Avec le suicide d’Aaron Swartz, le MIT a-t-il perdu son âme ?
Hommage | Ebranlé par l’affaire Aaron Swartz, le prestigieux Massachusetts Institute of Technology ressortira-t-il indemne de ce tragique épisode ? Retour sur les liens de ce brillant informaticien et activiste, retrouvé pendu à New York, avec l'université la plus avant-gardiste des Etats-Unis.
Le 17/01/2013 à 09h25 - Mis à jour le 17/01/2013 à 18h17
Emmanuel Tellier
La scultpure Alchemist, par Jaume Plensa, sur le campus du MIT. Licence CC by 2.0 par Soelin
Il y a quelques mois, j’ai eu la chance de passer plusieurs jours au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge – aux portes de Boston –, pour un reportage au sein d’un des nombreux laboratoires de recherche. Un plaisir de journaliste, et une grosse claque ! Car déambuler dans les bâtiments dernier cri du campus, parler avec les étudiants, les chercheurs, les enseignants, c’est d’abord se trouver joyeusement confronté à une réalité à peine imaginable en France : sur les bords de la Charles River, dans ce coin de paradis pour cerveaux survoltés, l’esprit de corps est un bien commun non-négociable.
Vivre, réfléchir, chercher, entreprendre au MIT, c’est d’abord partager. Echanger. Se mettre au service d’un collectif – humain et intellectuel. C’est aussi, chemin faisant, oublier un peu de son âge, de ses diplômes, de son statut spécifique. « Après quelques semaines ici, j’ai eu l’impression qu’on faisait tout pour me faire sentir que je pouvais être l’égal de mes profs », me racontait alors un étudiant du Media Lab fraîchement débarqué de son Nevada natal. « Dans un labo de recherche, toutes les hiérarchies s’effacent. Si je lance une piste, une idée, on ne me fera jamais sentir que je ne suis “que” le petit jeune de 22 ans tout juste débarqué de sa campagne. Sans que ce soit démago ou bidon, tout le monde me fait sentir au quotidien que je suis un élément à part entière du puzzle MIT, une molécule qui ne demande qu’à s’associer à d’autres molécules. »
Autre particularité remarquable du Massachusetts Institute of Technology, dont la devise est « mens et manus » (« l'esprit et la main ») : les étudiants deviennent aussi, très vite, des chercheurs. Ici, la mise en pratique, l’application concrète, sont des obsessions structurantes. L’institution MIT ne dit qu’une chose à ses élèves : allez-y, tentez ! La majeure partie des étudiants passe autant de temps dans des labos (de six à huit personnes par entité), entourés de professionnels maintes fois diplômés, que dans des salles de classe, sagement assis.
Et quand vient l’heure de la pause, nouveaux venus comme élèves ayant cinq ou six années d’études derrière eux sortent déjeuner ensemble, dans une des petites cantines mexicaines ou chinoises du quartier. Souvent, un professeur émérite ou un chercheur mondialement célébré les rejoint pour le café (ou une bière à l’heure de l’apéro). Aux beaux jours, un faux air de vacances s’abat sur les terrasses de Main St, près de la station Kendall/MIT. Sauf qu’il ne faut pas s’y tromper : ces grandes tablées de gens joyeux ne sont pas un rassemblement de touristes en safari-photo mais une épatante concentration de cerveaux bien décidés à inventer l’avenir, notre avenir. Dans la camaraderie et l'émulation permanente.
C’est donc ici, dans ce cocon à la fois stimulant et bienveillant (1), qu’Aaron Swartz passait l’essentiel de sa vie – lorsqu’il n’était pas à New York, la ville de son temps « libre ». Aaron Swartz, 26 ans. Etudiant brillant, au CV déjà conséquent. Mais aussi, surtout, et déjà, un créateur, un inventeur. Doublé d’un activiste à visage découvert, doué pour l’écriture et la joute. Un orateur, un militant, un théoricien amoureux du savoir (et du savoir libre, fluide, démocratisé, accessible à tous) bien avant d’être un « hacker ».
Au MIT, il disait avoir trouvé l’environnement moral et matériel idéal à ses recherches, à sa pratique activiste et au perfectionnement de ses connaissances. Ses professeurs (ou faudrait-il dire ses collaborateurs ?) l’adoraient et il leur rendait bien. Comme la vingtaine d’étudiants « hors normes » rapidement repérés par l’institution chaque année, il était devenu au fil du temps l’une des stars discrètes du campus. Comme les meilleurs éléments – et les plus avides de connaissance – de chaque promotion, il passait aussi beaucoup de temps à Harvard, quatre kilomètres plus loin : il s’était inscrit au Center for Ethics, haut lieu d’études et recherches en sciences sociales. Les invitations permanentes au débat, à la friction productive des idées, si constitutives de ces deux institutions mitoyennes, étaient devenues son quotidien.
Lawrence Lessig et Aaron Swartz lors du lancement de Creative Commons à la O'Reilly's Emerging Technology Conference. Photo : Rich Gibson/Wikimedia Commons
Avant de s’établir à Boston, le natif de Chicago avait passé une petite année à Stanford (en Californie), tout en participant, en parallèle à ses études, aux différentes trouvailles et actions militantes que l’on sait. Mais c’est au MIT, où il passait l’essentiel de ses journées (et ses nuits) dans le secteur du W3C – siège du World Wide Web Consortium, fondé par le transfuge anglais Tim Berners-Lee, un de ses héros – qu’il disait se sentir le mieux, et avoir trouvé l’équilibre (2). Le W3C, un terrain de jeu de rêve, au cœur même d’un campus visité une première fois à l’âge de 14 ans – Aaron avait alors gagné un prix pour jeunes informaticiens précoces doté d’une bourse de voyage et d’un court séjour à Cambridge.
Tim Berners-Lee @timberners_lee
Aaron dead. World wanderers, we have lost a wise elder. Hackers for right, we are one down. Parents all, we have lost a child. Let us weep.
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Comme tous les gamins passionnés de nouvelles technologies, l’adolescent connaissait sans doute déjà l’origine du mot « hack », une invention des élèves du MIT, et un élément-clé de sa carte génétique. Depuis les années 40, on appelle « hack » une action spectaculaire et comique, collective et clandestine, destinée à étonner et faire rire l’ensemble du campus. Rien à voir, à l’origine, avec l’univers de l’informatique ; mais tout à voir avec l’univers de la déconnade et du franchissement de ligne jaune.
Les « hackers », depuis des décennies, font tomber des pianos hors d’usage depuis le toit de leur dortoir en pleine nuit (en s’étant toutefois assuré qu’aucun promeneur solitaire ne passe par là au moment du « lâcher »), affublent les statues des fondateurs de l’université de gadgets et costumes en tout genre (casque de soldat et mitraillette, ou tenue de Harry Potter le jour de la sortie d’un nouvel épisode) ou déposent un camion de pompier (un vrai !) sur le toit du Great Dome, le bâtiment le plus prestigieux de l’Université. (voir ici une liste des plus beaux « hacks »). Traditionnellement, les autorités du campus ferment les yeux face à ces agissements cocasses qui sont toutefois régulés – sinon publiquement encouragés.
Comme on le sait, l’histoire a voulu que le MIT soit une deuxième fois le berceau planétaire des « hackers », puisqu’à ces bonnes grosses blagues de potaches noctambules sont venus s’ajouter d’autres exploits transgressifs, bien informatiques ceux-là : dès la fin des années 50, c’est aussi dans les sous-sols de Cambridge qu’ont vu le jour les premiers cassages de codes et verrous virtuels divers, mis à mal par de brillants bidouilleurs d’algorithmes (les membres du club local de train miniature électrique !).
Voilà donc le monde où vivait Aaron Swartz. Son jardin, ses repères, ses références. Emulation constante et effacement des hiérarchies. Encouragement inaltérable à l’aventure, au défi, voire validation complice des franchissements de lignes jaunes… Une sorte d’eden pour génie 3.0.
Le Stata Center au MIT. Photo : Finlay McWalter/WikiCommons
Et un formidable terrain de jeux où tous les feux semblaient au vert. Pour dire les choses autrement, imaginerait-on qu'un minot d'Avoriaz élevé par des parents profs de ski et entouré de champions de descente puisse se contenter de slalomer sur des pistes bleues, le casque bien vissé sur la tête ?
On pourrait continuer à égrener ainsi les ingrédients d’un cocktail (et les dates clés d’un parcours) dont tous ceux qui connaissaient intimement Aaron Swartz ont dit ces jours-ci qu’ils le rendaient manifestement heureux, malgré ses tendances dépressives. Mais nul besoin d’en dire plus, l’essentiel est là, et n’a plus qu’à être cueilli comme un fruit mûr : le jeune homme se sentait « à la maison » (et en absolue confiance) au cœur du MIT. Sans doute le lieu physique, aux Etats-Unis ou n’importe où sur Terre, le plus en phase avec le vaste paysage de ses convictions morales, intellectuelles. Non pas un sanctuaire, un abri clandestin pour dangereux révolutionnaires, mais une véritable institution, avec pignon sur rue. Une plateforme de choix, mondialement reconnue, depuis laquelle militer publiquement, lancer des actions, faire avancer ses idées.
Autant dire que le ciel a dû lui tomber sur la tête lorsqu’Aaron Swartz a réalisé que la justice de son pays, après une enquête nourrie par différents personnels du MIT, entendait le poursuivre jusqu’au bout : jusqu’à la condamnation, jusqu’à la prison, pour un « larcin » numérique fomenté entre septembre 2010 et janvier 2011, le prélèvement de millions d’articles scientifiques dans la base de données JSTOR afin de mettre toute cette matière académique, archi-spécialisée, savante, en libre circulation sur le Web. Pas franchement un crime moral majeur. Et rien qui soit de nature à outrer qui que ce soit sur les terres du MIT où, rappelons-le, une immense partie des cours distillés aux étudiants est disponible en ligne, gratuitement ! Et où le « hack » est quasiment un art de vivre.
Sauf que, depuis plusieurs mois, un procureur américain (une femme, Carmen M. Ortiz), avait décidé de frapper fort – et frapper pour l’exemple. Puisque Swartz avait fait sauter un certain nombre de verrous pour atteindre ses contenus protégés (voir ici les photos du jeune homme accédant à une salle de câblage informatique en dissimulant son visage… un peu trop tard), alors il devrait rendre des comptes à la justice. Et, si possible, incarner, aux yeux de tous, ce « hacker » capturé, pris la main dans le code, puni. Et tant pis si la nature même du « vol » n’avait rien d’outrageant. Tant pis si le « hacker » avait rendu ses disques durs et les contenus en question dès sa visite découverte. Tant pis si les gestionnaires de la base de données visitée, JSTOR, avaient spontanément retiré leur plainte… Sans pourtant émouvoir ni faire céder l’implacable procureur Ortiz (3)... qui est par ailleurs l'épouse d'un haut dirigeant d'IBM (et tant pis pour le conflit d'intérêt ???)
Il y a plusieurs semaines, Aaron Swartz avait confié à ses proches se sentir extrêmement mal, particulièrement angoissé à l’idée d’avoir à affronter la justice – et sans doute payer pour l’exemple.
Fait notoire (et dramatique) : les équipes de sécurité du MIT, elles non plus, n’avaient pas du tout apprécié l’exploit de ce visiteur du soir, et ont donc collaboré activement avec les enquêteurs et la justice. Une forme de trahison pour Swartz et ses amis. C’est d’ailleurs vers ces membres de la hiérarchie intermédiaire du campus que se dirigent maintenant une grande partie des critiques – à tel point que ce 13 janvier 2013, la direction du MIT a décidé d’ouvrir une enquête pour déterminer si certains de ces cadres des services de sécurité ont fait preuve de zêle. Ironie du sort, le père d’Aaron Swartz, Robert Swartz, lui-même expert en informatique, collabore depuis plusieurs années avec le MIT : il est consultant dans des dossiers tenant... à la propriété intellectuelle.
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(1) Rappelons que 61% des étudiants sélectionnés par l’Institut sont boursiers et ne paient quasiment rien pour étudier (ils sont même rémunérés pour leur travail dans les labos).
(2) D’après les témoignages concordants de ses amis.
(3) Dernière minute : la pétition lancée sur Internet pour dénoncer l’acharnement du procureur Ortiz – et demander au président Obama de la révoquer – n’en finit plus de prendre de l’ampleur. Plus de 30 000 personnes l’ont déjà paraphée.