Nous devons empêcher la privatisation du domaine public
Le site Actualitté a commenté hier un communiqué diffusé par le ministère de la Culture dans lequel Louis Gallois (Commissaire général à l’investissement) et Bruno Racine (président de la Bibliothèque nationale de France) annoncent la signature de deux nouveaux partenariats public-privé en matière de numérisation du patrimoine physique détenu par la bibliothèque. Ces accords se caractérisent par une privatisation (droits d’exploitation commerciale exclusive pour 10 ans) d’un patrimoine appartenant pour tout (les livres anciens) ou partie (les enregistrements sonores 78 et 33 tours) au domaine public. Ironiquement, cette annonce s’effectue alors que dans ses vœux aux personnels de la culture, la ministre prononçait un discours dans lequel elle a répété que la culture ce sont les biens communs, c’est le bien commun de tous. Elle n’a sans doute pas fait le rapport.
Beaucoup percevront ces annonces sur le fond de l’émotion suscitée par la mort d’Aaron Swartz et souligneront l’inconscience et le mépris des auteurs du communiqué.1
Généalogie du désastre
Revenons sur les origines et la nature de ces méfaits, car s’indigner ne suffit pas, il faut comprendre et agir. J’ai le douloureux privilège d’avoir suivi les dossiers numérisation du patrimoine depuis 27 ans. Malgré l’engagement de nombreux acteurs de terrain et leur dévouement à l’accessibilité publique des œuvres numérisées, cette histoire est celle d’une longue série d’aveuglements, d’erreurs 2 et d’efforts louables de les corriger qui hélas ont souvent débouché sur des erreurs encore plus graves que les précédentes. Ce n’est pas le lieu ici de retracer cette histoire qui mériterait un ouvrage entier. Mais il faut bien cerner le contexte particulier qui a permis les aberrations actuelles. Ce contexte a deux aspects, un qui est propre aux institutions culturelles et un qui relève du contexte politique général.
Les institutions culturelles sont passées d’une situation dans laquelle elles se prenaient pour les détenteurs uniques du savoir et des technologies d’indexation à une situation de démission de leurs responsabilités à l’égard des choix techniques. Elles ont intégré l’idée de l’impossibilité du scénario pourtant évident d’institutions publiques recourant aux services de prestataires privés pour qu’ils exécutent des prestations de numérisation sur des fonds définis dans un dialogue avec des usagers, dont le résultat attendu est défini dans un cahier des charges élaboré avec des experts internationaux et reste dans le domaine public tout comme les œuvres dont il est issu. Ces affirmations apparaîtront bien sûr schématiques, divers projets de mutualisation ou la charte du domaine public d’Europeana3 vont clairement dans une autre direction. Mais justement, ces projets restent extrêmement minoritaires et sous-financés.
Tout cela serait anecdotique si le contexte politique général n’était pas marqué par la tragédie des partenariats public-privé. Là aussi, il faudra des travaux d’historiens pour expliquer un jour comment on a pu conduire une politique aussi absurde que de permettre à des acteurs privés de faire payer avec une solide marge à l’Etat les investissements qu’il lui évitent de faire, sans pour autant avoir aucun des risques de prêteur et avec l’effet annexe de transférer massivement la définition des buts visés vers ces partenaires quoiqu’en disent quelques bons esprits qui pensent que la compétence manageriale remplace celle de contenu. Tout cela pour satisfaire à quelques dogmes et à divers critères comptables. Mais dans le cas ici couvert, on fait mieux encore que pour les autoroutes, les hôpitaux … et les aéroports. Car il s’agit du grand emprunt (pardon, les « investissements d’avenir »), donc d’un contexte où l’Etat mobilise des ressources théoriquement très importantes. On parlait de 750 millions d’€ pour le patrimoine, dont à un moment de 400 millions pour la BNF. La réalité sera très en deçà, mais tout de même si ces sommes avaient été utilisées pour conduire une politique publique du patrimoine numérique comme bien commun d’infrastructure sur la base duquel une économie de services à valeur ajoutée peut se développer, on n’en serait pas au désastre actuel. Mais là intervient l’économisme décervelé commun à l’ancien et au nouveau gouvernement, le fondamentalisme selon lequel relance = profits à court terme = économie de ventes de contenus exclusifs et de services associés à cette exclusivité. Donc voilà la BNF qui privatise le domaine public pour dix ans, et qui se vante que ce soit à son propre profit aussi (donc qu’elle sera durablement intéressée à développer cette privatisation du bien commun) et qu’elle réinvestira les sommes en résultant dans d’autres projets de numérisation (dont il reste à voir s’ils ne conduiront pas à de nouvelles privatisations).
Donc en résumé, nous voilà certains que si nous laissons faire, il y aura deux véritables sources d’accès au patrimoine numérique francophone librement réutilisable : les projets sociétaux (Internet Archive, UbuWeb, Wikisource, Projet Gutenberg, ainsi que les réseaux de partage de fichiers entre individus) et la Digital Public Library of America.
Pourquoi est-ce scandaleux ?
Le pire c’est qu’ils trouvent ça « normal ». Il serait donc normal sous prétexte que l’Etat est fauché et qu’il y aura des bénéfices d’accessibilité à terme (dix ans sauf pour quelques « bonus » et au fur et à mesure de la numérisation dans les seuls locaux de la BNF) d’exproprier chacun d’entre nous des droits qu’il a à l’égard du domaine public pour en attribuer le privilège d’exploitation exclusive à des acteurs économiques. J’utilise à dessein le mot « privilège » car il n’est pas sûr que l’exclusivité soit basée ici sur le droit d’auteur, on en est probablement revenu au temps des privilèges d’imprimeur, à un échange de bon services entre l’Etat et des acteurs privés. Hier c’était donne-moi la censure, je te donne l’exclusivité. Maintenant, prête-moi des sous demain, je t’en donne aujourd’hui avec l’exclusivité. Il n’est pas prouvé du tout que la numérisation effectuée par ProQuest et Believe sera à qualité égale moins coûteuse pour l’Etat que celle qui aurait résulté d’un appel d’offres pour un pur prestataire de numérisation.
Cette absence de droits positifs à l’égard du domaine public, de reconnaissance par les responsables d’institutions culturelles qu’ils ne sont que les gardiens et les garants des collections qui leur sont confiées et non leurs propriétaires, n’est pas représentative de la pensée internationale sur ces sujets. Référez-vous au Manifeste pour le domaine public et aux recommandations 5 et 6 du réseau européen COMMUNIA, voir même au très prudent rapport du comité des « sages » de la Commission européenne présidé par Maurice Lévy, pourtant favorable aux partenariats public-privé mais tout de même plus conscient des droits positifs à l’égard du domaine public. Les recommandations du réseau COMMUNIA conduisent à sanctionner légalement toute affirmation d’exclusivité sur un document numérisé issu du domaine public.
Comment devons-nous l’empêcher ?
Ce qui m’amène au que faire. On en sait déjà assez sur le contenu des accords (qui devraient être publiés in extenso comme l’a demandé le député Marcel Rogemont dans une question parlementaire toujours sans réponse) pour affirmer qu’ils sont intolérables. Je suis prêt à aider à rédiger et/ou à signer un appel à annuler leur signature. Il sera également utile d’en contester la validité juridique qui semble très fragile. Et enfin, si jamais ces accords recevaient un début d’exécution, il sera de notre devoir de citoyens de rendre à chacun ce qui lui appartient en partageant massivement la représentation numérique de toute œuvre numérisée au titre de cet accord.
1. Ce paragraphe a été modifié à 12:32 le 16 janvier pour rectifier une erreur factuelle : Aaron Swartz protestait et agissait notamment contre la commercialisation privative d’articles scientifiques du domaine public et pas seulement d’articles résultant de la recherche à financement public comme initialement affirmé. [↩]
2. Viser la numérisation des livres en mode image, ignorer les normes informatiques, d’internet et du web, choisir des techniques d’indexation coûteuses et inefficaces, refuser d’associer les usagers aux priorités de numérisation, céder à toute pression des lobbies d’éditeurs, prétendre contrôler l’usage commercial même dans le cas du d’œuvres du domaine public, etc. [↩]
3. Dont Bruno Racine assure la présidence ce qui ne l’empêche de bafouer radicalement cette charte dans la politique commentée par ce billet. [↩]
Collé à partir de <http://paigrain.debatpublic.net/?p=6333>