Gâchis à l’appel
Par Pierre Souchon, 21/11/2012

Ils nous vendent des cuisines intégrées aux heures des repas. Ils nous appellent du Maghreb, du Sénégal. Et le pire, c’est pour leurs pays. Qui gâchent ainsi leur main-d’œuvre la plus diplômée. Reportage de notre envoyé spécial en Tunisie.
« Bonjour monsieur Souchon, je suis Anaïs, de la société Kyrielle… » Le téléphone a sonné en soirée. « Je vous appelle car nous avons une offre exceptionnelle à vous faire. » Anaïs a la voix enjouée. « Une cuisine avec tous les équipements intégrés… » Derrière elle, résonne l’écho d’une centaine d’Anaïs.
« Je ne suis pas du tout intéressé… D’où est-ce que vous m’appelez ?
- De Tunisie, monsieur.
- Bon courage à vous, et vive la Tunisie.
- Merci monsieur. »
Le pire, je songe, c’est pas qu’ils nous emmerdent pendant les repas.
C’est même pas, à la limite, que les patrons délocalisent les emplois.
Mais c’est ce gâchis pour Anaïs, pour toutes les Anaïs, pour leurs
pays surtout : voilà l’élite du Maghreb, de l’Afrique noire. Eux
ont étudié à l’université, sont prêts à enseigner dans les campagnes, à
gérer des hôpitaux, à développer leur nation. Et que lui fait-on faire,
de son savoir, à cette jeunesse diplômée ? On lui fait vendre du
foie gras à distance, des forfaits téléphoniques, des grands crus de
Bourgogne. A la place de bâtir un monde meilleur là-bas, on lui fait
effectuer boulot inutile ici, voire nuisible, de larbin, à nous refiler
des gadgets.
À lui seul, ce saccage de matière grise, de la main-d’œuvre la plus
qualifiée du Sud, démontre toute la débilité d’un système. De l’autre
côté de la ligne et de la Méditerranée, les téléconseillers en sont
terriblement conscients.
Ainsi à Tunis (où j’ai passé mes vacances aux frais de nos abonnés).
Safa
18/20, félicitations unanimes du jury pour son Mémoire de littérature française
Il est 18 heures, Safa sort juste du boulot. « Quand j’ai
fini ma journée, je rentre chez mes parents et je regarde la télé sans
rien dire jusqu’à ce que je m’endorme. Ils savent qu’il ne faut pas
m’adresser la parole. Pas un mot, mais alors vraiment pas… Je parle
toute la journée. 8h30 de prise de ligne. Le laïus est toujours le même.
‘Bonjour madame, je suis Emma Robert, je travaille pour telle société.
Savez-vous qu’il existe des solutions pour diminuer votre facture
énergétique ? Si vous le voulez bien, nous allons voir cela
ensemble. Tout d’abord, habitez-vous une maison, un appartement, ou un
pavillon ? Quel est votre type de chauffage ? Combien de
mètres carrés sont à votre disposition ? Bien. Vous devez savoir
certainement qu’il existe des dispositifs fiscaux incitatifs. Les
panneaux photovoltaïques que nous vous proposons…’ Voilà, c’est comme ça
du matin au soir. Et dès que la personne raccroche, l’ordinateur
appelle automatiquement quelqu’un d’autre. »
L’an dernier, Safa était encore étudiante à l’Institut supérieur des
sciences humaines de Tunis. En cinquième année de littérature
française, elle a soutenu un mémoire de 200 pages sur La Modification
de Michel Butor. Le jury lui a mis 18/20, avec ses félicitations
unanimes. Elle a fait un cours magistral sur le Nouveau roman,
s’indignant qu’on loue Sarraute et Robbe-Grillet, alors que Butor avait
tout de même écrit (elle le citait de mémoire) : « Non, ce
n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de
cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous
convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez
seulement d’atteindre les quarante-cinq ans. »
Aujourd’hui, ses managers français sont sidérés : sur une centaine
de salariés, Safa est la meilleure vendeuse, 30% de plus que sa première
concurrente. Du coup, elle a des primes, et avec ses 300 euros par mois
pour 45 heures par semaine, elle trouve qu’elle a de la chance. « Comment ça se fait, que tu sois la première ?
Parce que je fais des blagues aux clients : “Vous avez une très belle voix, monsieur. Quel est votre secret ?
– Je fais partie d’une chorale…
– Très bien ! Et que chantez-vous ?
– Du gospel, avec mon épouse.
– Parce que vous êtes marié ? À votre voix, pourtant, je pensais que vous aviez 25 ans…
– Ah pas du tout, j’en ai 72, mais je vous remercie…”
Et à la fin, j’ai un rendez-vous pour poser les panneaux.
- C’est vrai que le mec avait une belle voix ?
- Pas du tout ! Il chevrotait, je comprenais à peine ce
qu’il me disait… Mais c’est une bonne technique, et puis surtout, ça me
permet de sortir de mes questionnaires préconçus, de raconter n’importe
quoi. Sinon je deviendrais folle, à lire la même fiche du matin au
soir… »
Safa aura peut-être, un jour, un poste de prof de français :
elle a déposé un dossier au Bureau pour l’emploi. Cela peut prendre des
mois, ou dix ans. Elle aurait bien fait une thèse sur Butor, mais ses
parents n’avaient plus d’argent. Elle a pensé, au départ, financer ses
études grâce à son boulot, mais elle a rapidement renoncé :
impossible de parler de chauffage au mètre carré six jours sur sept et
de se prendre la tête le reste du temps sur l’emploi du chiasme dans La Modification…
Nadia
« Je n’aurais jamais pensé que j’étais capable d’arnaquer les gens à ce point. »
À vingt ans, Nadia est rentrée dans un centre d’appel. Très pauvres, ses
parents ne pouvaient lui payer sa deuxième année de fac de droit. Elle a
demandé un emploi du temps aménagé pour pouvoir étudier, mais elle n’a
pas tenu longtemps : épuisée, à vendre de la lingerie toute la
journée, pour La Redoute ou les Trois Suisses, puis des abonnements
téléphoniques, du dépannage internet et télés, elle a abandonné
l’université.
« C’est un peu difficile par moments, mais ça va mieux : je ne vois plus de psy.
-Pourquoi tu voyais un psy ?
- C’est quand j’étais voyante. C’était très bien payé, mais
c’était vraiment pénible. Les numéros surtaxés que les Français peuvent
appeler, “des problèmes de cœur ? Une voyante vous répond au 0 800…” Ben c’était moi, je m’appelais Clothilde. On était cinquante, et j’étais la meilleure voyante de l’équipe.
- Parce que tu prédisais vraiment bien l’avenir ?
(Elle rigole.) - C’était avec moi que les clients restaient le
plus longtemps. Parce que le but, c’est de faire durer la communication
au maximum. Pour une voyante de base, la minute coûte au client 4,50
euros. Moi j’étais cotée à 7,50 euros la minute, j’étais la plus chère…
Et les gens restaient une heure et demie, deux heures au téléphone.
Souvent, c’étaient des problèmes affectifs. J’avais des journalistes,
des profs… Je les écoutais, et je leur disais ce qu’ils avaient envie
d’entendre, avec une voix douce. Certains devenaient accros, ils
m’appelaient tous les jours… J’avais eu une formation de trois jours en
numérologie, donc je leur faisais les chiffres, aussi, avec leurs dates
de naissance. J’étais très bien payée, un peu plus de 400 euros par
mois. Cela dit, quand ils m’appelaient, ça leur coûtait parfois plus de
500 euros le coup de fil… La société faisait un fric monstre :
juste après la chute de Ben Ali, le pays était sous couvre-feu. On
n’avait pas le droit de sortir à partir de 19 heures. Du coup, ils nous
ont loué des apparts individuels à deux pas du centre, pour qu’on puisse
continuer à bosser la nuit… »
Nadia se souvient d’une jeune femme, Cécile, du nord de la France.
Elle était amoureuse d’un homme marié, avec trois enfants, qui ne la
considérait que comme une amante : chaque nuit, Cécile racontait
ses déboires à Nadia, qui lui prédisait un radieux avenir. C’est ainsi
que « Clothilde » a assisté au naufrage de sa
« cliente » : au bout de trois mois, Cécile ne pèse plus
que 38 kilos, terrassée par la dépression et l’anorexie. Nadia en perd
le sommeil, et la dépression la rattrape à son tour. Elle fonce chez le
psy, pratique taboue en Tunisie, et cesse la voyance. « Je
n’aurais jamais pensé que j’étais capable d’arnaquer les gens à ce
point. Jamais. Mais je n’avais pas le choix : il fallait faire
vivre la famille… »
Désormais, elle invite les gens pour des salons, pour qu’ils aillent
se régaler de foie gras, saucisson et Sauternes dans le sud-ouest – 35
heures de prise de ligne pour 300 euros mensuels, « c’est chouette ».
Malgré ce salaire – le smic tunisien avoisine les 150 euros par mois –,
elle ne peut pas louer un appart avec son mari. Docteur en philosophie,
diplômé-chômeur, Wael tient une buvette de rue, et ils élèvent leur
fils de quatre mois chez ses parents. Mais on lui prédit un avenir
radieux…
Taha
« Une femme qui m’insulte parce qu’elle ne peut pas se mettre des trucs dans la chatte… »
Avec sa gueule de baroudeur, Taha cherche du boulot, maîtrise d’histoire
en poche et cinquième année de « sémiologie-philosophie
contemporaine » :
« Godard met des moyens très simples au service d’une esthétique et d’une absurdité magnifiques.
- Euh… Mais tu as bossé en centre d’appels, alors ?
- C’était par nécessité, pendant des années. J’ai arrêté en 2010.
Et je préfère vivre de la solidarité des copains et des petits boulots
au noir que d’y retourner. Dans cette histoire, tout le monde est baisé,
des deux côtés de la Méditerranée. Je l’ai compris un vendredi soir, où
une jeune Française m’a appelé pour me demander pourquoi son
vibromasseur n’était pas arrivé. Elle était à Paris, et elle s’est mise à
me hurler dessus, qu’à cause de moi son week-end était bousillé, que
j’étais un fils de pute, etc. Tu te rends compte de ce que c’est, dans
ma culture, une femme qui m’insulte parce qu’elle ne peut pas se mettre
des trucs dans la chatte ? Et je me revois au bout du fil, essayer
de la calmer, et je n’avais qu’une idée fixe : “Tiens jusqu’à
19 heures, Taha. Ton boss va te donner le salaire de la semaine, et tu
vas prendre une cuite monumentale comme tous les vendredis soirs pour
oublier toute la merde que t’as bouffée au téléphone depuis lundi…” Elle
disjoncte parce qu’elle n’a pas son vibromasseur, et de l’autre côté
j’ai hâte de prendre une murge pour oublier… Ce putain de capital. Ce
capital qui nous baise tous ! J’ai arrêté définitivement le
lendemain. »
Épiciers dans le centre rural de la Tunisie, analphabètes, les parents de Taha se sont « complètement saignés »
pour que leur fils étudie. Et ils avaient fini par l’abandonner, le
fiston, considérant que s’il ne trouvait pas de boulot avec tous ses
diplômes d’intello, c’est qu’il était fainéant et peut-être même
alcoolique. La Révolution les a réconciliés : « Ma mère a
compris que ce n’était pas de ma faute. Et elle m’a incité à foutre le
bordel, contre toute la tradition protectrice de la mère
tunisienne : C“e qui t’arrive, c’est la faute de Ben Ali,” elle me disait. “Descends dans la rue, mon fils, bats-toi !” »
Ahmed
« À la fin, t’es toujours couillé. »
« Bonjour monsieur, mon nom est Ahmed, que puis-je faire pour
vous ? C’est un problème de facture téléphonique ? Bien.
J’accède à votre dernier relevé… Voici. Écoutez monsieur, je vous
conseille de vous rendre au magasin le plus proche de chez vous. Il est
ouvert aujourd’hui jusqu’à 18h30, au 24 rue Félix Leclerc, à Strasbourg… »
Avec sa licence d’histoire de l’Antiquité, Ahmed travaille depuis une
dizaine d’années dans des centres d’appels. Dans sa boîte actuelle, ils
sont 800 – l’une des plus grosses entreprises du secteur en Tunisie.
Même s’il est fils de chauffeur de taxi, avec son diplôme et sa
parfaite maîtrise du français, Ahmed dit appartenir à la petite
bourgeoisie, une classe qui lui permet de trouver du boulot :
« Il suffit d’être francophone. Les petits bourgeois, on l’est
tous. Tu ne trouves pas de francophones dans les quartiers populaires de
Tunis… » Ahmed bosse 9h30 par jour, pauses comprises, 42
heures par semaine. Avec l’ancienneté, et les primes de nuit lorsqu’il
bosse pour le Canada à cause du décalage horaire, il gagne 300 euros par
mois, sans compter les tickets resto – il s’estime heureux de
gagner deux fois le smic tunisien. Un salaire qui ne lui permet pas non
plus de se loger à Tunis, malgré le boulot d’infirmière de sa
copine : à trente ans passés, tous deux vivent toujours chez leurs
parents.
Titularisé à son poste en 2010, Ahmed, militant communiste, « attaque sur le plan syndical » : il fait le tour des 400 salariés de l’époque, et doit rallier à sa cause 50 personnes pour monter une section.
« Le problème, c’est de bosser avec des petits bourgeois.
C’est un casse-tête, cette catégorie-là : ils ont fini leurs
études, rentrent là momentanément en espérant trouver un boulot qui
corresponde à leur niveau. Ils ne s’intéressent ni à la politique, ni au
syndicalisme, et bossent pour avoir de belles fringues et tout claquer
en boîte le samedi soir. Je suis allé les voir un par un : y avait
rien à faire. Et malheureusement, pour un mec de gauche comme moi, les
seuls mecs poreux au syndicalisme que j’ai trouvés, c’étaient les
islamistes. Eux, tu leur proposais un bras de fer avec la direction, ils
te disaient tout de suite “oui” – parce qu’ils avaient
l’habitude de la confrontation, parce qu’ils avaient le courage de
s’opposer à la dictature. Alors les petits chefs des centres d’appels,
ça les faisait rigoler…
- Du coup, tu as réussi à monter le syndicat ?
- Oui, grâce aux islamistes ! Sur les cinquante membres
initiaux, une bonne trentaine étaient imprégnés par l’islam politique.
Et j’ai dû m’adapter, même si tout nous séparait. C’est comme ça que je
me suis retrouvé leader syndical dans la boîte, à poser comme premières
revendications le droit pour les filles de travailler voilées – c’était
interdit sous Ben Ali –, et l’aménagement d’une salle de prière dans
l’entreprise.
- Pourquoi c’était toi, le leader ?
- Parce que j’avais été syndicaliste étudiant, donc j’avais une bonne expérience. »
Les conquêtes ont été minimes, se désole Ahmed. Le syndicat a obtenu
des tickets-restaurants. Des augmentations salariales, aussi. Et des
minibus gratuits pour ramener chez eux les salariés de nuit. « La direction française m’appelle “le Bolchevik”. Et
la loi tunisienne oblige la DRH à venir chaque mois en Tunisie. Elle me
rencontre. Tu la verrais, Mme Denis ! Elle est très gentille,
tu sais, à la française : “Oui… Je comprends… C’est pas terrible… C’est sûr… C’est pas facile…” Elle est super polie, et à la fin, t’es toujours couillé. »
Wissem
« Je raconte la bonne aventure aux patrons français. »
« Une partie du capitalisme français repose dans mes mains. Dans les mains d’un diseur de bonne aventure ! »
Dans son centre d’appels, Wissem est voyant pour 200 euros mensuels.
Des chefs d’entreprise l’appellent, des mecs pleins de fric, presque
dépendants à son tarot, et des boursicoteurs, pour savoir s’ils ont
raison de signer ce contrat, ou d’investir dans telle boîte. Et lui de
raconter absolument n’importe quoi...
« Excuse-moi, Wissem, mais pourtant tu parles pas très bien français ?
- Justement, c’est pour ça qu’ils m’ont pris ! Je dois dire
que je m’appelle Wissem, et que je suis marocain, parce que soi-disant
les Marocains sont très forts aux cartes. Et comme j’ai un accent
terrible, ça fait très couleur locale, ça fait indigène, et c’est ça
qu’il leur faut, à mes patrons. »
Ancien étudiant en arts plastiques, Wissem avait dû fuir la fac sous
Ben Ali : farouche opposant, révolutionnaire, il était pourchassé
et persécuté. Pendant des années, il a travaillé la nuit clandestinement
dans le port de Tunis, dormant sous les ponts : « C’est un signe d’amélioration de la situation, que j’aie décroché ce boulot en centre d’appels… »
« Les centres d’appels, c’est un sujet qui pèse lourd. Ce sont 250 000 emplois en France. Au cours des cinq dernières années, les emplois à l’étranger sont passés à 50 000. Ils ont été multipliés par dix. Il y a cinq ans, Jean-Louis Borloo avait passé un accord avec le secteur qui s’était engagé à créer 100 000 emplois. Ils en ont créé combien ? Aucun. » De qui, cette charge contre les délocalisations ? D’un cégétiste énervé ? De Mélenchon pendant la campagne ? La pique est de Laurent Wauquiez, alors secrétaire d’Etat à l’Emploi de Nicolas Sarkozy, en juillet 2010. C’est que, pour les patrons des centres d’appels, les calculs sont vite faits : une heure de téléopérateur coûte deux fois plus cher en France (20 à 25 euros) qu’au Maroc ou en Tunisie (12 à 14 euros). Conséquence : le secteur délocalise, malgré les menaces d’un Montebourg aujourd’hui…