jeudi 1 novembre 2012

11:26

 

chronique Le 22/06/2013 Par Alain Korkos

Ambigrammes et boustrophédons

(à partir de l'affiche d'un film sans intérêt)

Une vitre, des mots inversés qui pivotent pour se lire à l'envers, qui se plient en deux, se glissent entre les lettres d'un autre mot : ce sont des ambigrammes nés des images tête-bêche, à l'endroit à l'envers. Tout un monde à vous refiler le vertige, à vous précipiter chez l'ophtalmo.

À lire en écoutant Upside Down par Diana Ross.

Sur les murs ces jours-ci, cette affiche pour Les Stagiaires, insipide bobine amerlocaine à paraître mercredi prochain parce que c'est l'été, saison des comédies nulles :

 

Deux personnages devant la page d'accueil de Google, vus de l'intérieur de l'ordinateur. La requête inscrite dans la fenêtre du moteur de recherche apparaît donc inversée :

 

La voici dans le bon sens, ça vous évitera de prendre des positions idiotes devant l'affiche placardée dans le métro ou sur les abri-bus :

 

Poser du texte sur ou contre une vitre peut être plus marrant, plus inventif. À Paris, au fronton de la gare du Nord banlieue…

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Photo © ma pomme

 

on peut lire le mot entrée :

 

Photos © ma pomme

 

Une fois à l'intérieur, si d'aventure on se retourne, on s'aperçoit que entrée s'est transformé en sortie :

 

Photos © ma pomme

 

Cette astuce graphique s'appelle un ambigramme, celui-ci est l'oeuvre de Patrice Hamel.

 

Qu'est-ce que c'est, un ambigramme ?

C'est un mot qui, observé d'un point de vue différent de celui utilisé au premier abord, permet de lire le même mot ou un autre mot.

 

Comment ça c'est pas clair ? Mais si ! Dans l'exemple ci-dessus de la gare du Nord à Paris, le mot entrée observé d'un point de vue différent permet de lire un autre mot : sortie.

 

Dans ce deuxième exemple (toujours signé Patrice Hamel) à l'entrée du théâtre du Châtelet à Paris, le mot encore observé de l'extérieur…

Photo © Patrice Hamel

 

se lit pareillement quand il est observé de l'intérieur. C'est le même mot :

Photo © Patrice Hamel

 

 

Quelles sont les différentes formes d'ambigrammes ?

L'ambigramme pivotant est le plus commun. Celui de la marque Newman, créé en 1969 par Raymond Loewy (dont il fut récemment question par là) est peut-être le plus célèbre de ce côté-ci de l'Atlantique :

 

Celui d'Opodo est également un ambigramme pivotant :

 

L'un des anciens logos de Maxell itou :

 

Celui du groupe Angel :

 

Le nom de Paul McCartney sur son disque intitulé Chaos and Creation in the Backyard (2005) fonctionne également de cette manière :

 

Ces cinq ambigrammes nous disent la même chose, quel que soit le sens dans lequel on les observe. Mais l'ambigramme pivotant peut aussi (à l'instar du entrée-sortie montré plus haut) dire deux choses différentes, le plus souvent contraires. Voici trois superbes exemples réalisés cette année pour une campagne publicitaire en faveur d'une ONG, Samaritans of Singapore (SOS) :

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Retourné, I'm Fine (Je vais bien)

devient Save Me (Sauvez-moi).

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Retourné, I Feel Fantastic (Je me sens en super forme)

devient I'm Falling Apart (Je tombe en morceaux).

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Retourné, Life is Great (La vie est super)

devient I Hate Myself (Je me déteste).

 

Autre exemple plus drôle, ce paillasson qui annonce Come in (Entrez) dans un sens, et Go Away (Allez-vous-en) dans l'autre parce que bon, ça suffit comme ça :

 

L'ambigramme miroir est lui aussi assez courant. C'est celui des groupes ABBA, Nine Inch Nails :

 

 

 

Ou encore celui du titre de l'album Aoxomoxoa de Grateful Dead (1969) dessiné par Rick Griffin dont il fut question par là :

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Sans oublier le logo des voitures De Lorean :

 

 

Celui de la gare du Nord est aussi à classer dans la catégorie miroir. En voici un autre, également signé Patrice Hamel, qui utilise quant à lui un vrai miroir :

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Photos © Patrice Hamel

 

Vient enfin l'ambigramme morphologique, souvent plus compliqué que les deux espèces précédentes. Il peut s'agir de lettres imbriquées les unes dans les autres, les secondes se formant dans l'espace généré par les premières. Il en est ainsi du mot Clean (Propre) dans lequel est inséré le mot Dirty (Sale) :

Ambigramme de Nikita Prokhorov

 

Ici nous ne sommes pas loin des travaux de M.C. Escher (dont il fut question par là) qui emboîtait, par exemple, canards et poissons :

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L'air et l'eau par M. C. Escher, gravure sur bois, 1938

 

On peut penser aussi au fameux vase de Rubin (1915) :

 

Dans le même ordre d'idée, trois autres ambigrammes morphologiques en forme de logos. Le premier nous montre une croix blanche insérée entre le i et le a de Lyria. Associée au rouge de la typographie, cette croix évoque la Suisse où se rendent les TGV Lyria :

 

Le deuxième cache une flèche entre le E et le x de Fedex :

 

Le troisième recèle un C blanc entre les parties rouge et bleue du losange Carrefour :

 

Voici maintenant une autre sorte d'ambigramme morphologique, dissimulé sur la pochette du disque de Grateful Dead (encore eux) intitulé American Beauty (1970) :

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Vous ne voyez pas ? C'est normal.Explication : le mot Beauty recèle une ambiguïté jouant sur la forme du B évoquant un R, et du U évoquant les lettres LI. Si l'on accepte ces transformations, Beauty devient Reality :

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À quand remonte l'ambigramme ?

Cette fantaisie graphique date du XIXe siècle. On peut cependant considérer (si l'on a l'esprit large) que l'antique boustrophédon, écriture changeant de sens quand elle arrive en bout de ligne tel un boeuf traçant des sillons dans un champ, en est un lointain ancêtre. Car dans le boustrophédon, les lettres formant la ligne allant de droite à gauche sont parfois inversées, lisibles dans un miroir. L'@sinaute hellène à l'oeil acéré appréciera celui ci-dessous :

Inscription de Sigée, vers 550-540 avéjicé

(Source)

 

On se souviendra également des écritures miroir ottomanes des XVIIIe et XIXe siècles, avec ici ce panneau daté de 1720-1730 sur lequel la phrase Ali est le vice-régent de Dieu est reproduite à l'envers sur le côté gauche :

 

Cela dit, l'ambigramme, le vrai, naquit sous la plume de l'auteur et illustrateur Peter Newell. Lequel publia en 1893 un recueil d'images à lire et regarder à l'endroit et à l'envers (upside-down), intitulé Topsys & Turvys. À la fin de cet ouvrage s'affiche le mot Puzzle :

 

Qu'on retourne le livre, et ce sont les mots The End qui apparaissent :

 

C'est là le premier ambigramme connu. Il n'y avait, à l'époque, aucun mot pour le nommer.

 

 

De quand date le mot ambigramme ?

Il fut créé en 1986 par le scientifique Douglas Hofstadter, lequel avait écrit en 1979 un ouvrage intitulé Gödel, Escher, Bach : Les Brins d'une Guirlande Éternelle (Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid) sur la couverture duquel est représenté un ambigramme en trois dimensions formé par deux sculptures sur bois projetant, grâce à trois sources lumineuses, les lettres G, E et B, qui sont les initiales de Gödel, Escher et Bach. On les retrouve également en initiales du sous-titre, Eternal Golden Braid (Brins d'une Guirlande Éternelle) :

 

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Attention : l'ambigramme ne doit être confondu ni avec l'anacyclique, mot ou phrase lisible à l’envers ou à l’endroit, ni avec avec l'anagramme dans lequel les lettres d'un mot ou d'une phrase peuvent permuter. On le rapprochera en revanche mais avec d'infinies précautions du palindrome, espèce particulière d'anagramme et d'anacyclique dont l'ordre des lettres reste identique de gauche à droite ou de droite à gauche et inversement. Compris ?

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Revenons vers Peter Newell, inventeur du premier ambigramme. Voici quelques-unes de ses images miroirs, extraites de Topsys & Turvys (1893) :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'autre grand créateur d'images miroirs s'appelle Gustave Verbeek, auteur d'une série de soixante-quatre bédés intitulée The Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo qui parut dans le New York Herald entre 1903 et 1905. Voici cinq de ses histoires. Ici le travail est plus complexe que chez Newell puisqu'il faut d'abord lire-regarder les six premières cases, puis retourner la page pour connaître la fin de chaque aventure :

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The Thrilling Adventure of The Dragon

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Exciting Times At The Sea-Shore

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The Fairy Palace

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A Fish Story

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The Mermaid And The Floating Mine

 

Et pour finir, une image partiellement inversée qui date du XVe siècle, la Crucifixion de saint Pierre par Masaccio. Saint Pierre, qui ne voulait pas concurrencer Jésus, avait demandé qu'on le crucifie tête en bas :

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Crucifixion de saint Pierre par Masaccio, 1426

 

On remarquera l'inclinaison des jambes, qui suit la pente des pyramides placées de part et d'autre du supplicié en mode poirier.

C'est ainsi que s'achève cette chronique écrite à partir d'une affiche de film sans intérêt (mais oui, souvenez-vous !). Vous pouvez la relire à partir de la fin si le coeur vous en dit, en chantant Upside Down par Diana Ross.

Upside down

Boy, you turn me

Inside out

And round and round

 

Collé à partir de <http://www.arretsurimages.net/contenu-imprimable.php?id=5940>