Deutsch, Ferrand, Buisson, Zemmour, Bern : la télé préfère les « historiens » réacs

Camille Pollet

Enseignant

Publié le 25/03/2013 à 13h03

Lorànt Deutsch, dans « Métronome TV » sur France 5 (capture d’écran)

« Les Historiens de garde » sort en librairie ce mercredi 27 mars. Le titre renvoie à ces figures médiatiques qui défendent, selon ce livre, une histoire orientée, tantôt nationaliste, tantôt royaliste, conservatrice voire réactionnaire, et des méthodes discutables quand elles ne sont pas franchement hasardeuses.

Ce sont pourtant ces « historiens de garde » qui dominent le traitement de l’Histoire dans le PAF, et notamment sur les chaînes publiques. Lorànt Deutsch n’est que le « poste avancé » d’un profond problème médiatique.

Doctorants et enseignants, les auteurs, William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, soutenus par l’historien Nicolas Offenstadt qui a préfacé le livre, promeuvent au contraire une histoire ouverte sur le monde et les sociétés, qui ne s’arrête pas aux « grands hommes » et à la France.

Rappelant que l’histoire est à tout le monde, ils affirment qu’elle peut être pratiquée par des passionnés, des amateurs, mais ils préconisent la distanciation critique, la rigueur, la mesure du poids des mots et, surtout, l’étude des sources (les documents hérités des époques étudiées).

Lorànt Deutsch, « tête de pont » des historiens de garde

Acclamé par la majorité des médias, par de nombreux lecteurs, mais aussi par la mairie de Paris, Lorànt Deutsch, auteur du « Métronome », vendu à plus de deux millions d’exemplaires, a vu son livre adapté à la télévision, sur France 5.

Depuis juillet 2012, cependant, ses erreurs factuelles suscitent la polémique. En s’appuyant sur des sources et en distillant des conseils de méthode (un savoureux passage du livre propose un tutoriel expliquant, en somme, « les archives pour les nuls »), W. Blanc, A. Chéry et C. Naudin déconstruisent le roman national proposé par L. Deutsch et ses multiples arrangements avec l’Histoire.

Ils démontrent par exemple que l’acteur, en faisant remonter les premières constructions sur le site du Louvre à Childéric au Ve siècle, invente une Histoire prestigieuse et exagère la continuité politique des rois de France, pour mieux en affirmer la grandeur et la stabilité.

La prétendue « tour Loewer » de Childéric, présentée par L. Deutsch comme l’ancêtre du Louvre, dans l’épisode 1 de Métronome TV (Capture d’écran)

Consciemment ou non, L. Deutsch oriente l’histoire de France dans le sens d’une idéologie royaliste dont il ne se cache pas. Selon toute vraisemblance, le Louvre ne daterait en fait que de Philippe Auguste, à la fin du XIIe siècle.

Tout comme Dimitri Casali, L. Deutsch affiche par ailleurs sa préférence pour l’histoire nationale en critiquant les nouveaux programmes du collège, et notamment l’introduction d’un chapitre consacré à l’Afrique précoloniale.

Cette évolution scolaire coïncide pourtant avec les évolutions économiques, sociales et culturelles contemporaines (à commencer par la «  mondialisation  », pour faire simple) et avec les travaux récents des chercheurs. L. Deutsch y voit un recul de l’histoire de France, et dénonce, à tort, la disparition de Philippe Auguste et de Jeanne d’Arc des programmes scolaires [PDF].

C’est justement au travers de ce type de débat que les « historiens de garde » se présentent comme l’alternative au discours officiel, comme les tenants d’une Histoire « incarnée » opposée à l’objet « froid » des « scientifiques ». Ils prennent faussement la bannière de la libre pensée et du politiquement incorrect pour dénoncer les prétendus « tabous » voire les « mémoricides » de l’Ecole et de l’Université, en particulier sur la Révolution française.

Des têtes couronnées aux têtes coupées  : Stéphane Bern et Franck Ferrand

Formé à Sciences Po et à l’Ehess, institutions dont il tend aujourd’hui à se démarquer, Franck Ferrand présente des émissions d’histoire sur Europe 1 et sur France 3. En bien des aspects, il rejoint L. Deutsch et Jean Sévillia du Figaro sur la dénonciation de la Révolution française.

Dans un documentaire diffusé quatre fois en moins d’un an sur France 3, « Robespierre, bourreau de la Vendée », F. Ferrand, images de « charniers » et musique lugubre à l’appui, insiste sur les massacres de la Terreur (1793-1794) et donne largement la parole aux controversés Reynald Secher et Stéphane Courtois, qui emploient le terme de « génocide » pour qualifier la répression de Vendée.

L’ombre d’un doute - Robespierre, bourreau de la Vendée ?

Emission présentée par Franck Ferrand et rediffusée le 4 février 2013 sur France 3

Les auteurs du livre « Les historiens de garde » affirment que l’historien Jean-Clément Martin, lui aussi intervenant dans l’émission, a été coupé au montage sur ce débat. Tout comme de nombreux chercheurs, ils dénoncent une manipulation télévisuelle, et rappellent que, pour le cas vendéen, le terme de « génocide » est inadapté.

Bon nombre d’historiens spécialisés dans la Révolution française (l’IHRF notamment), sans minimiser les violences et les massacres, considèrent au contraire que cette période, plus bénéfique que regrettable, fut porteuse d’émancipation et de progrès.

« Les historiens de garde », en librairie à partir du 27 mars (Inculte)

L’idée d’une filiation entre la Terreur révolutionnaire et les totalitarismes du XXe siècle a bien été propagée par François Furet (et Thierry Ardisson) dans les années 1980, et même reprise récemment par L. Deutsch.

Pour une majorité d’historiens cependant, cette prétendue filiation relève aujourd’hui d’une historiographie désuète, d’amalgames douteux, et traduit une pensée réactionnaire.

 

Patrick Buisson, Eric Zemmour : le culte des grands hommes

Concernant Patrick Buisson, ancien journaliste d’extrême-droite de la rédaction de Minute, et conseiller du président Nicolas Sarkozy, il dirige aujourd’hui la chaîne Histoire. W. Blanc, A. Chéry et C. Naudin soulignent la multiplication des émissions de la chaîne favorables aux « grands hommes » et à « l’identité nationale ». Ils relèvent aussi les ambiguïtés de son DVD « Paris Céline » (présenté par L. Deutsch) à l’égard des collaborationnistes sous l’occupation.

Quant à Eric Zemmour, les auteurs des « Historiens de garde » mentionnent ses erreurs et ses anachronismes. Le chroniqueur s’appuierait parfois sur des livres d’Histoire vieux de plus d’un siècle pour étayer ses propos sur l’immigration. Dans le registre de la « popularisation » de l’Histoire à la télévision, Stéphane Bern n’est pas non plus épargné  :

« Bern n’hésite pas à expliquer […] qu’il travaille à “populariser” l’Histoire. Mais cela ne passe que par des récits people, centrés sur les têtes couronnées et sur les histoires de coucheries, le plus souvent. »

Les médias et les universitaires en question

Si les discours et les méthodes des « historiens de garde » sont rigoureusement déconstruits dans ce livre, ses auteurs s’attaquent aussi à certaines évolutions des médias. Il est vrai que la surreprésentation des tendances nationales, réactionnaires ou antirévolutionnaires dans le traitement de l’Histoire à la télévision pose question.

Pour souligner le glissement de la télévision vers le marketing, le livre propose un comparatif avec l’émission d’Histoire « Le Temps des cathédrales », présentée par Georges Duby à la fin des années 1970  : les sobres discours du professeur en costume-cravate et aux cheveux blancs, le plus souvent en voix-off, contrastent avec la « gouaille » de L. Deutsch, jeune acteur en sweat-shirt à capuche, beaucoup plus présent à l’écran dans Métronome TV.

Le temps des cathédrales

Emission présentée en 1980 par Georges Duby (ina.fr)

Dans la préface du livre, N. Offenstadt rappelle pourtant qu’il existe des espaces d’échanges de qualité entre les historiens professionnels et le public, et mentionne les Rendez-vous de l’Histoire de Blois.

Cependant, il occulte que les 40 000 visiteurs du festival, auxquels on peut ajouter les auditeurs de la Fabrique de l’Histoire sur France Culture ou de 2000 ans d’Histoire sur France Inter notamment, pèsent bien peu comparé aux millions de téléspectateurs rassemblés par L. Deutsch, F. Ferrand et S. Bern.

Le livre soulève surtout, en quelques lignes, la question du faible investissement des universitaires dans les médias. Cela laisse le champ assez libre aux « historiens de garde ». Où sont les historiens « sérieux » ? Mais le livre est plutôt conciliant avec les chercheurs sur cette question, invoquant les contraintes induites par la « réforme » des universités. 

On rappellera que la loi LRU, qui provoque de graves problèmes budgétaires dans de nombreuses universités, a été votée dans un contexte où à la tête de l’Etat on remettait en cause, par exemple, l’intérêt d’étudier « La Princesse de Clèves ». La diffusion de l’histoire, des Lettres et des sciences humaines à destination du grand public (des citoyens) n’est-elle pas aussi, pour elles, une question de survie  ?

Avec un esprit un brin goguenard, on reprochera seulement au livre « Les Historiens de garde » ne pas dire un mot de Didier Barbelivien, le chanteur ami de Nicolas Sarkozy. L’album « Vendée 93 » fête ses vingt ans cette année. Très ambigu, il n’en demeure pas moins ridicule et savoureux au second degré...

Vendéen mon fils, interpétée par Margaux

Didier Barbelivien, « Vendée 93 », Pomme Music, 1992

Infos pratiques

·                                      William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Nicolas Offenstadt, « Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national », Paris, éditions inculte, 2013, 264 pages, 15,90 euros ;

·                                      Nicolas Offenstadt, « L'histoire bling-bling. Le retour du roman national », Paris, Stock, 2009, 148 pages, 12,20 euros ;

·                                      Joël Cornette (dir.), Collection « Histoire de France », Paris, Belin, 2010-2012, 14 volumes, 39 à 56 euros par volume ;

·                                      Lorànt Deutsch, « Métronome. L'histoire de France au rythme du métro parisien », Paris, Michel Lafon, 2009, 285 pages, 18,50 euros ;

·                                      Eric Zemmour, « Mélancolie française », Paris, Fayard, 2010, 251 pages, 17,30 euros.

 

 

Collé à partir de <http://blogs.rue89.com/echos-histoire/2013/03/25/deutsch-ferrand-buisson-zemmour-bern-la-tele-prefere-les-historiens-reacs-229942>