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Relire : le scandaleux pillage du droit d’auteur organisé par la loi
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"L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son oeuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire.
Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent."
Tel est le principe du Code de la propriété intellectuelle tel que défini par la loi. On pourrait vouloir y redire quelque chose (notamment, baisser la durée de la propriété, à mon avis bien trop longue), mais, en attendant, la propriété intellectuelle est ainsi faite.
Le ministère de la Culture, le Syndicat national des éditeurs, la Société des gens de lettres et la BNF ont décidé d'aménager le Code de la propriété intellectuelle, par une loi, votée par le Parlement le 1er mars 2012 (la loi n°2012-287). Cette modification met en place les conditions juridiques relatives à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle et rend ainsi possible la numérisation de ces livres en évitant le réexamen de chaque contrat d’édition au cas par cas.
"Cette loi introduit un aménagement de l'exercice du droit d'auteur sans remise en cause du principe de ce droit ni de la titularité des ayants droit moraux et patrimoniaux ; et prévoit que l'exercice des droits numériques sur les livres indisponibles puisse être transféré à une société de gestion collective agréée, qui agit au nom des titulaires de droits."
Contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, cette modification remet bien en cause le principe du droit d'auteur puisqu'elle explique que les oeuvres indisponibles (c'est-à-dire non exploitées commercialement) d'auteurs publiés entre le 1er janvier 1901 et le 31 décembre 2000 peuvent être numérisées et commercialisées sans le consentement des auteurs au profit d'une société de gestion collective (on ne sait pas encore ni qui elle sera si ce sera la Sofia, ni ce qu'elle fera de cet argent).
A terme, c'est 500 000 livres qui seront ainsi soustraits au droit d'auteur, comme le précise depuis novembre la feuille de route de ce projet d'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle (.pdf). En attendant, une première liste de 60 000 titres a été publiée dans un registre (baptisé Relire) maintenu par la BNF (chaque année, au 21 mars, une nouvelle liste de titres retenus par le Comité scientifique du projet sera publiée). Auteurs, éditeurs et ayants droit sont invités à aller chercher par eux-mêmes dans le registre si certains de leurs titres ont été sélectionnés. Aucun ne recevra de courrier...
Image : le registre Relire.
Si c'est le cas, ils peuvent soit accepter la mise en gestion collective. Soit la refuser par une démarche assez lourde, puisqu'elle nécessite déjà d'avoir connaissance du lancement de cette base, d'avoir l'internet, de remplir un formulaire ad hoc, d'y joindre une copie recto-verso de sa carte d'identité (!!!) et une déclaration sur l'honneur de sa qualité d'auteur. Enfin, il faudrait répéter cette procédure pour chaque livre (!!!) et ce, chaque 21 mars, à la publication de chaque nouvelle liste de titres publiés.
La consternation face au vol organisé
Image : la réaction de l'auteur de Bande Dessinées Joseph Béhé sur Facebook.
On l'imagine, les réactions ne se sont pas fait attendre et en dresser la liste est déjà devenu impossible. Les écrivains sont nombreux à s'indigner après avoir découvert certaines de leurs oeuvres dans le registre. François Bon, Benoît Peeters ou Ayerdhal, qui avait lancé le collectif du droit du serf pour s'opposer dès l'origine au projet... mais aussi le groupement BD du Syndicat national des auteurs et compositeurs...
"Pour deux auteurs mes aînés, pour lesquels j’ai amitié et respect, autant pour l’homme que pour l’artiste, 9 livres de Jacques Roubaud, et 10 livres de Bernard Noël. Voilà 2 de nos plus considérables auteurs, de stature internationale. Ils ont chacun, cette année, 82 ans. Cher Jacques, cher Bernard : on les condamne, à 80 ans passés, à envoyer à la BNF leur carte d’identité et leur déclaration sur l’honneur, plus 9 fois le formulaire, pour réclamer leurs biens spoliés, du ramassis de petites oeuvres dans l’interstice de l’oeuvre principale. Eh, la BNF, chez Bernard Noël il y a plein de magnifiques tableaux de grands peintres comme Roman Opalka ou Colette Deblé, ses amis : tu ne veux pas aller lui en piquer un, aussi ?
En plus, tous les conservateurs de la BNF vous diront que Jacques Roubaud continue de traîner bien souvent ses pataugas dans les salles de lecture – vous n’auriez pas pu le prévenir ? Et Bernard Noël, POL a entamé la publication de ses oeuvres complètes. En admettant que nous n’ayez pas son e-mail, à nonoleon (c’est comme ça que commence son mail), POL ça ne vous dit rien, ça ne figure pas dans vos répertoires ?
Là, c’est la goujaterie qui s’ajoute au vol. Je n’aurais jamais cru ça de mon pays. Je croyais aussi que la BNF était précisément une institution qui se portait garante que certains territoires resteraient à l’écart de la cochonnerie du monde.
J’ai honte. Juste : je ne me laisserai pas faire. Et vous appelle vous tous, auteurs, et même vous tous, qui n’avez pas jugé utile de venir expérimenter avec nous la diffusion numérique, qui n’est pas une affaire de moulinette et de vente au kilo, mais d’accompagnement, de mise en place, de propulsion, de solidarité réseau, à aller farfouiller dans le champ recherche de la caverne des voleurs – ne les laissez pas vous spolier, faites la demande de retrait. Transmettez le message autour de vous, à chacun de vos amis auteurs concernés.
Merde à l’État, merde à la BNF. Ils n’ont plus notre confiance. Nous avons tout accepté, et même notre réduction à l’état de quasi clodo. Mais le pur dépouillement, vol par effraction, parce que notre travail c’est notre seul bien, on ne laissera pas passer."
"Auteurs, contre Etat voleur, réclamez vos droits !", François Bon, 23 mars 2013
Voilà qui contraste avec l'avis de Vincent Montage, président du Syndicat national de l’édition depuis juin 2012, dans une interview pour Libération :
"Hier, le Registre des livres indisponibles en réédition électronique (ReLIRE) a été ouvert avec une première liste de 60 000 titres en littérature et sciences humaines choisis par un comité paritaire, éditeurs et auteurs, sous la houlette du ministère de la Culture. Pendant six mois, les ayants droit pourront manifester leur opposition à la numérisation de leur œuvre. Sinon, l’œuvre sera numérisée à partir de l’automne, via la BNF. Il y a de belles œuvres trop ignorées qu’on va ainsi redécouvrir à partir de 2014. Je crois beaucoup à ce projet et beaucoup d’éditeurs de littérature, même de taille modeste, ont des fonds insoupçonnés. La commissaire européenne [chargée de la Stratégie numérique, ndlr] Nelly Kroes, qui sera présente au salon lundi, regarde cette innovation avec beaucoup d’intérêt et estime que la France est très en avance pour redonner accès aux œuvres du passé."
Image : la parodie du registre proposé par la TeamAlexandriz.
Vincent Montagne a beau jeu de paraître serein et confiant dans le projet. Comme le souligne celui qui a le mieux critiqué le projet, le juriste Lionel Maurel, de lourds soupçons d'inconstitutionnalité pèsent sur cette modification de la propriété intellectuelle.
"Je parlerai volontiers pour ma part de décomposition de l’action publique, qui commence à devenir singulièrement inquiétante en matière de politique du livre, depuis maintenant des années. Les lois se succèdent, issues de petits cercles qui se côtoient et se connaissent, loin de la lumière du débat public. (...)
Comme le rappelle souvent le site Actualitté, il existe une faille béante dans toute cette machinerie des Indisponibles, qui ne peut plus être refermée à ce stade. De très lourds soupçons d’inconstitutionnalité pèsent en effet sur le texte, et sa conformité avec la Convention de Berne fait question. Pour mettre en oeuvre la base ReLIRE, le gouvernement devait nécessairement prendre un décret, mais publier cet acte, c’était exposer le flanc à un recours au Conseil d’Etat et plus loin ensuite, devant le Conseil constitutionnel qui a le pouvoir d’annuler la loi.
Tout le dispositif des Indisponibles peut donc s’effondrer brutalement comme un château de cartes, sanctionné par les plus hautes juridictions de ce pays. Il sera alors temps de démêler l’écheveau des responsabilités qui ont pu conduire à ce véritable fiasco pour l’intérêt public…"
Quand Google avait proposé la même chose, tout le monde avait crié au scandale
Le projet, sous des arguties juridiques et techniques complexes ressemble, à s'y méprendre, au projet de Google Books Settlement qui avait déclenché l'ire des éditeurs de toute la planète (et notamment des éditeurs français qui sont aujourd'hui partis prenante de la loi sur les indisponibles) jusqu'à se terminer par le rejet d'un juge américain en mars 2011 (voir la chronologie et la conclusion de cette affaire établie par le chercheur en science de l'infodoc Olivier Ertscheid et son cours qui revient en détail sur toute l'affaire) établissant que l'accord proposé par Google n'était "ni équitable, ni adéquat, ni raisonnable". La raison principale (outre le risque du monopole) : l'opt-out, c'est-à-dire que les ayants droit devaient faire valoir leur propriété auprès du registre mis en place par Google afin que celui-ci ne puisse pas les exploiter par défaut, une règle qui contrevenait à la propriété des oeuvres puisqu'elle permettait à Google de ses les approprier : c'était aux ayants droit de se retirer de la base !
Le principe de la loi sur les indisponibles repose sur le même principe d'opt-out, comme l'expliquait le juriste Lionel Maurel en février 2012 sur son blog : "L’un des facteurs de complexité de cette loi réside dans le mécanisme d’opt-ou instauré, qui renverse les principes traditionnels du droit d’auteur et oblige les titulaires de droits – en premier lieu les auteurs – à se manifester explicitement pour demander le retrait de leurs oeuvres du système de gestion collective projeté."
La différence avec le projet Google tient juste au fait qu'on passe d'une gestion privée à une gestion collective, évacuant, sur le principe, le risque d'un monopole (sauf que ce peut-être une autre façon de l'imposer, bien sûr). Au final, comme le souligne très justement Olivier Ertzscheid sur dans l'excellent billet qu'il consacre au sujet : le but de la manoeuvre, nous nous y trompons pas, "est de fournir aux éditeurs un cadre pseudo-légal leur permettant de phagocyter des droits numériques qui auraient pu leur échapper ou les auraient obligé à renégocier de manière plus équilibrée" les contrats de droit d'auteurs.
Pire, comme il le dit aussi très bien "ce qui était intolérable venant de Google ne peut devenir acceptable venant d'institutions publiques", du pays qui a inventé le droit d'auteur. Comme le dit encore François Bon, très justement :
"Le droit d'auteur est mort, et ce n'est pas le web qui l'a tué, c'est la bureaucratie d'Etat."
Il y a fort à parier que la loi sur les indisponibles, malgré tous les efforts qu'ont mis dans la balance ceux qui la soutiennent depuis longtemps, finisse comme le Google Book Settlement : en eau de boudin. Souhaitons le en tout cas. Car les problèmes à venir sont encore plus nombreux que ceux qui sont apparus jusqu'alors. A quoi et à qui va être redistribuée les profits de la gestion collective (même si on souhaiterait que 100 % des fonds perçus par les oeuvres non-identifié - et ce sera une grande majorité - soit reversé à un fond de pension pour auteurs en difficulté financière par exemple - mais ce ne sera pas le cas, on parie) ? Qui sera garant de la numérisation et de sa qualité ? Comment celle-ci sera-t-elle industrialisée ?...
Bien sûr, nous souhaiterions tous pouvoir disposer de tous les livres du monde. Nous aimerions tous pouvoir accéder d'un clic à un océan de livres. Mais pas sur le dos des auteurs. Jamais !
Amis auteurs, continuons la mobilisation. Amis lecteurs, utilisez la base, prévenez un à un les auteurs spoliés de vos connaissances (ils ont 6 mois pour se faire connaître). Ils sont en position de faiblesse par rapport à cette procédure qui se fait dans leur dos.
Hubert Guillaud
Collé à partir de <http://lafeuille.blog.lemonde.fr/2013/03/28/relire-le-pillage-du-droit-dauteur-organise/>