourageraient à

la violence. À l’appui de ses défenseurs, les travaux d’un lieutenant-colonel de l’armée américaine « à la retraite » Dave Grossman qui possède aussi la casquette bien personnelle de psychologue ès-killogy 1 (psychologie de l’acte de tuer). Selon lui, les jeux de tir incitent et apprennent à leurs pratiquants à tuer selon le principe du conditionnement. Et pas besoin de l’encadrement de l’armée pour ça. Il a également expliqué s’être lui-même soumis à cette forme d’apprentissage durant sa carrière, attestant de son efficacité. Passée tout d’abord inaperçue, cette thèse a rencontré un vaste écho, notamment auprès de l’avocat américain Jack Thompson qui a lancé plusieurs procédures contre les éditeurs de jeux vidéo, convaincant les victimes de diverses fusillades de lancer des actions en justice 2. Pourtant, pour ceux qui l’ont étudiée de près, sa théorie sur « l’entraînement à tuer » s’appuie sur un très mince dossier. Selon Shane Fenton, analyste sur Gamer Since 198X des discours sur la violence dans les jeux vidéo, elle « n’a pratiquement jamais été démontrée scientifiquement, à supposer qu’elle ait été étudiée ». Dave Grossman « cite une seule étude, mais elle n’est pas parue dans une revue scientifique, et elle concerne un jeu dont on ne connaît même pas le nom ». De plus, « il se trompe de nombreuses fois sur les pro-duits dont il parle (exemple : Counter-Strike dans lequel “on doit tuer des otages”) et il mélange souvent le vrai et le faux : “Exemple : Nintendo a sorti Duck Hunt, et l’armée a acheté le moteur du jeu pour faire le simulateur militaire MACS. Or,


Grossman a affirmé devant le Sénat américain que Nintendo avait développé MACS, et que dans le même temps il le vendait à des enfants 3 ». Relayée sans recul par les médias (de Téléstar à Marianne), cette thèse est partagée par de nombreux intellectuels et militants de gauche aux États-Unis et en Allemagne 4. Pourtant, selon le psychologue clinicien Luc Bastide qui a étudié l’ensemble des théories sur l’impact des médias : « L’honnêteté scientifique consisterait à dire que l’on n’en sait rien, qu’on ne peut rien prouver […], non seulement à propos de la violence, mais aussi à propos des autres effets néfastes de la télévision (cauchemars, terreurs nocturnes, pathologies de toute nature) 5. » Force est de constater qu’il y a assez de choses à reprocher aux jeux vidéo pour ne pas s’appuyer sur des thèses non prouvées scientifiquement. Si cette théorie est fondée sur des inquiétudes légitimes, elle surfe sur une méconnaissance générale de l’objet par les élites, la réponse « psychologisante » apportée au sentiment d’insécurité ainsi que le traditionnel sensationnalisme animant les médias traditionnels. T. F.


1) Cf. son site : http://www.killology.com/.

2) Shane Fenton, « Quand le berger est mou, le loup chie de la laine – Épisode 2 », Gamersince 198X, 7 août 2008. http://gamingsince198x.fr/?p=385/.

3) Cf. débat sur Planetjeux.net, http://www.planetjeux.net/forums/ viewtopic.php?t=1637&postdays=0&postorder=asc&start=105/.

4) Shane Fenton, « Ach ! Die computerspiele, gross malheur ! », Gamersince198X, 1er décembre 2007, http://gamingsince198x.fr/?p=80/.

5) Gabriel Langouët (dir.), L’état de l’enfance. Les jeunes et les médias en France (préface de J.-N. Jeanneney), Hachette, Paris, 2000. Compte-rendu de Laurent Trémel, http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=ES_008_0163/.




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POUR EN SAVOIR PLUS





turel à l’aide des médias interactifs contrairement à leurs aînés, passivement soumis aux diktats de la télévision. Cet hypermédia, sorte d’hydre digne d’une société « orwellienne », est généré par le progrès technologique allié à la brusque mécanique de la globalisation, cette dernière étant au fondement des grands empires médiatiques. Présenté par les technologues comme l’apogée d’une forme d’« intelligence collective » source de « connaissance partagée » entre les gens, l’hypermédia serait plutôt l’inverse : une monopolisation des contenus culturels, du fait de la globalisation du marché, et une dégénérescence du système démocratique, soit sans doute le pire des cauchemars que pouvait faire la branche des hippies qui croyait dans les années 1960 aux vertus émancipatrices des nouvelles technologies. Car au fond qui décide des guerres du futur sinon un bataillon d’experts davantage dépendants des grandes forces du marché que du contrôle démocratique ? Comment expliquer autrement le manque de débat sur l’influence de l’armée sur les jeux vidéo… quand bien même la question de la violence est ressassée par nombre de médias ? En un certain sens, l’un s’explique par l’autre puisqu’il est plus confortable d’analyser la violence par le prisme individuel que par celui de l’appartenance collective.

Derrière le culte de l’interactivité et l’accès libre à l’information, il devient plus qu’urgent d’interroger les logiques économiques qui les animent ainsi que les intentions des producteurs. La foi dans les nouvelles technologies — comme toute autre forme d’idolâtrie irraisonnée — qui traverse les médias tel un filtre venimeux conduit à laisser en friche, en dehors de tout débat démocratique, des pans entiers de la vie sociale, dans le pire des cas de nouveaux centres de pouvoir, qui planifient les guerres du futur et socialisent une partie des citoyens. En ce sens, le com-plexe militaro-industriel dénoncé à l’époque par Eisenhower laisse place à un « Military-Industrial-Media-Entertainment Network » encore plus inquiétant puisqu’il se dissémine dans la culture dominante consommée par un grand nombre de nos contemporains, forgeant les futurs consensus d’aujourd’hui et de demain. Personne ne s’étonne plus de jouer à des guerres propres, dépourvues de sang et de civils, jalonnées par des victoires et réécrivant l’histoire. Les jeux vidéo alliés aux médias

traditionnels ont réussi le tour de force de rendre la guerre « grand public », presque sexy, en tout cas smooth (traduction : « lisse », « sans aspérités », cf. les critiques des jeux vidéo).

Répondant à la question de savoir si Instinct, le jeu de l’armée française, était une arme de guerre, Philippe Martin déclara fort doctement : « tout le savoir est amené par les instructeurs. Il n’y a pas de mission programmée dans la simulation 25. » Qu’on se l’entende, Instinct est neutre comme la guerre est propre et l’argent sans odeur. Concevoir les simulateurs, c’est déjà préparer les guerres du futur, au moins en consacrer la nécessité. Proclamer la guerre propre même virtuellement, c’est dissimuler les morts bien réels qui jonchent le champ de bataille des forces d’occupation. Et construire le soldat « cyborg » de demain, c’est probablement sacrifier ce qui reste d’humanité dans la guerre ou au moins nier la part de celle-ci consentie à l’adversaire. C’est enfin assurer le triomphe de la jungle — la guerre non-conventionnelle — face au droit international et au droit de la guer-re. Bien sûr, ce constat ne dit rien sur les joueurs. Rien n’affirme qu’ils sont dupes des signaux envoyés par l’armée sur leur console de prédilection. Rien n’indique non plus qu’ils y adhèrent. Les études sur le sujet expriment l’idée que la qualité de réception des produits est fonction de l’origine sociale et le niveau d’éducation 26. On ne peut donc préjuger de rien avant toute étude sérieuse sur le sujet. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’interroger ces produits qui pénètrent notre quotidien, et d’envisager dès maintenant les problèmes posés à la société et aux valeurs démocratiques dès lors que l’armée fournit du pain à l’industrie du divertissement, aux universitaires et des jeux aux citoyens, et que tout ce petit monde le lui rend bien. T. F.


Tony Fortin, membre du Conseil d’administration de l’Observatoire des armements, est le fondateur du site Planetjeux.

Sur ce thème, il a publié :

« Des jeux un peu trop sérieux » et avec Constantin Dubois
« L'esthétique des jeux vidéo ou la conquête du lisse » in Laurent Trémel,
Les pratiques audiovisuelles
- Réflexions sur des questions d’éducation, de culture et de consommation de masse
, Dijon,
Les Éditions d'un autre genre, 2009.

« Guerres à la portée
de tous »,
Le Monde diplomatique, juillet 2007.

« Cyberwar : figures et rhétorique des jeux vidéo de guerre » in Revue des sciences sociales, 2006,
n° 35, pp. 104-111.

Les jeux vidéo : pratiques contenus et enjeux sociaux avec Philippe Mora et Laurent Trémel, Paris, L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2006.

« L'idéologie des jeux vidéo », in Nicolas Santolaria et Laurent Trémel, Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques, Paris, Puf, coll. Sociologie d'aujourd'hui, 2004.


PlanetJeux est un site d’études critiques sur les jeux vidéo créé en 2002. Animé par des personnalités d’horizons divers, PlanetJeux se propose d’éclairer sous un jour nouveau les jeux vidéo en les mettant en relation avec le cinéma, la littérature, le contexte historique, politique et social. Il s’intéresse aussi plus globalement à notre rapport avec les mondes numériques tout comme à l’industrie qui les produit. PlanetJeux entend devenir à la fois un outil critique pour les joueurs ayant pour objet de comprendre et décoder les univers virtuels auxquels ils s’adonnent, une source pédagogique pour les acteurs culturels désireux d’obtenir des avis non complaisants sur les ludiciels, et enfin une plate-forme stimulante pour le citoyen lambda dont les articles engagés permettent d’amorcer une réflexion nécessaire sur les mondes digitaux.

www.planetjeux.net


25) Propos tenu lors du « Serious Game Summit 2006 » à Lyon.

26) Cf. Laurent Trémel, Jeux vidéo, jeux de rôle, multimédia : les faiseurs de monde, Puf, 2001.



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From Sun Tzu to XBox: War and video games

Ed Halter

Thunder’s mouth press, 2006

Sur plus de 300 pages denses et érudites, Ed Halter, critique du Village Voice, démontre ce qui unit les jeux et la guerre depuis la nuit des temps. L’une de ses thèses est que les jeux sont la forme intellectuelle du combat tandis que le sport en est le versant physique, ce qui explique pourquoi il est pos

sible de passer dans un même ouvrage du Chaturanga (Ve siècle) à Full Spectrum Warrior (2004). Cependant, on ne peut réduire les simulateurs militaires au prolongement de ce jeu d’échecs ancestral. Ce sont les produits d’un contexte historique particulier et de jeux d’influence parfois discordants.

L’une des spécificités de la guerre digitale est précisément qu’elle se définit très tôt comme une alliance entre militaires et scientifiques, pour beaucoup hackers, ouverts à la pop culture et imprégnés d’une certaine conception de la société. De manière générale, la plupart des scientifiques du MIT à l’origine des premiers jeux vidéo (Spacewar, par exemple) baignaient en pleine guerre froide et travaillaient pour le Pentagone. Mais du fait de cette alliance hétéroclite, le processus de recherche n’est pas dépourvu de contradictions. Les hackers ont de la sympathie pour le mouvement pacifiste, pourtant opposé à sa conception de la technologie (pour les activistes de gauche et les pacifistes, elle est majoritairement vue comme un moyen de contrôle de population).

Ed Halter décrit comment le pouvoir, en soulevant des fonds colossaux, a réussi à enrôler sous son aile universitaires, Hollywood et les développeurs de jeux au service de son propre dessein : la guerre contre le terrorisme. Cet ouvrage se présente donc comme une solide et pas-sionnante investigation, soucieuse d’examiner toutes les mailles d’un pouvoir technologique en perpétuelle collusion avec les guerres du passé, d’aujourd’hui et de demain. T. F.


Notes de lecture

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Les Cahiers du jeu vidéo #1 : la guerre

22/10/2008 / 172 pages / 14 [Euro.069]

Lancée fin 2008, la collection des Cahiers vise à offrir une réflexion critique sur les jeux vidéo dans un panorama journalistique surtout occupé par les guides d’achat. Chaque numéro agréablement illustré propose des éclairages différents de la thématique abordée (guerre, ville, foot…) selon le contributeur (journaliste,

joueur, universitaire, militant, artiste…). Clairement, l’un des buts des Cahiers est de montrer que les jeux vidéo sont loin d’être neutres, et nous poussent à évoluer dans une matrice moulée par des représentations du monde en grande majorité conservatrices. Ce premier numéro sur la guerre n’échappe pas à la règle. Un exemple. Le héros du jeu vidéo a par exemple évolué du « mercenaire » cartoon bataillant contre les nazis ou les barons de la drogue dans les jeux des années 1980 à la figure réaliste du para-militaire cynique infiltré dans les États « terroristes » (fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui). D’une certaine façon, les impératifs du droit international ont été détrônés par un chaos « éthique » justifié par la guerre contre le terrorisme. La figure de l’ennemi s’est aussi transformée, et pas exclusivement dans le mauvais sens. Si son premier objectif est d’appeler le défi, elle est maintenant réinterrogée par certains concepteurs de jeux japonais qui retournent les règles du jeu « militaristes » contre la guerre, en amenant le joueur à réfléchir à ses actes, et à sa place dans le dispositif : « Suis-je manipulé par le complexe du divertissement militaire ? » Enfin, la comparaison avec les jeux de société permet de réévaluer plus justement la portée « militaire » des jeux vidéo : les wargames (jeux de guerre sur papier) ont existé de tout temps et les jeux de l’oie du début du XXe siècle n’étaient pas avares en représentations xénophobes et militaristes ; seulement ils n’étaient pas intégrés dans un dispositif technologique et médiatique aussi complexe qu’aujourd’hui. Tony Fortin

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e complexe nucléaire.

Des liens entre l’atome civil et l’atome militaire, de Bruno Barrillot, édité par le CDRPC avec le Réseau
« Sortir du nucléaire ».

144 pages. Disponible contre 12 euros (port compris) auprès du CDRPC.


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RÉDACTION : Bruno Barrillot, Patrice Bouveret, Tony Fortin, Bernard Ravenel, Michel Robert, Patrick Teil CPPAP n° 67010 Imprimé par nos soins sur papier recyclé • ISSN 0296-1199 Maquette : CDRPC • Dépôt légal à date de parution


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