Entretien avec Robert Castel
Par Baptiste Mylondo et Simon Cottin-Marx
C’est avec une grande tristesse que nous apprenons le décès de Robert Castel. Mouvements a eu la chance de le rencontrer à plusieurs reprises, que ce soit autour d’un "itinéraire" ( numéro 27/28) ou bien pour notre prochaine parution ( numéro 73). Pour lui rendre un dernier hommage nous avons souhaité vous livrer l’utilme entretien qu’il avait accordé à la revue. Il nous livre ici sa critique sur la notion de revenu universel et son regard sur la place que tient encore aujourd’hui le travail.
La controverse est portée à gauche : face à la dégradation des régula-tions du travail, la montée de la précarité, le revenu universel est-il une solution ? Le sociologue présente le « travail » comme le terrain des con-quêtes sociales passées et à venir, mais aussi comme un élément central et nécessaire pour la réalisation de la dignité des individus. Sceptique face à la proposition de garantir l’autonomie des individus en déconnectant le revenu de l’emploi, Robert Castel propose une stratégie qu’il souhaite réaliste et collective, sur le terrain du travail, de conquête de nouveaux droits pour garantir un accès entier à la citoyenneté.
1. Le revenu universel : une mesure de gauche ?
Mouvements (Simon Cottin-Marx / Baptiste Mylondo) : Nous faisons partie tous les deux d’un collectif, POURS, POur Un Revenu Social. Le collectif, qui réunit d’autres collectifs [1] , fait la promotion d’un revenu social, universel et inconditionnel ; une prestation monétaire, versée mensuellement à chaque citoyen à titre individuel et tout au long de la vie, sans aucune condition ni contrepartie. Il constitue un socle de revenu inaliénable visant à garantir un niveau de vie à tous, suffisant pour accéder aux « biens et services essentiels ». Instaurant une couverture sociale universelle, ce revenu inconditionnel apporte une réponse aux limites actuelles des politiques sociales de lutte contre le chômage et la pauvreté. Cet engagement pour un revenu social est clairement ancré à gauche.
Robert Castel : Moi aussi je me définis comme de gauche depuis très longtemps, même si je n’ai jamais adhéré à un parti pour un certain nombre de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais j’ai été « compagnon de route », comme on disait à l’époque, j’ai voté communiste à peu près jusqu’en 1968. Après j’ai pensé que l’on aurait pu aller un peu plus loin à gauche, je me suis rapproché, sans trop, car ils étaient dogmatiques et sectaires, de courants plus gauchistes. Aujourd’hui, je ne suis pas au Parti Socialiste, je ne suis pas vraiment enthousiaste vis-à-vis du Parti Socialiste, mais en terme de réalisme, je pense que, même si on peut le regretter, la révolution n’est pas pour demain, ni pour après demain, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas d’alternative radicale. On doit essayer de faire le mieux possible dans le sens d’un réformisme autant de gauche que possible, en particulier avec la défense des droits du travail, de la protection sociale, des valeurs de solidarité –ceci dit très schématiquement pour décrire la position qui est la mienne aujoud’hui. En ce qui concerne les Verts, j’avais accepté d’aller aux journées d’été cette année, parce que ce sont des gens sympathiques, mais si je comprends qu’il y a un enjeu essentiel sur l’écologie, j’ai de fortes réticences vis-à-vis des idées de décroissance et de la remise en cause des dynamiques de progrès et d’émancipation. Ceci dit, très schématiquement et juste pour me situer, car ce ne sera pas sans lien avec la manière dont je vais essayer de répondre à vos questions plus précises.
M. : Lorsque nous avons pris contact avec vous pour cet entretien, vous nous avez indiqué être assez hostile à l’idée de RU.
R.C. : Oui, la question est globale, mais il faudrait préciser d’abord ce que pourrait être le revenu universel, ou revenu d’existence, ou allocation universelle, comme disent certains. Ça serait un médiocre revenu de subsistance. J’ai beaucoup d’admiration pour André Gorz, qui a fait en 1994 dans la revue Futuribles un article contre ce type de revenu, avec de très bons arguments qui sont aussi les miens, même si lui a changé d’avis sur cette question par la suite. En substance, en 1994, Gorz suggérait qu’un simple revenu de subsistance aurait des effets néfastes s’agissant du travail. Une telle mesure reviendrait à donner un faible revenu de base ne permettant pas aux gens de vivre décemment. Les bénéficiaires de ce revenu seraient obligés de faire tout et n’importe quoi pour arrondir ce revenu insuffisant en soi, mais jugé suffisant par les employeurs. Un employeur dirait à celui qu’il veut embaucher : « tu as déjà tes 400 euros, je défalque cela de ton salaire ». Ce serait un facteur de multiplication de situations de travail précaire, de travail intermittent, entraînant une croissance des travailleurs pauvres. Or ces questions sont le noyau de la question sociale aujourd’hui : la dégradation des régulations du travail, et des conditions de travail, qu’il faut combattre et non encourager. L’illusion des défenseurs de ce revenu universel, c’est qu’ils pensent être des défenseurs de l’autonomie, or je pense à l’inverse que c’est un outil d’institutionnalisation de la dépendance. Ses bénéficiaires vivraient dans le manque, aux abois, disponibles pour n’importe quel type d’instrumentalisation. Il faut se souvenir que l’inspiration principale de cette idée est tout de même libérale. Elle fut lancée par Milton Friedman, reprise en France par Lionel Stoléru dans « vaincre la pauvreté dans les pays riches » en 1973. Aider le marché à se déployer selon ses propres exigences, voilà l’idée, et ceux qui sont incapables de s’adapter, on s’en débarrasse, mais au lieu de les laisser crever purement et simplement, on leur donne à peine de quoi survivre.
2. Les droits sociaux sont issus du travail
M. : À l’origine, on ne peut pas dire que ce soit une idée libérale. D’autres avant les libéraux l’ont défendue [voir dans ce même dossier l’article sur Thomas Paine], avec des montants souvent plus conséquents. Imaginons qu’un tel revenu, à un niveau décent – autour de 1 000 € – soit réaliste, vos objections à l’encontre de ce revenu seraient-elles toujours pertinentes ?
R.C. : L’histoire sociale nous apprend que l’autonomie des individus s’est construite à partir de droits, et de droits attachés d’abord au travail. Les prolétaires misérables des débuts de l’industrialisation étaient des moins que rien, méprisés, des classes miséreuses, des classes dangereuses dont on avait peur ; ils étaient complètement en dehors de la citoyenneté démocratique, même après la mise en place du suffrage universel. Comment ce malheureux travailleur, ou plutôt ce misérable pour reprendre l’expression de Victor Hugo, est-il devenu un citoyen à part entière ? En devenant un salarié protégé. C’est d’abord un ensemble de droits attachés à la condition ouvrière, puis salariale, qui ont donné cette consistance à l’individu moderne et qui en ont fait un citoyen. Autrement dit, il me semble que, et ce n’est pas une opinion personnelle mais un constat que nous apprend l’histoire sociale, que les protections les plus fortes ont été attachées au travail. Elles ne sont pas tombées du ciel, mais après des luttes sociales, syndicales, et aussi des compromis, des négociations avec les « partenaires sociaux ». Peut-être qu’en dernière analyse, si on ne peut plus attacher des protections fortes au travail, il faudra se résigner à ce revenu d’existence comme à une position de repli. Dans ce cas, il faudra qu’il soit le plus fort possible, plutôt 1 000 € que 400 €. Mais ce serait une régression par rapport à notre conception de la protection sociale. Le fond théorique de mon objection au revenu minimum, c’est qu’il entérine l’acceptation de la déconnexion complète, l’absence totale de relation entre travail et protection, c’est-à-dire qu’il risque d’opérer une formidable régression par rapport à notre conception de la démocratie.
M. : Vous insistez sur l’idée que les droits sociaux se sont historiquement construits à partir de l’emploi, Vous en déduisez que la mise en place d’un revenu universel serait un grave recul, car on déconnecterait les droits de l’emploi. Mais en quoi serait-ce grave ? Pourquoi serait-ce un retour en arrière et non un pas en avant ?
R.C. : Parce que le droit est toujours construit à partir de conditions objectives. Ce n’est pas de la charité ou de la philanthropie que sont nés les droits sociaux. La période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, qu’on appelle de manière discutable « les 30 glorieuses », a donné naissance au « compromis social du capitalisme industriel ». C’est une certaine forme d’équilibre, propre à une société capitaliste où la révolution n’a pas eu lieu. Ce compromis dit la chose suivante : l’économie de marché assure des gains de productivité et la compétitivité des entreprises, mais en contrepartie de l’acceptation d’une certaine forme de subordination du salariat, c’est-à-dire de l’acceptation du régime capitaliste, des droits, des sécurités fortes du côté du monde du travail sont garanties. Il me semble que ce compromis, qui n’est pas parfait mais qui, cependant, a relativement bien fonctionné dans les années 1960, s’est défait parce qu’on est passé à un autre régime du capitalisme, plus sauvage avec la mondialisation. Par rapport à votre question, il ne s’agit pas de défendre en l’état ce compromis. Si l’on est obligé d’accepter certaines exigences nouvelles du capitalisme, parce que nous sommes dans une société de plus en plus mobile et concurrentielle, on ne peut pas attacher tous les droits venant du travail au statut de l’emploi, car il est et sera de plus en plus nécessaire de changer d’emploi, de se reconvertir, de passer par des alternances emploi-non emploi, etc. Donc, la question n’est pas de maintenir la forme de ce compromis, mais d’inventer, d’instituer un nouveau compromis entre les exigences du marché, la compétitivité, la mobilité, d’une part, et, d’autre part, la sécurité, la protection des travailleurs. Ce nouveau compromis passera par des formules qui ne sont pas des recettes miracles, mais dont « la sécurisation des parcours professionnels », telle que la conçoit la CFDT, ou « la sécurité sociale professionnelle », défendue par la CGT, offrent une traduction plausible. On ne sera pas dans un autre monde, tant qu’on sera en régime capitaliste. L’antagonisme capital/travail qui caractérise le capitalisme (antagonisme qui s’exprimait au XIXe siècle par la lutte des classes) se poursuit sous de nouvelles formes. Il y a aujourd’hui encore des conflits d’intérêt entre le capital et le travail et il faut choisir son camp. Ce que je propose ne constitue pas des recettes miracles et je ne suis pas aveuglément optimiste par rapport à la possibilité de les réaliser, mais il me semble que c’est la position maximale de gauche que l’on peut défendre aujourd’hui. Dans le monde actuel, on est encore dans le capitalisme, il y a toujours l’exploitation du travail et le risque d’hégémonie des marchés. C’est par rapport à cela qu’il faut penser et c’est contre cela qu’il faut essayer de riposter. C’est un des points de mon désaccord avec les analyses d’André Gorz suggérant que l’histoire de l’emploi est liquidée, que le travail est en voie de disparition. Ce n’est pas vrai aujourd’hui. On peut avoir raison de dire que dans « un autre monde » les choses se poseront différemment, en attendant il faut continuer à penser le monde actuel, qui est encore capitaliste.
3. Le travail comme lieu de la conflictualité sociale, terrain objectif des luttes sociales
M. : La sortie du capitalisme serait donc un préalable à l’instauration d’un Revenu Universel ?
R.C. : Peut-être, mais je ne vois ni comment, ni même si on va sortir du capitalisme, si bien que ce n’est pas une question d’actualité. Après le capitalisme, on sera peut-être tout à fait dans une autre problématique, mais en attendant il faut penser un peu sérieusement la manière dont les problèmes se posent aujourd’hui.
M. : L’un des piliers du capitalisme est précisément le salariat, le lien de subordination entre le patron et le salarié. Est-ce que le fait de donner à chaque individu de quoi répondre à ses besoins sans forcement avoir un emploi salarié, ne peut pas permettre de refuser le lien de subordination et de trouver d’autres modes d’organisation de la production ?
R.C. : Mais qui créera la richesse sociale ? Karl Polanyi a fait une belle analyse de la logique du capitalisme, ce qu’il appelle le « marché autorégulé », qui n’obéit qu’à ses propres injonctions en s’asservissant l’ensemble de la société. On était parvenu à se sortir de cette situation en régulant ce marché, en lui imposant certaines limites. Aujourd’hui, ce marché est encore plus puissant qu’au XIXe siècle, et comment allez-vous faire pour le contrer ? C’est la question qui s’adresse à vous. « Je te file tes 1 000 € tous les mois et tu es libre ». Mais comment serait produite cette richesse pour être ensuite redistribuée ? Vous n’allez pas demander aux banquiers de faire cela, je suppose. Ce seraient les travailleurs qui pourraient contribuer à le faire, à condition qu’ils travaillent.
M. : Vous revenez sur une objection pratique : l’impossibilité de produire la richesse nécessaire à la distribution du revenu universel…
R.C. : Il ne s’agit pas seulement d’une objection pratique quand à la distribution du revenu lui-même, objection qu’il faut par ailleurs prendre au sérieux si, comme je le pense, elle rend impossible la réalisation d’un revenu suffisant. C’est aussi une objection pratique dans le sens où le travail est le lieu où s’obtiennent les avancées sociales. Pour employer un vieux langage, le travail, c’est toujours un front de lutte, c’est même à mon avis encore le noyau des luttes sociales et des antagonismes sociaux. Si on se donne comme objectif de donner 1 000 € à chacun, on ne pose plus les problèmes du travail collectivement, ni politiquement. Certainement il y aura des gens qui se débrouilleront bien avec leurs 1 000 €, tant mieux pour eux, mais ce n’est pas une réponse collective ou politique à la question des protections du travail. Or ce sont elles qu’il faut viser. La reconstruction ou la réinvention du compromis capital/travail est la tâche la plus urgente, elle consiste à attacher de nouveaux droits et de nouvelles sécurités aux situations de mobilité et de précarité qui se développent dans le capitalisme avancé. Ces nouveaux droits et nouvelles sécurités pourraient donner à presque tout le monde les conditions de l’autonomie, ou plus modestement, d’une certaine indépendance économique et sociale. Un sujet social n’est jamais complètement autonome, il est entouré de contraintes, et le mieux que l’on puisse demander, c’est qu’il dispose d’un minimum d’indépendance, qu’il puisse développer ses propres stratégies, comme peut le faire un salarié protégé. Ce n’est pas la liberté absolue, mais il peut conduire sa vie en faisant des choix, avoir des loisirs, s’investir dans la politique ou la vie associative, envoyer ses enfants à l’université, etc. C’est une traduction sociologique approximative de la notion philosophique d’autonomie et ce que l’on demande à un régime politique, c’est bien d’accorder aux citoyens les conditions de ce type d’indépendance sociale. Et encore une fois je pense que c’est par l’intermédiaire des droits que l’on peut atteindre ces objectifs. Y renoncer me paraît constituer une démission politique.
M. : Pourquoi le RU mettrait-il forcément fin à la lutte politique ? Il pourrait entraîner aussi une réorganisation du travail, non exclusive d’une lutte contre le patronat…
R.C. : Et pourquoi lutteraient-ils contre les patrons ?
M. : Pourquoi ne le feraient-ils pas ?
R.C. : Parce que les gens ne sont pas des héros. Pourquoi y a-t-il eu un mouvement ouvrier puissant ? C’est parce que les ouvriers luttaient pour leur survie, sur leur lieu de travail. Au XIXe siècle, personne n’aurait été assez fou pour demander l’équivalent de 1 000 €, mais les travailleurs se sont mobilisés parce qu’ils étaient acculés, il leur fallait améliorer leur condition, et, en même temps, retrouver une certaine dignité. Les transformations sociales ne tombent pas du ciel, elles sont structurées par des conditions objectives – les rapports sociaux de production. En même temps, on comprend très bien la séduction qu’exerce l’idée que vous défendez. Nous sommes dans une société très individualiste, et je pense moi-même que l’individu est la valeur de référence dans des sociétés comme les nôtres. Mais les problèmes du travail sont des problèmes d’organisation collective qui exigent une prise en charge collective.
M. : Si on donne un revenu universel à 1 000 € ça serait trop confortable, tellement confortable que toute lutte deviendrait inutile ?
R.C. : Je n’ai aucune compétence pour répondre à cette question, car je ne sais pas ce que pourrait être une société de rentiers, même de petits rentiers. La grande majorité de la population gagne sa vie en travaillant, c’est le rapport au travail qui donne la place qu’on occupe dans la société, contrairement aux insanités que l’on a entendues sur la fin du travail. Sur toute la planète, il y a plus de 9 humains sur 10 dont la situation dépend de leur rapport au travail. Donc les gens se déterminent pour l’essentiel par rapport au travail, dans une époque historique et dans des conditions historiques données, et la question que vous me posez, je refuse d’y répondre, je ne vois pas ce que je peux répondre sur la manière de se conduire dans un monde où chacun naîtrait avec 1 000 € dans la poche. Ce serait peut-être ça le paradis, mais je ne suis que sociologue et je n’ai rien à dire sur le paradis.
4. Des droits pour tous plutôt qu’un revenu
M. : Est-ce qu’on peut se satisfaire d’une situation dans laquelle les individus se définissent en fonction de leur emploi ? Est-ce que le travail se limite à sa valorisation marchande ? Ne devrait-on pas repenser la valeur du travail (salarié) en valorisant toutes les activités sociales ?
R.C. : En ce qui me concerne, j’ai toujours défendu l’idée de la réduction du temps de travail. Je pense que c’est une idée progressiste, comme nous l’enseigne l’histoire sociale, que ceux, au début du XIXe siècle qui travaillaient 80 heures par semaine en soient venus à travailler 40 heures en 1936, puis 35 heures, et pourquoi pas 20 heures ou même 10 heures dans 20 ans ? Mais c’est à la condition que sur la base de ce temps de travail – aussi limité soit-il et donnant aux individus une large gamme de possibilités de faire ce qu’ils veulent dans l’ordre du loisir et des d’activités hors travail – il y ait un socle de travail salarié à partir duquel le travailleur gagne son indépendance sociale. Il a gagné par son travail cette indépendance, il ne vit pas de la charité. Les gens ne se définissent pas intégralement en fonction de leur emploi, mais c’est par leur travail qu’ils « gagnent leur vie » et je pense que l’on n’a pas encore inventé autre chose que le travail pour produire la richesse sociale.
M. : Mais le travail ne se limite pas à l’emploi, il ne se limite pas qu’au salariat ?
R.C. : C’est vrai, mais l’emploi a été la forme principale d’organisation du travail dans la société salariale et il le demeure encore, en dépit des bêtises qui ont pu être dites sur la sortie du salariat. Les droits conquis par le salariat se sont diffusés sur les autres types d’emplois, comme les paysans ou les artisans. Il y a aujourd’hui une retraite des paysans et c’est très bien qu’un vieux paysan qui a travaillé toute sa vie ait une retraite : on le doit au salariat. Certes, la forme de l’emploi évoluera, évolue déjà beaucoup et malheureusement sans doute plutôt dans un sens régressif que progressif. Mais je n’ai pas à me prononcer sur la situation qui sera la nôtre dans 50 ans, je constate qu’aujourd’hui, en France, environ 9 actifs sur 10 sont des salariés et que le salariat demeure le noyau principal de construction de la richesse sociale.
M. : L’activité de création de richesse sociale n’est pas réduite aux activités reconnues par le marché, et le fait que certaines activités ne sont pas reconnues par le marché est un choix totalement arbitraire. Ne pourrait-on pas imaginer qu’une intervention politique puisse permettre aux activités non reconnues par le marché de l’être, en favorisant pour les individus qui les pratiquent l’acquisition d’une indépendance sociale ? C’est bien l’un des objets du revenu universel que de pointer que toutes les activités contribuent à la création de richesse sociale et que tous les individus qui réalisent ces activités méritent leur indépendance. Il ne faut pas laisser au seul marché le soin de valoriser socialement telle activité et plutôt que telle autre.
R.C. : C’est peut-être le principal point de la divergence entre nous. Ce n’est pas pour mon plaisir, mais j’essaye de tirer les implications du fait que l’on est dans un régime capitaliste, même si nous avons actuellement une majorité politique de gauche. Un régime capitaliste implique une valorisation des activités par le marché. On peut souhaiter, et je souhaiterais profondément que nous ne soyons pas en régime capitaliste, mais la révolution n’a pas eu lieu et selon toute vraisemblance n’aura pas lieu. Ne pas prendre ses désirs pour des réalités, c’est tenir compte de cette réalité, tout en essayant de militer pour promouvoir des positions qui pourraient la modifier dans le sens d’un réformisme de gauche. Par exemple, je suis en accord sur ce point avec des syndicats de salariés type CFDT ou CGT pour penser qu’autour de la précarité il y a des enjeux très forts, qui appellent une sécurisation des parcours professionnels pour lutter contre la dégradation de la condition des travailleurs. Plus généralement, je pense que nous sommes dans une société démocratique, que tous nos concitoyens devraient être assurés d’un certain nombre de droits. Par exemple, le droit à la santé, le droit à la retraite, le droit au logement, le droit à quelque chose comme une formation permanente pour être capable de faire face aux changements incessants. Vous additionnez 5 ou 6 de ces droits fondamentaux, et vous avez constitué le socle de l’indépendance sociale d’un individu. Plutôt que 1 000 € par mois, c’est la somme de ces droits, arrachés sur le terrain de la lutte réelle que constitue le monde du travail, qui me parait la substance de ce que devrait être un revenu garanti.
M. : Votre socle de droits, il serait versé au titre de la solidarité, au nom d’une appartenance à la communauté politique. Et dans une logique de solidarité, il serait donné à tous les citoyens ou aux seuls nécessiteux, c’est bien cela ?
R.C. : C’est un socle qui, par principe, touche tout le monde de manière égale, mais dont chacun userait bien sûr en fonction de sa situation. S’agissant des droits concernant le travail, ils ne peuvent plus être uniquement attachés au statut de l’emploi qui a perdu sa permanence. Pour reprendre une idée d’Alain Supiot, il faudrait « donner un statut aux travailleurs mobiles », car on ne peut plus aujourd’hui imaginer garder le même emploi de 16 ou 18 ans jusqu’à l’âge de la retraite. S’il faut être mobile, il faut alors que cette mobilité soit assortie de droits au lieu d’être sanctionnée par un verdict d’inemployabilité, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Il me semble que tout le monde retrouverait son compte par cette addition de droits. Ce qu’il faut opérer c’est une redéfinition juridique des ressources de base en termes de droits, de ce que vous traduisez en termes mercantiles, monétaires, et je devrais même dire, si je ne craignais pas de passer pour provocateur, un peu trop capitalistes en pensant que la solution idéale consiste à distribuer de l’argent.
M. : Du coup, si on présente le revenu inconditionnel comme une base de gratuité. On dit que l’on a un droit de tirage sur certains biens collectifs (transports en commun gratuits, premières tranches d’eau ou d’électricité gratuites, etc.), cela vous semblerait plus en accord avec le socle de droits que vous défendez ? Même si au final cela reviendrait à constituer un panier de biens et services équivalent à 1 000 €, cela vous semblerait plus réaliste ?
R.C. : Je ne sais pas si c’est le mot réaliste qu’il faut employer, mais je pense que ce serait préférable, en termes d’intelligence collective. Nous aurions là une traduction de ces droits qui donneraient des garanties d’accès la citoyenneté de tous les membres de la société. L’essentiel est que chacun ait des droits, et que la somme de ces droits constitue ce socle nécessaire pour être un citoyen à part entière, semblable aux autres parce qu’il est capable de faire partie du circuit des échanges sociaux, sans viser l’égalité totale des conditions.
M. : Mais est-ce qu’on ne s’exposerait pas à la critique que vous formuliez plus tôt ? Une fois que l’on a donné ces droits aux individus, on peut les laisser en marge de la société ? Est-ce que cette critique que vous adressez au revenu inconditionnel ne peut pas aussi s’appliquer à votre proposition ?
R.C. : Non, parce que par exemple le droit à la retraite qui me paraît être un des droits les plus forts et qui a eu le plus de poids, ce droit, le travailleur l’a gagné parce qu’il a travaillé. On ne lui fait pas la charité, ce n’est pas de l’aumône et il n’y a rien de marginal à être le propriétaire d’un droit, au contraire un droit vous inscrit à part entière dans une communauté et vous place en situation d’interdépendance avec les autres.
M. : Mais alors ce n’est pas un droit pour tous, c’est un droit réservé aux travailleurs, pas à tous les citoyens ?
R.C. : Précisons un peu les choses. La majorité des gens sont valides et aptes à travailler, et je pense qu’ils ont le devoir de travailler. L’utilité sociale d’un individu, ce n’est pas d’aller se dorer au soleil des îles Seychelles, elle passe par l’acceptation des contraintes du fait de vivre en société, et c’est en même temps un acte de solidarité à l’égard de ses concitoyens.
M. : On a quand même un problème à partir du moment où la société ne permet pas à tous ses membres de travailler et de remplir ce devoir. On a toute une génération, surtout les jeunes, qui est touchée par la précarité et l’exclusion du travail, et qui ne peut pas faire valoir ce droit au travail et les droits qui en découlent. La réflexion sur le revenu inconditionnel part aussi de ce constat.
R.C. : Je ne suis pas un ennemi inconditionnel du revenu inconditionnel. On devrait peut-être s’y résigner si l’autre possibilité s’avérait totalement exclue. Mais l’autre possibilité, c’est de lutter sur le front du travail contre la précarité, ce qui me parait une priorité politique. Il faut promouvoir des mesures qui élargissent l’accès au travail des jeunes, développer des emplois de qualité. Ou alors du moins élargir l’accès au RSA ou des minima sociaux accessibles aux jeunes. L’urgence, c’est de renforcer la qualité de l’emploi, et si cela s’avérait complètement impossible alors pourquoi pas quelque chose comme le revenu minimum ? Mais brandir l’instauration d’un revenu minimum comme mesure prioritaire me paraît un renoncement politique dans la situation actuelle. Le travail, aujourd’hui encore, demeure l’endroit où des acquis sont à préserver et où de nouveaux droits sont à conquérir. Il n’est pas certain, mais il n’est pas exclu non plus, que la problématique du travail continue à se dégrader, de sorte qu’à la limite, il n’y aurait plus rien à tirer du travail en termes de protections, de sécurités et de droits. C’est dans cette conjoncture que la problématique d’un revenu minimal prendrait et prendra peut-être bientôt tout son sens. Je me refuse donc à l’exclure, mais je me refuse tout autant à m’y installer dès maintenant, car en faire aujourd’hui un objectif prioritaire, c’est se résigner à l’avance à occuper une posture de vaincu dans les combats qu’il faudra continuer à mener pour défendre la dignité du travail. Telle est du moins la conception que je me fait d’une position de gauche confrontée aujourd’hui à la dynamique du capitalisme mondialisé, mais elle est bien entendu à discuter.
5. Vers une société du libre choix des activités ?
M. : Vous dites qu’on a le devoir de travailler au nom de l’utilité sociale, qu’on ne peut pas se dorer au soleil. Devoir de travailler donc, devoir d’avoir un emploi, et du coup vous établissez une équivalence entre emploi et utilité sociale. Mais l’emploi aujourd’hui, c’est essentiellement le salariat. Le salariat est essentiellement déterminé par le marché et les choix de profitabilité des employeurs. Difficile de voir une équivalence entre le choix des employeurs et l’utilité sociale. À l’arrivée, aujourd’hui, il y a beaucoup d’emplois qui ne sont pas socialement utiles et des activités qui ne sont pas des emplois, mais qui sont très utiles à la société.
R.C. : Utile, mais qu’est-ce que ça veut dire ? On a sans doute une divergence là-dessus. Quand je dis que « travailler, c’est une exigence », c’est parce que je pense que nous ne sommes pas au paradis. La condition humaine, c’est une lutte contre les contraintes. Le travail, ça peut être souvent pénible, mais ça donne les conditions nécessaires pour vivre. C’est dans ce sens que je le défends. Qu’il y ait d’autres activités utiles en dehors du travail salarié, tant mieux, il faudrait d’ailleurs le développer et aller dans le sens d’un assouplissement des formes de travail. C’est dans cet esprit que j’ai défendu la thèse d’une réduction du temps de travail sous des formes qui laisseraient de très larges plages de liberté en dehors du travail. On pourrait aussi choisir de travailler même après la retraite, et c’est d’ailleurs ce que je fais. Travailler peut aussi être un plaisir, du moins pour les privilégiés du travail. Souligner l’importance du travail, ce n’est pas se fixer exclusivement sur la défense du salariat.
M. : On vient d’élargir soudainement le champ du travail, mais alors qui ne travaille pas ?
R.C. : C’est un problème assez compliqué, mais je pense quand même que le travail a toujours quelque chose à voir avec l’utilité sociale. Comment la définir ? Je ne défends pas l’idée que le travail ce serait d’aller pointer à 8 heures à l’usine pour en sortir à 18 heures. L’utilité sociale peut prendre de multiples formes. Je pense par exemple qu’un artiste travaille, qu’il a une utilité sociale. Il y a une large gamme de travaux socialement utiles qui ne se réduisent pas à l’emploi et qui doivent aussi être assortis de droits. Par exemple le statut des intermittents du spectacle me paraît tout à fait défendable. En tant que partisan de la réduction du temps de travail, je suis absolument contre la conception du travail telle qu’elle est orchestrée par la droite, cet impératif de travailler à n’importe quelle condition, ce qui engendre les travailleurs pauvres, les travailleurs précaires etc. Le travail qui mérite d’être défendu, c’est cette conception du travail assorti de droits, qui donne à la fois des ressources matérielles, mais aussi une reconnaissance sociale aux travailleurs.
M. : Donc le travail doit être source de droits, notamment le droit à l’indépendance. Le travail, c’est aussi l’utilité sociale.
R.C. : Oui, au sens large...
M. : Le postulat des militants de gauche du revenu inconditionnel, c’est que tout le monde travaille. Personnellement je ne vois pas qui on pourrait pointer du doigt comme non travailleur. Et puisque tout le monde travaille, tout le monde a droit à l’indépendance, et ce droit on le concrétise par le versement d’un revenu inconditionnel suffisant qui permet de vivre correctement en exerçant les activités de son choix.
R.C. : Peut-être mais, qu’est-ce que ça veut dire tout le monde travaille ?
M. : L’artiste travaille, tout le monde travaille. Toute activité est utile socialement. À partir du moment où l’on dit que le travail c’est l’utilité sociale, il faut définir ce que l’on entend par utilité sociale. À part la loi, il n’existe aucun critère objectif permettant de dire ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. La loi permet de faire le tri entre ce qui est nuisible et ce qui ne l’est pas, mais qu’est-ce qui nous permet de dire que l’artiste est utile, ou que tel artiste est utile et que tel autre ne l’est pas ? Qui dès lors ne mériterait pas de percevoir un revenu décent ?
R.C. : Je ne pense pas qu’il faille poser la question en termes de « mérite ». Je suis au moins aussi critique que vous à l’égard des orientations libérales actuellement dominantes qui consistent à subordonner l’octroi des secours à la bonne volonté du bénéficiaire, à exiger de lui une contrepartie quelque soit la situation dans laquelle il se trouve, faute de quoi on le traite de misérable assisté qui vit au dépends de la France qui se lève tôt, et on accuse même les chômeurs d’être des « chômeurs volontaires », ce qui est indécent. Je défends donc aussi, comme je l’ai déjà dit, l’inconditionnalité d’un droit au secours pour tous ceux qui, provisoirement ou définitivement, ne peuvent pas subvenir à leurs besoins par le travail. Mais cela ne signifie pas que l’on puisse sous-estimer l’importance de la question de l’accès au travail pour le plus grand nombre, bien au contraire. Il faut établir une complémentarité entre une politique inconditionnelle de droit au secours pour les situations de hors travail et une politique volontariste d’accès au travail pour tous ceux qui ont la capacité de travailler. À mon avis, c’est sur cette complémentarité que peut reposer la solidarité dans une société démocratique. Le travail est aussi nécessaire que jamais car c’est lui qui crée la richesse sociale qui peut ensuite être redistribuée d’une manière plus ou moins juste. En particulier, on ne pourrait redistribuer les ressources nécessaires à l’instauration d’un revenu minimum que si elles sont produites par ceux qui travaillent. On pourrait ainsi défendre qu’il y a un devoir de travailler qui est exigible auprès de tous, au nom de la solidarité. Mes critiques adressées au revenu universel reposent sur la conviction, ou sur l’espérance, qu’il demeure des enjeux sociaux et politiques essentiels qui continuent à se structurer autour de la place que le travail occupe encore dans notre formation sociale. Autrement dit, je pense que si la structure de la société salariale qui s’est imposée à la fin du capitalisme industriel est aujourd’hui profondément contestée et ébranlée, elle n’est pas détruite. Il faut quand même se rappeler qu’il y a encore aujourd’hui en France une majorité de la population qui travaille, et même qui travaille sous la forme d’emplois stables de type CDI (de l’ordre de 60 %). Il est donc pour le moins prématuré de proclamer, avec André Gorz par exemple, « l’exode hors de la société du travail ». Mais qu’en sera-t-il à l’avenir ? Si l’on n’a pas la prétention de jouer les prophètes, il faut convenir que nul n’en sait rien tant l’avenir apparaît incertain. Il n’est pas certain, mais il n’est pas exclu non plus, que la problématique du travail continue à se dégrader, de sorte qu’à la limite, il n’y aurait plus rien à tirer du travail en termes de protections, de sécurités et de droits. C’est dans cette conjoncture que la problématique d’un revenu minimal prendrait et prendra peut-être bientôt tout son sens. Je me refuse donc à l’exclure, mais je me refuse tout autant à m’y installer dès maintenant, car en faire aujourd’hui un objectif prioritaire, c’est se résigner à l’avance à occuper une posture de vaincu dans les combats qu’il faudra continuer à mener pour défendre la dignité du travail. Telle est du moins la conception que je me fais d’une position de gauche confrontée aujourd’hui à la dynamique du capitalisme mondialisé, mais elle est bien entendu à discuter.
Pour compléter cet entretien vous pouver aussi lire l’itinéraire de Robert Castel : http://www.cairn.info/revue-mouveme...
Publié par Mouvements, le 13 mars 2013. http://www.mouvements.info/Entretien-avec-Robert-Castel.html
Collé à partir de <http://www.mouvements.info/Entretien-avec-Robert-Castel.html>