Walden ou la vie dans les bois

Henri David Thoreau (1817-1862) /

Essayiste, mémorialiste et poète américain. Il est surtout connu pour son essai La Désobéissance civile, publié en 1849. Regardé par certains comme le premier environnementaliste, Thoreau est un philosophe de la condition humaine. Son essai a inspiré Tolstoï, Martin Luther King et Gandhi.

 

Traduction française de Louis Fabulet. Publié dans La Revue de Paris, année 28, tome 2, 1er mars 1921, p. 47-71.

Quand j’écrivis les pages suivantes, ou plutôt quand j’en écrivis le principal, je vivais seul dans les bois, à un mille de tout voisinage, dans une maison que j’avais bâtie moi-même, au bord de l’Étang de Walden, à Concord, Massachusetts, et je ne devais ma vie qu’au travail de mes mains. J’habitai là deux ans et deux mois. A présent me voici pour une fois encore de passage dans le monde civilisé.

Je n’imposerais pas de la sorte mes affaires à l’attention du lecteur si mon genre de vie n’avait été, de la part de mes concitoyens, l’objet d’enquêtes fort minutieuses, que d’aucuns diraient impertinentes, mais que, loin de prendre pour telles, je juge, vu les circonstances, très naturelles et tout aussi pertinentes. Les uns ont demandé ce que j’avais à manger ; si je ne me sentais pas solitaire ; si je n’avais pas peur ; etc., etc. D’autres se sont montrés curieux d’apprendre quelle part de mon revenu je consacrais aux oeuvres charitables ; et certains, chargés de famille, combien d’enfants pauvres je soutenais. Je prierai donc ceux de mes lecteurs qui ne s’intéressent point à moi particulièrement de me pardonner si j’entreprends de répondre dans ce livre à quelques-unes de ces questions. Dans la plupart des livres il est fait omission du Je, ou première personne ; en celui-ci le Je se verra retenu ; c’est, au regard de l’égotisme, tout ce qui fait la différence. Nous oublions ordinairement qu’en somme c’est toujours la première personne qui parle. Je ne m’étendrais pas tant sur moi-même s’il était quelqu’un d’autre que je connusse aussi bien. Malheureusement, je me vois réduit à ce thème par la pauvreté de mon savoir. Qui plus est, pour ma part, je revendique de tout écrivain, tôt ou tard, le récit simple et sincère de sa propre vie, et non pas simplement ce qu’il a entendu raconter de la vie des autres hommes ; tel le récit que, par exemple, il enverrait aux siens d’un pays lointain ; car s’il a mené une vie sincère, ce doit, selon moi, avoir été en un pays lointain. Peut-être ces pages s’adressent-elles plus particulièrement aux étudiants pauvres. Quant au reste de mes lecteurs, ils en prendront telle part qui leur revient. J’espère que nul, en passant l’habit, n’en fera craquer les coutures, car il se peut prouver d’un bon usage pour celui auquel il ira.

L’existence que mènent en général les hommes est une existence de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est autre chose que du désespoir confirmé. De la cité désespérée vous passez dans la campagne désespérée, et c’est avec le courage de la loutre et du rat musqué qu’il vous faut vous consoler. Il n’est pas jusqu’à ce qu’on appelle les jeux et divertissements de l’espèce humaine qui ne recouvre un désespoir stéréotypé quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient après le travail. Mais c’est un signe de sagesse que de ne pas faire de choses désespérées.

Si l’on considère ce qui, pour employer les termes du catéchisme, est la fin principale de l’homme, et ce que sont les véritables besoins et moyens de l’existence, il semble que ce soit de préférence à tout autre que les hommes, après mûre réflexion, aient choisi leur mode ordinaire de vivre. Toutefois ils croient honnêtement que nul choix ne leur est laissé. Mais les natures alertes et saines ne perdent pas de vue que le soleil s’est levé clair. Il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés. Nulle façon de penser ou d’agir, si ancienne soit-elle, ne saurait être acceptée sans preuve. Ce que chacun répète en écho ou passe sous silence comme vrai aujourd’hui, peut demain se révéler mensonge, simple fumée de l’opinion, que d’aucuns avaient prise pour le nuage appelé à répandre sur les champs une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne pouvez faire, vous vous apercevez, en l’essayant, que vous le pouvez fort bien. Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-être pas suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec sous un pot, et les voilà emportés autour du globe avec la vitesse des oiseaux, de façon à tuer les vieilles gens, comme on dit. L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris au cours de sa vie quelque chose qui ait une réelle valeur. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particuliers motifs, suivant ce qu’ils doivent croire ; et il se peut qu’il leur soit resté quelque foi capable de démentir cette expérience, seulement ils sont moins jeunes qu’ils n’étaient. Voilà une trentaine d’années que j’habite cette planète, et je suis encore à entendre de la bouche de mes aînés le premier mot d’un conseil précieux, sinon sérieux. Ils ne m’ont rien dit, et, probablement, ne peuvent rien me dire à propos. Ici la vie, champ d’expérience de grande étendue, inexploré par moi ; mais il ne me sert de rien qu’ils l’aient exploré. Si j’ai fait quelque découverte que je juge de valeur, je suis sûr, à la réflexion, que mes mentors ne m’en ont soufflé mot.

Certain fermier me déclare : « On ne saurait vivre uniquement de végétaux, car ce n’est pas cela qui vous fait des os » ; sur quoi le voici qui, religieusement, consacre une partie de sa journée à soutenir sa thèse avec la matière première des os ; marchant tout le temps qu’il parle, derrière ses boeufs, qui, grâce à des os faits de végétaux, vont le cahotant, lui et sa lourde charrue, à travers tous les obstacles. Il est des choses réellement nécessaires à la vie dans certains milieux, les plus impuissants et les plus malades, qui, dans d’autres, sont uniquement de luxe, et dans d’autres encore, totalement inconnues.

Il semble à d’aucuns que le territoire de la vie humaine ait été en entier parcouru par leurs prédécesseurs, monts et vaux tout ensemble, et qu’il n’est rien à quoi l’on n’ait pris garde. Suivant Evelyn, « le sage Salomon prescrivit des ordonnances relatives même à la distance des arbres ; et les préteurs romains ont déterminé le nombre de fois qu’il est permis, sans violation de propriété, d’aller sur la terre de son voisin ramasser les glands qui y tombent, ainsi que la part qui revient à ce voisin ». Hippocrate a été jusqu’à laisser des instructions sur la façon dont nous devrions nous couper les ongles : c’est-à-dire au niveau des doigts, ni plus courts ni plus longs. Nul doute que la lassitude et l’ennui mêmes qui se flattent d’avoir épuisé toutes les ressources et les joies de la vie soient aussi vieux qu’Adam. Mais on n’a jamais pris les mesures de capacité de l’homme ; et on ne saurait, suivant nuls précédents, juger de ce qu’il peut faire, si peu on a tenté. Quels qu’aient été jusqu’ici tes insuccès, « ne pleure pas, mon enfant, car où donc est celui qui te désignera la partie restée inachevée de ton oeuvre ? »

Vers la fin de mars 1845, ayant emprunté une hache, je m’en allai dans les bois qui avoisinent l’étang de Walden, au plus près duquel je me proposais de construire ma maison, et je me mis à abattre quelques grands pins blancs fléchus encore en leur jeunesse, comme bois de construction. Il est difficile de commencer sans emprunter, mais sans doute est-ce la plus généreuse façon de souffrir que vos semblables aient un intérêt dans votre entreprise. Le propriétaire de la hache, comme il en faisait l’abandon, déclara que c’était la prunelle de son oeil ; mais je la lui rendis plus aiguisée que je ne la reçus. C’était un aimable versant de colline que celui sur lequel je travaillais, couvert de bois de pins, à travers lesquels mes regards allaient jusque sur l’étang, et d’un libre petit champ au milieu d’eux, d’où s’élançaient des pins et des noyers. La glace de l’étang, qui n’avait pas encore fondu, malgré quelques espaces découverts, se montrait toute de couleur sombre, et saturée d’eau. Il survint quelques légères chutes de neige dans le temps que je travaillais là ; mais en général, lorsque je m’en revenais au chemin de fer pour rentrer chez moi, son tas de sable jaune, s’allongeait au loin, miroitant dans l’atmosphère brumeuse, et les rails brillaient sous le soleil printanier, tandis que j’entendais l’alouette, le vanneau et autres oiseaux déjà là pour inaugurer une nouvelle année avec nous. C’étaient d’aimables jours de printemps, où l’hiver du mécontentement de l’homme (1) fondait, tout comme le gel de la terre, et où la vie, après être restée engourdie, commençait à s’étirer. Un jour que, ma hache étant défaite, j’avais coupé un noyer vert pour fabriquer un coin, enfoncé ce coin à l’aide d’une pierre, et mis le tout à tremper dans une mare pour faire gonfler le bois, je vis un serpent rayé entrer dans l’eau, au fond de laquelle il resta étendu, sans en paraître incommodé, aussi longtemps que je restai là, c’est-à-dire plus d’un quart d’heure ; peut-être parce qu’il était encore sous l’influence de la léthargie. Il me parut qu’à semblable motif les hommes doivent de rester dans leur basse et primitive condition présente ; mais s’ils venaient à sentir l’influence du printemps des printemps les réveiller, ils s’élèveraient nécessairement à une vie plus haute et plus éthérée. J’avais auparavant vu sur mon chemin, par les matins de gelée, les serpents attendre que le soleil dégelât des portions de leurs corps demeurées engourdies et rigides. Le premier avril, il plut, la glace fondit, et, aux premières heures du jour, heures d’épais brouillard, j’entendis une oie traînarde qui devait voler à tâtons de côté et d’autre au-dessus de l’étang, cacarder comme perdue, ou telle l’esprit du brouillard.

Je continuai durant quelques jours à couper et à façonner du bois de charpente, ainsi que des étais et des chevrons, tout cela avec ma modeste hache, sans nourrir beaucoup de pensées communicables ou savantes, en me chantant à moi-même :

L’homme prétend à maint savoir,

N’a-t-il les ailes de l’espoir –

Les arts et les sciences,

Et mille conséquences ?

Le vent qui renaît,

Voilà ce qu’on sait.

Je taillai les poutres principales de six pouces carrés, la plupart des étais sur deux côtés seulement, et les chevrons comme les solives sur un seul côté, en laissant dessus le resté de l’écorce, de sorte qu’ils étaient tout aussi droits et beaucoup plus forts que ceux qui passent par la scie. Il n’est pas de pièce qui ne fut avec soin mortaisée ou tenonnée à sa souche, car vers ce temps-là j’avais emprunté d’autres outils. Mes journées dans les bois n’étaient pas bien longues ; toutefois j’emportais d’ordinaire mon dîner de pain et de beurre, et lisais le journal qui l’enveloppait, à midi, assis parmi les rameaux verts détachés par moi des pins, tandis qu’à ma miche se communiquait un peu de leur senteur, car j’avais les mains couvertes d’une épaisse couche de résine. Avant d’avoir fini, j’étais plutôt l’ami que l’ennemi du pin, quoique j’en eusse abattu quelques-uns, ayant fait avec lui plus ample connaissance. Parfois il arrivait qu’un promeneur dans le bois s’en vînt attiré par le bruit de ma hache, et nous bavardions gaîment par-dessus les copeaux.

Vers le milieu d’avril, la charpente de ma maison était prête à se voir dressée. J’avais acheté déjà la cabane de James Collins, un Irlandais qui travaillait au chemin de fer de Fitchburg, pour avoir des planches. La cabane de James Collins passait pour particulièrement belle. Lorsque j’allai la voir, Collins était absent. Je me promenai tout autour, d’abord inaperçu de l’intérieur, tant la fenêtre en était renfoncée et haut placée. De petites dimensions, cette cabane avait un toit en pointe et l’on n’en pouvait voir guère davantage, entourée qu’elle était d’une couche de boue épaisse de cinq pieds. Le toit en était la partie la plus saine, quoique le soleil en eût déjeté et rendu friable une bonne partie. De seuil il n’était pas question, mais à sa place un passage à demeure pour les poules sous la planche de la porte. Mrs Collins vint à cette porte et me demanda de vouloir bien prendre un aperçu de l’intérieur. Mon approche provoqua l’entrée préalable des poules. Il faisait noir dans la cabane, et le plancher, rien qu’une planche par-ci par-là, était en grande partie recouvert de saleté, humide et visqueux. Mrs Collins alluma une lampe pour me faire voir l’intérieur, et pour me montrer que le plancher s’étendait jusque sous le lit, tout en me mettant en garde contre une incursion dans la cave, sorte de trou aux ordures profond de deux pieds. Suivant ses propres paroles, c’étaient « de bonnes planches en l’air, de bonnes planches tout autour et une bonne fenêtre ». Il y avait un poêle, un lit, et une place pour s’asseoir, un enfant là tel qu’il était né, une ombrelle de soie, un miroir à cadre doré, un moulin à café neuf et breveté, cloué à un plançon de chêne, un point, c’est tout. Le marché fut tôt conclu, car James, sur ces entrefaites, était rentré. J’aurais à payer ce soir quatre dollars vingt-cinq cents, et lui à déguerpir à cinq heures demain matin sans vendre à personne autre d’ici là : j’entrerais en possession à six heures. Il serait bon, ajouta-t-il, d’être là de bonne heure, afin de prévenir certaines réclamations pas très claires et encore moins justes rapport à la redevance et au combustible. C’était là, m’assura-t-il, le seul et unique ennui. A six heures je le croisai sur la route, lui et sa famille. Tout leur avoir - lit, moulin à café, miroir, poules - tenait en un seul gros paquet, tout sauf le chat ; ce dernier se lança dans les bois, où il devint chat sauvage, et, suivant ce que j’appris dans la suite, mit la patte dans un piège à marmottes, pour ainsi devenir en fin de compte chat crevé.

Je démolis cette demeure le matin même, en retirai les clous, et la transportai par petites charretées au bord de l’étang, où j’étendis les planches sur l’herbe pour y blanchir et se redresser au soleil. Certaine grive matinale lança une note ou deux en mon honneur comme je suivais en voiture le sentier des bois. Je fus traîtreusement averti par un jeune Patrick que, dans les intervalles du transport, le voisin Seely, un Irlandais, transférait dans ses poches les clous, crampons et chevilles encore passables, droits et enfonçables, pour rester là, quand je revenais, à bavarder, et, comme si de rien n’était, de son air le plus innocent, lever les yeux de nouveau sur le désastre ; il y avait disette d’ouvrage, à ce qu’il disait. Il était là pour représenter l’assistance.

Je creusai ma cave dans le flanc d’une colline, là où une marmotte avait autrefois creusé son terrier, à travers des racines de sumac et de ronce, et tout l’opprobre de la végétation, six pieds carrés sur sept de profondeur, jusqu’à un sable fin où les pommes de terre ne gèleraient pas, quelle que fût la rigueur de l’hiver. Les côtés furent laissés en talus, et non maçonnés ; mais le soleil n’ayant jamais brillé sur eux, le sable s’en tient encore en place. Ce fut l’affaire de deux heures de travail. Je pris un plaisir tout particulier à entamer ainsi le sol, car il n’est guère de latitudes où les hommes ne fouillent la terre, en quête d’une température égale. Sous la plus magnifique maison de la ville se trouvera encore la cave où l’on met en provision ses racines comme jadis, et longtemps après que l’édifice aura disparu la postérité retrouve son encoche dans la terre. La maison n’est toujours qu’une sorte de porche à l’entrée d’un terrier.

Au commencement de mai, avec l’aide de quelques-unes de mes connaissances, plutôt pour mettre à profit si bonne occasion de voisiner que pour toute autre nécessité, je dressai la charpente de ma maison. Je commençai à occuper cette maison le 4 juillet, dès qu’elle fut pourvue de planches et de toit, car, les planches étant soigneusement taillées en biseau et posées en recouvrement, elle se trouvait impénétrable à la pluie ; mais, avant d’y mettre les planches, je posai à l’une des extrémités les bases d’une cheminée, en montant de l’étang sur la colline deux charretées de pierres dans mes bras. Je construisis la cheminée après mon sarclage, en automne, avant que le feu devînt nécessaire pour se chauffer, et fis, en attendant, ma cuisine dehors par terre, de bonne heure le matin ; manière de procéder que je crois encore à certains égards plus commode et plus agréable que la manière usuelle. Lorsqu’il faisait de l’orage avant que mon pain fût cuit, j’assujettissais quelques planches au-dessus du feu, m’asseyais dessous pour surveiller ma miche, et passais de la sorte quelques heures charmantes. En ce temps où mes mains étaient fort occupées je ne lus guère, mais les moindres bouts de papier traînant par terre, ma poignée ou ma nappe, me procuraient tout autant de plaisir, en fait remplissaient le même but que l’Iliade.

Je bâtis donc la cheminée ; et je couvris les côtés de ma maison, déjà imperméables à la pluie, de bardeaux imparfaits et pleins de sève, tirés de la première tranche de la bille, et dont je dus redresser les bords au rabot.

Je possède ainsi une maison recouverte étroitement de bardeaux et de plâtre, de dix pieds de large sur quinze de long, aux jambages de huit pieds, pourvue d’un grenier et d’un appentis, d’une grande fenêtre de chaque côté, de deux trappes, d’une porte à l’extrémité, et d’une cheminée de briques en face.

J’appris qu’il en coûterait incroyablement peu de peine de se procurer la nourriture nécessaire même sous cette latitude ; qu’un homme peut suivre un régime aussi simple que font les animaux, tout en conservant santé et force. J’ai dîné d’une façon fort satisfaisante, satisfaisante à plusieurs points de vue, simplement d’un plat de pourpier que je cueillis dans mon champ de blé, fis bouillir et additionnai de sel. Et, dites-moi, que peut désirer de plus un homme raisonnable, en temps de paix, à l’ordinaire midi, qu’un nombre suffisant d’épis de maïs vert bouillis, avec un. peu de sel ? Même la petite variété que j’introduisais dans mes repas était une concession aux exigences de l’appétit, et non à celles de la santé. Cependant les hommes en sont arrivés à ce point que fréquemment ils meurent de faim, non par manque de nécessaire, mais par manque de luxe ; et je connais une brave femme qui croit que son fils a perdu la vie pour s’être mis à ne boire que de l’eau.

Le lecteur remarquera que je traite le sujet à un point de vue plutôt économique que diététique, et ne s’aventurera pas à mettre ma sobriété à l’épreuve qu’il n’ait un office bien garni.

Le pain, je commençai par le faire de pure farine de maïs et sel, vrais « hoc-cakes » (2), que je cuisis devant mon feu dehors sur un bardeau ou sur le bout d’une pièce de charpente ; mais habituellement il prenait un goût de fumée et un arome de résine. J’essayai de la fleur de farine, mais je finis par trouver un mélange de seigle et de farine de maïs aussi convenable qu’appétissant. Par temps froid, ce n’était pas un mince amusement que de cuire plusieurs petits pains de cette chose les uns après les autres, en les surveillant et les retournant avec autant de soin qu’un Égyptien ses oeufs en cours d’éclosion. C’étaient autant de vrais fruits de céréales que je faisais mûrir ; ils avaient un parfum rappelant celui d’autres nobles fruits, parfum que je conservais aussi longtemps que possible en les enveloppant d’étoffe. Je fis une étude de l’art aussi antique qu’indispensable de faire du pain, consultant telles autorités qui s’offraient, retournant aux temps primitifs et à la première invention du genre sans levain, quand, de la sauvagerie des noix et des viandes, les hommes en vinrent à la douceur et au raffinement de ce régime ; en avançant peu à peu dans mes études, je découvris cet aigrissement accidentel de la pâte qu’on suppose avoir révélé le procédé du levain, et les diverses fermentations qui s’ensuivent, jusqu’au jour où j’arrivai au « bon pain frais et sain », soutien de la vie.

Il n’est pas un habitant de la Nouvelle Angleterre qui ne puisse aisément faire pousser tous les éléments de son pain en ce pays de seigle et de maïs, sans dépendre à leur égard de marchés distants et flottants. Si loin sommes-nous cependant de la simplicité et de l’indépendance, qu’à Concord il est rare de trouver de fraîche et douce farine dans les boutiques, et que le hominy (3), comme le maïs sous une forme encore plus grossière, sont d’un usage fort rare. La plupart du temps le fermier donne à son bétail et à ses cochons le grain de sa production, et achète plus cher à la boutique une farine qui n’est pas plus salutaire que ne serait la sienne. Je compris que je pouvais facilement produire un boisseau (4), ou même deux, de seigle et de maïs, les moudre dans un moulin à bras, et m’en tirer ainsi sans riz et sans porc. Je découvris par expérience que je pouvais tirer une fort bonne mélasse soit de la citrouille, soit de la betterave ; puis je reconnus qu’en faisant simplement pousser quelques érables (5) je me la procurais plus facilement encore, qu’enfin dans le temps où ceux-ci poussaient, je pouvais employer divers succédanés en dehors de ceux que j’ai nommés. Comme les Ancêtres chantaient :

We can make liquor to sweeten our lips

Of pampkins and parsnips and walnut-tree chips (6).

Enfin, pour ce qui est du sel, ce produit si vulgaire d’épicerie, se le procurer pourrait être l’occasion d’une visite au bord de la mer, à moins que, arrivant à m’en passer tout à fait, je n’en busse probablement que moins d’eau. Je ne sache pas que les Indiens aient jamais pris la peine de remettre en quête de lui.

Ainsi pouvais-je éviter tout commerce, tout échange, pour ce qui était de ma nourriture, et, comme j’étais pourvu déjà d’un abri, il ne me restait à me procurer que le vêtement et le combustible. Le pantalon que je porte actuellement fut tissé dans une famille de cultivateurs. Le ciel soit loué qu’il y ait encore tant de vertu dans l’homme ! Quant au combustible , on en est encombré dans un pays neuf.

Mon mobilier, dont je fabriquai moi-même une partie, consista en un lit, une table, un pupitre, trois chaises, un miroir de trois pouces de diamètre, une paire de pincettes et une autre de chenets, une bouillotte, une marmite, et une poêle à frire, une cuiller à pot, une jatte à laver, deux couteaux et deux fourchettes, trois assiettes, une tasse, une cuiller, une cruche à huile, une cruche à mélasse, et une lampe bronzée.

Je voudrais faire observer, en passant, qu’il ne m’en coûte rien en fait de rideaux, attendu que je n’ai d’autres curieux à exclure que le soleil et la lune, et que je tiens à ce qu’ils regardent chez moi. La lune ne fera pas tourner mon lait ni ne corrompra ma viande, plus que le soleil ne nuira à mes meubles ou ne fera passer mon tapis ; et s’il se montre parfois ami quelque peu chaud, je trouve encore meilleure économie à battre en retraite derrière quelque rideau fourni par la nature qu’à ajouter un simple article au détail de mon ménage. Une dame m’offrit une fois un paillasson, mais comme je n’avais ni place de reste dans la maison, ni temps de reste dedans ou dehors pour le secouer, je déclinai l’offre, préférant m’essuyer les pieds sur l’herbe devant ma porte. Mieux vaut éviter le mal à son début.

Je m’entretins de la sorte grâce au seul labeur de mes mains, et je m’aperçus qu’en travaillant six semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les nécessités de la vie.

La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude. J’ai bien et dûment essayé de tenir école, mais j’étais obligé de m’habiller et de m’entraîner, sinon de penser et de croire, en conséquence, et je perdais mon temps par-dessus le marché. Comme je n’enseignais pas pour le bien de mes semblables, mais simplement pour gagner ma vie, c’était une erreur. J’ai essayé du commerce ; mais je m’aperçus qu’il faudrait dix ans pour s’enrouter là dedans, et qu’alors je serais probablement en route pour aller au diable. Je fus positivement pris de peur à la pensée que je pourrais pendant ce temps-là faire ce qu’on appelle une bonne affaire. Lorsque autrefois je regardais autour de moi en quête de ce que je pourrais bien faire pour vivre, ayant fraîche encore à la mémoire pour me reprocher mon ingénuité, telle expérience malheureuse tentée sur les désirs de certains amis, je pensai souvent et sérieusement à cueillir des myrtils ; cela, sûrement j’étais capable de le faire, et les petits profits que j’en tirerais pouvaient me suffire ; car mon plus grand talent a été de me contenter de peu. Tandis que sans hésiter mes amis entraient dans le commerce ou embrassaient des professions, je considérai cette occupation comme valant au moins autant que la leur ; courir les montagnes tout l’été pour cueillir les baies qui se trouvaient sur ma route, en disposer ensuite, sans souci ; de la sorte, garder les troupeaux d’Amète. Je rêvai aussi de récolter les herbes sauvages, ou de porter des verdures persistantes à ceux des villageois qui aimaient se voir rappeler les bois, même à la ville. Mais j’ai depuis appris que le commerce est la malédiction de tout ce à quoi il touche ; et que, commerceriez-vous de messages du ciel, l’entière malédiction du commerce s’attacherait à l’affaire.

Comme je faisais particulièrement cas de ma liberté, comme je pouvais vivre à la dure tout en m’en trouvant fort bien, je n’avais nul désir pour le moment de passer mon temps à gagner de riches tapis ou de beaux meubles, à m’assurer une cuisine délicate, à acquérir une maison de style grec ou gothique. S’il est des gens pour qui ce ne soit pas interruption que d’acquérir ces choses et qui sachent s’en servir une fois qu’ils les ont acquises, je leur en abandonne la poursuite. Certains se montrent « industrieux », et paraissent aimer le labeur pour lui-même, ou peut-être parce qu’il les préserve de faire pis ; à ceux-là je n’ai présentement rien à dire. A ceux qui ne sauraient que faire de plus de loisir qu’ils n’en ont actuellement, je conseillerais de travailler deux fois plus dur qu’ils ne font, - travailler jusqu’à ce qu’ils paient leur dépense, et obtiennent leur licence. Pour moi, je trouvai que la profession de journalier était la plus indépendante de toutes, en ceci principalement qu’elle ne réclamait que trente ou quarante jours de l’année pour vous faire vivre. La journée du journalier prend fin avec le coucher du soleil, et il est alors libre de se consacrer à telle occupation de son choix, indépendante de son labeur ; tandis que son employeur, qui spécule d’un mois sur l’autre, ne connaît pas de répit d’un bout à l’autre de l’an.

En un mot je suis convaincu, et par la foi et par l’expérience, que s’entretenir ici-bas n’est point une peine, mais un passe-temps, si nous voulons vivre avec simplicité et sagesse ; de même que les occupations des nations plus simples sont encore les sports de celles qui sont plus artificielles. Il n’est pas nécessaire à l’homme de gagner sa vie à la sueur de son front, si toutefois il ne transpire pas plus aisément que je ne fais.

Mais tout cela est fort égoïste, ai-je entendu dire à quelques-uns de mes concitoyens. Je confesse que je me suis jusqu’ici fort peu adonné aux entreprises philanthropiques. J’ai fait quelques sacrifices à certain sentiment de devoir, et j’ai sacrifié ce plaisir-là aussi. Il est des gens pour employer tout leur art à me persuader de me faire le soutien de quelque famille pauvre de la ville ; et si je n’avais rien à faire, - car le Diable trouve de l’ouvrage pour les paresseux, - je pourrais m’essayer la main à quelque passe-temps de ce genre. Cependant, lorsque j’ai songé à m’accorder ce luxe, et à soumettre leur Ciel à une obligation en entretenant certaines personnes pauvres sur un pied de confort égal en tous points à celui sur lequel je m’entretiens moi-même, lorsque je suis allé jusqu’à risquer de leur en faire l’offre, elles ont toutes sans exception préféré d’emblée rester pauvres. Alors que mes concitoyens et concitoyennes se dévouent de tant de manières au bien de leurs semblables, j’estime qu’on peut laisser au moins quelqu’un à d’autres et moins compatissantes recherches. La charité comme toute autre chose réclame des dispositions particulières. Pour ce qui est de faire le bien, c’est une vraie profession. En outre, j’en ai honnêtement fait l’essai, et, si étrange que cela puisse paraître, je suis satisfait qu’elle ne convienne pas à mon tempérament. Le bien que je fais, au sens ordinaire du mot, doit être en dehors de mon sentier principal, et la plupart du temps tout inintentionnel. En pratique on dit : « Commencez où vous êtes et tel que vous êtes, sans viser principalement à plus de mérite, et avec une bonté étudiée allez faisant le bien. » Si je devais le moins du monde prêcher sur ce ton je dirais plutôt : « Appliquez-vous à être bon. » Comme si le soleil s’arrêtait, lorsqu’il a embrasé de ses feux là-haut la splendeur d’une lune ou d’une étoile de sixième grandeur, pour aller, tel un lutin domestique, risquer un oeil à la fenêtre de chaque chaumière, faire des lunatiques, gâter les mets, et rendre les ténèbres visibles ! Non, il accroît continûment sa chaleur comme sa bienfaisance naturelles jusqu’à en prendre un tel éclat qu’il n’est pas de mortels pour le regarder en face ; et en même temps, il tourne autour du monde dans sa propre orbite, lui faisant du bien, ou plutôt, comme une philosophie plus vraie l’a découvert, le monde tourne autour de lui et en tire du bien. Lorsque Phaéton, désireux de prouver sa céleste origine par sa bienfaisance, eut à lui le char du soleil pour un seul jour, il s’écarta du sentier battu, il brûla plusieurs groupes de maisons dans les rues basses du ciel, roussit la surface de la terre, dessécha toutes les sources, et fit le grand désert du Sahara ; tant qu’enfin, d’un coup de foudre, Jupiter le précipita la tête la première sur notre monde, et le soleil, en deuil de sa mort, cessa toute une année de briller.

Il n’est d’odeur aussi nauséabonde que celle qui émane de la bonté corrompue. C’est humaine, c’est divine charogne. Si je tenais pour certain qu’un homme soit venu chez moi dans le dessein conscient de me faire du bien, je chercherais mon salut dans la fuite comme s’il s’agissait de ce vent sec et brûlant des déserts africains appelé le simoun, lequel vous remplit la bouche, le nez, les oreilles et les yeux de sable jusqu’à l’asphyxie ; et cela de peur de me voir gratifié d’une parcelle de son bien - de voir une parcelle de son virus mélangée à mon sang. Non, - en ce cas plutôt souffrir le mal suivant la voie naturelle. Un homme n’est pas un homme bon, à mon sens, parce qu’il me nourrira si je meurs de faim, ou me chauffera si je gèle, ou me tirera du fossé, si jamais il m’arrive de tomber dans un fossé. Je vous trouverai un chien de Terre-Neuve pour en faire autant. La philanthropie, dans le sens le plus large, n’est pas l’amour pour votre semblable. Howard (7) était sans doute à sa manière le plus digne comme le plus excellent des hommes, et il a sa récompense ; mais, relativevement, que nous font cent Howards, à nous, si leur philanthropie ne nous est d’aucune aide lorsque nous sommes en bon point, moment où nous méritons le plus que l’on nous aide ? Je n’ai jamais entendu parler de réunion philanthropique où l’on ait sincèrement proposé de me faire du bien, à moi ou à mes semblables.

Je voudrais ne rien soustraire à la louange que requiert la philanthropie, mais simplement réclamer justice en faveur de tous ceux qui par leur vie et leurs travaux sont une bénédiction pour l’humanité. Ce que je prise le plus chez un homme, ce n’est ni la droiture ni la bienveillance, lesquelles sont, pour ainsi dire, sa tige et ses feuilles. Les plantes dont la verdure une fois desséchée nous sert à faire de la tisane pour les malades, ne servent qu’à un humble usage, et se voient surtout employées par les charlatans. Ce que je veux, c’est la fleur et le fruit de l’homme ; qu’un parfum passe de lui à moi, et qu’un arôme de maturité soit notre commerce. Sa bonté doit être non pas un acte partiel plus qu’éphémère, mais un constant superflu, qui ne lui coûte rien et dont il reste inconscient. Cette charité qui nous occupe couvre une multitude de péchés. Le philanthrope entoure trop souvent l’humanité du souvenir de ses chagrins de rebut comme d’une atmosphère, et appelle cela sympathie. C’est notre courage que nous devrions partager, non pas notre désespoir, c’est notre santé et notre aise, non pas notre malaise, et nous devrions prendre garde à ce que celui-ci ne se répande par contagion.

Nos façons d’agir ont été corrompues par la communication avec les saints. Nos recueils d’hymnes résonnent d’une mélodieuse malédiction de Dieu. On dirait qu’il n’est pas jusqu’aux prophètes et rédempteurs qui n’aient calmé les craintes plutôt que confirmé les espérances de l’homme. Nulle part ne s’enregistre une simple et irrépressible satisfaction du don de la vie, la moindre louange remarquable de Dieu. Toute annonce de santé et de succès me fait du bien, aussi lointain et retiré que soit le lieu où ils se manifestent ; toute annonce de maladie et de non-réussite contribue à me rendre triste et me fait du mal, quelque sympathie qui puisse exister d’elle à moi ou de moi à elle. Si donc nous voulons rétablir l’humanité suivant les moyens vraiment indiens, botaniques, magnétiques ou naturels, commençons par être nous-mêmes aussi simples et aussi bien portants que la Nature ; dissipons les nuages suspendus sur nos propres fronts, et ramassons un peu de vie dans nos pores. Ne restez pas là à remplir le rôle d’inspecteur des pauvres, mais efforcez-vous de devenir une des gloires du monde.

Je lis dans le Gulistan, ou Jardin des Roses, du sheik Saadi de Shiraz, ceci : « On posa cette question à un sage, disant : « Des nombreux arbres célèbres que le Dieu très haut a créés altiers et porteurs d’ombre, on n’en appelle aucun azad, ou libre, excepté le cyprès, qui ne porte pas de fruits ; quel mystère est ici renfermé ? » Il répondit : « Chacun d’eux a son juste produit, et sa saison désignée, en la durée desquels il est frais et fleuri, et en leur absence sec et flétri ; ni à l’un ni à l’autre de ces états n’est le cyprès exposé, toujours fleurissant qu’il est ; et de cette nature sont les azads, ou indépendants en matière de religion. Ne fixe pas ton coeur sur ce qui est transitoire ; car le Dijlah, ou Tigre, continuera de couler à travers Badgad que la race des califes sera éteinte : si ta main est abondante, sois généreux comme le dattier ; mais si elle n’a rien à donner, sois un azad, ou homme libre, comme le cyprès. »

Notes

(1) Shakespeare, Richard III.

(2) Galettes minces de farine de maïs, propres aux États-Unis.

(3) Hominy, bouillie de maïs, très connue en Amérique, et que l’on achète crue pour la faire cuire.

(4) Bushel, boisseau : 35 litres 234 aux États-Unis.

(5) Érable à sucre, originaire du nord des États-Unis et du Canada.

(6) Nous savons faire une liqueur adoucissante aux lèvres De citrouille et panais et copeaux de noyer.

(7) Howard (John), 1726-1790, célèbre philanthrope anglais à qui l’on doit l’amélioration dit sort des prisonniers.

 

 

Collé à partir de <http://www.larevuedesressources.org/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=1267>