jeudi 1 novembre 2012
11:26
"Sexes et races, deux réalités": une réponse à Nancy Huston et Michel Raymond
Publié le 20/05/2013 par Genre!
La romancière Nancy Huston et Michel Raymond, "spécialiste de biologie évolutionniste", ont publié le 17 mai dans Le Monde une tribune intitulée "Sexes et races, deux réalités".
La première a publié récemment un ouvrage qui se veut une charge contre la fameuse "théorie du genre": Reflets dans un oeil d’homme (Actes Sud, 2012). Son cheval de bataille: la reconnaissance du déterminisme biologique façonnant notamment les comportements sexuels des hommes et des femmes, qui serait nié par le genre, présenté comme une idéologie. Il faut, écrit-elle, replacer l’humain dans une continuité biologique avec le règne animal, continuité qui se manifesterait par exemple ainsi:
Grossièrement exprimé, les jeunes femelles humaines tout comme les guenons tiennent à séduire les mâles, car elles veulent devenir mères. Pour atteindre cet objectif, elles se font belles. Aveuglés par nos idées modernes sur l’égalité entre les sexes, que nous refusons de concevoir autrement que comme l’identité entre les sexes, nous pouvons faire abstraction un temps de cette réalité énorme, mais, si l’on n’est pas totalement barricadé derrière nos certitudes théoriques, il y aura toujours un électrochoc pour nous le rappeler.
Elle s’appuie notamment sur les thèses de la psychologie évolutionniste, dont Michel Raymond (co-auteur de la tribune) est un représentant. Ses travaux portent sur le déterminisme génétique de l’homosexualité chez l’homme. Sur le blog Allodoxia (Observatoire de la vulgarisation scientifique), Odile Fillod en parle dans un article intitulé "Les tours de passe-passe de la psychologie évolutionniste du genre". Elle écrit aussi, dans "Psychologie évolutionniste et biologie":
fonder en nature certaines différences entre les sexes dans les comportements sexuels conforte le sens commun, est conforme aux mythes savants (dont ceux produits par la psychanalyse), rassure quant à la certitude d’un fondement biologique solide des identités sexuées, et est susceptible d’attirer l’attention d’un public peu curieux de sciences mais toujours intéressé par la sexualité, celle-ci constituant justement l’un des derniers refuges des identifications de sexe mises à mal par les évolutions sociales.
Il est important de commencer par cette mise au point pour situer la tribune publiée par Le Monde. Sous couvert d’énoncer des vérités dérangeantes (des "réalités") détachées de toute idéologie, Nancy Huston et Michel Raymond ne font en fait qu’énoncer des thèses éculées et rétrogrades faisant appel au sens commun pour disqualifier les sciences humaines et sociales.
L’opposition entre faits naturels et idéologie
Leur texte repose sur la construction d’un antagonisme entre "nature" et sciences naturelles d’un côté et idéologie et sciences humaines et sociales de l’autre. Leur incompatibilité est posée d’emblée: "sciences humaines et sciences naturelles ne font pas bon ménage." D’un côté, on a les "réalités" du sexe et du genre, c’est à dire des "faits physiques et biologiques", déterminés par des "lois biologiques". C’est le côté de la "nature" et du "monde vivant", où règnent les "différences". De l’autre, les sciences humaines et sociales se caractériseraient par opposition aux sciences naturelles, mieux encore: par leur "dénégation des faits physiques et biologiques", du "déterminisme biologique", leur "cécité volontaire, obstinée, parfois loufoque" aux sciences naturelles et aux différences (de sexe et de race) constituées en nature. De ce côté on soutient des "thèses", on utilise des "concepts philosophiques" au lieu de parler de faits biologiques, on est partisan de théories comme "la théorie du genre", qui appartient à un ensemble de "mythes modernes". On promeut des idées "généreuses" (entendre: l’égalité) mais "farfelues", en somme: des "inanités".
Étrangement, les auteurs ajoutent in extremis que les sciences naturelles peuvent être, elles aussi, aveugles aux SHS et que "nous avons tout intérêt à partager nos différents savoirs". Une négation de l’affirmation initiale de leur incompatibilité, donc?
Cet antagonisme repose non seulement sur l’idée de "nature", qui n’est bien sûr jamais définie ni interrogée, mais aussi sur l’idée que puisque les "sciences naturelles" (en fait la biologie) étudient la nature, elles énoncent des "faits", des "réalités" coupés de toute idéologie et de toute vision humaine. Étudiant la "nature", elles seraient par essence objectives. "La génétique moderne" (pourtant contredite dans cette tribune, j’y reviendrai), nous dit-on, "se contente de décrire" – nous voilà donc rassuré·e·s: les sciences naturelles ont changé. On n’en est plus à l’époque où la phrénologie, par exemple, servait à repérer des criminels nés ou à justifier l’esclavage par la soumission "naturelle" des Noir·e·s. Des énoncés se donnant comme scientifiques, comme "Homo sapiens, à partir d’une même souche africaine voici soixante-dix mille à cent mille années, a évolué de façon relativement autonome dans différentes parties du globe et s’est peu à peu diversifié en sous-espèces, ou variétés, ou – pardon ! – races différentes" [sic], n’impliqueraient donc "aucun jugement de valeur": il s’agirait d’un énoncé purement descriptif, et, donc, objectif.
L’idée de nature et la force de l’évidence
L’idée qu’à partir du moment où l’on parle de "nature", on serait dans le domaine des "faits" et par conséquent de l’objectivité, trouve un écho puissant dans le sens commun. Pourtant, l’objectivité prétendue des sciences non-humaines, en particulier des sciences naturelles, a depuis longtemps été dénoncée comme un mythe. De plus, l’idée de nature sert ici à présenter les "faits" avancés comme "irréfutables": "Ces mythes modernes ont en commun avec les religions de reposer sur la dénégation tranquille de faits physiques et biologiques avérés et irréfutables" – à savoir la différence des races et des sexes. Les auteurs ne parlent pas de "théories", bien sûr: les théories sont réservées aux sciences humaines et sociales. Il n’est question que de "faits avérés et irréfutables". Tant pis s’ils ont, justement, été réfutés: cela est forcément le fait d’idéologues.
L’utilisation de l’idée de "nature" permet de présenter la race et le sexe comme des réalités matérielles. L’existence de différences de sexe et de race est présentée comme "un fait avéré et irréfutable"; cela voudrait donc dire que les catégories de sexe et de race constituent, elles-mêmes, des faits avérés et irréfutables. Le sexe et la race ne sont plus des catégories: ce sont des faits, des "réalités". L’idée de nature est donc indissociable de ces notions; elle permet de faire passer le sexe et la race pour des réalités préalables à tout discours, à toute analyse, existant indépendamment du regard porté sur elles – indépendamment, donc, de toute idéologie. L’idée de nature permet par conséquent de masquer la dimension sociale des catégories mêmes de sexe et de race: il ne s’agirait pas de catégories imposées sur la nature, mais de faits naturels qu’on se contenterait de décrire.
Le texte repose paradoxalement à la fois sur un discours scientifisant (le parti-pris des faits, de la nature, de la science) et sur l’évidence du sens commun. En effet, l’expérience ne peut pas infirmer l’existence de différences sexuelles et de différences entre les groupes humains ("races", "sous-espèces", "variétés": les termes sont employés de manière interchangeable…). Qui nierait que l’espèce humaine est sexuée? Qu’on observe des caractères sexuels différents selon les hommes et les femmes? Qu’il existe des caractéristiques différentes selon les groupes humains, comme la couleur de la peau?
Il n’y a bien que les idéologues des SHS pour nier cela – mais le nient-ils/elles? On nous parle en effet de "l’idée selon laquelle toutes les différences non physiologiques entre hommes et femmes seraient construites (‘la théorie du genre’, introduite depuis peu dans les manuels scolaires français)". La grande, méchante "théorie du genre" nierait donc les "différences non-physiologiques" – quel rapport alors avec la "nature"? Pourtant, les phrases suivantes contredisent ce constat:
Dans le monde vivant, mâles et femelles diffèrent toujours biologiquement, y compris pour une partie de leurs comportements, car chaque sexe a une façon spécifique de se reproduire, ainsi chez les gorilles, chimpanzés et bonobos, dont nous sommes les plus proches cousins. Quelle force mystérieuse aurait effacé ces différences dans notre espèce à nous ?
Il est donc finalement bien question des différences physiologiques? Il faudrait savoir.
Pour accéder à la vérité des faits il suffit de "chercher à les connaître", ce que ne feraient pas les SHS. La différence sexuée, par exemple, est une évidence observable, tangible:
Les faits, quand on cherche à les connaître, nous montrent que déjà à la naissance – donc avant toute influence sociale – filles et garçons n’ont pas les mêmes comportements. Et comment ne pas reconnaître que le pic d’hormones de la puberté, que partagent les adolescents humains avec les adolescents chimpanzés, a une origine biologique et un effet marqué sur les comportements ?
Le premier "fait" semble très prisé par Michel Raymond, on en attend cependant toujours des preuves. Comme l’écrit Odile Fillod,
Il faudra [...] que Michel Raymond nous indique les références des études scientifiques ayant montré qu’à la naissance, garçons et filles ont déjà des comportements différents. On pourra alors discuter des causes et conséquences possibles de ce phénomène. Concernant les effets putatifs de la testostérone, un long développement serait nécessaire pour montrer non seulement que l’influence biologique « masculinisante » de la testostérone sur les traits psycho-comportementaux [...] n’est pas démontrée, mais en outre que la littérature scientifique indique que si une telle influence existait, elle serait très ténue.
Avec de tels "faits", écrit encore Odile Fillod, " Toutes les pièces du puzzle semblent réunies pour expliquer cette parfaite continuité entre un comportement animal et un comportement humain". Pourtant,
lorsqu’on prend la peine de l’examiner soigneusement – ce qu’entre autres Rebecca Jordan-Young a fait –, ce qui ressemble de loin à un « faisceau d’indices convergents » (selon l’expression consacrée à défaut de l’existence de preuves) s’avère être une somme d’observations parfois contradictoires, souvent entachées de biais méthodologiques et presque toujours ambiguës.
"Le mot ‘race’ fait peur"
La rhétorique est bien connue: nous osons, nous, dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, ce qui fait peur, ce qui n’est pas politiquement correct (vive nous). Mais qui pense cela? Les scientifiques? Certainement pas: si le terme de "race" a été remis en cause, c’est pour des raisons biologiques que je vais schématiser ci-dessous. Alors qui? Toutes les personnes qui cherchent dans la science la confirmation de leurs préjugés? Ce qui est certain, c’est que cette tribune a fait plaisir à pas mal de monde.
Cet article du Point résume bien la question: il existe une seule race, mais sept groupes génétiques. La tribune du Monde ne cesse de mettre en avant les différences: " La diversité de l’espèce humaine est grande : une partie de notre héritage génétique est largement partagée, mais une autre est caractéristique de groupes géographiques." Pourtant, les études les plus récentes (encore faudrait-il, pour les connaître, ne pas se cantonner à la science du XIXème siècle) montrent que les 6 milliards d’humains possèdent un génome à 99,9 % identique, ce qui est unique parmi les mammifères. La variabilité génétique dans l’espèce humaine est donc très faible, mais elle existe bien et permet de déterminer l’existence de sept groupes biologiques: les Africains subsahariens, les Européens, les habitants du Moyen-Orient, les Asiatiques de l’Est, les Asiatiques de l’Ouest, les Océaniens et les Indiens d’Amérique. L’article de Frédéric Lewino précise encore que "deux membres d’un même groupe peuvent être plus éloignés, globalement, que deux individus appartenant à deux groupes distincts (Européens et Africains, par exemple)".
Citons encore Raymond et Huston:
Les médecins savent qu’il existe une variation dans la réponse aux médicaments – les psychotropes par exemple – selon le groupe auquel appartient le malade. Les Inuits sont adaptés au froid, tout comme les sherpas de l’Himalaya sont adaptés à la vie en altitude.
Les Inuits, les sherpas de l’Himalaya constitueraient donc des races? Première nouvelle. Passons. "Les médecins savent que": pas si vite. Frédéric Lewino évoque l’obtention en 2005 par une société américaine de la première homologation d’un médicament « racial » destiné aux Noirs, "censé soigner l’insuffisance cardiaque, plus fréquente chez les Américains d’origine africaine, sans que la raison en soit connue". Cette homologation a été vivement contestée: Lewino évoque les travaux de Bertrand Jordan, biologiste moléculaire, pour qui l’efficacité de ce médicament "est la même quel que soit le malade, blanc, noir ou jaune. Pis : ce remède, vendu très cher, ne fait qu’associer deux vieilles molécules commercialisées à bas prix depuis longtemps ! Ce qui explique sans doute son flop commercial".
Si les sciences modernes ont dépassé le concept de "race" en biologie, ce n’est donc pas seulement parce qu’il a été utilisé à des fins oppressives voire génocidaires – même si cette raison paraît déjà puissante. C’est parce qu’il ne permet pas de décrire l’espèce humaine. La "variabilité d’une espèce" est un ensemble de statistiques obtenues à partir d’un nombre suffisant de critères caractérisant cette espèce – la couleur de peau ayant été choisie comme critère privilégié, et ne représentant pourtant qu’un critère parmi de multiples autres. Or toutes les mesures globales des phénotypes humains démontrent la remarquable homogénéité de l’espèce.
Une rhétorique religieuse?
Les "mythes modernes" niant l’existence des races et des sexes sont comparés aux religions: il s’agirait de nouveaux obscurantismes, niant l’évidence des "faits". Pourtant cette tribune évoque elle-même la rhétorique chrétienne. L’inquiétude face à une dénaturation provoquée par les études de genre est ainsi partagée par le Vatican. Les auteurs fustigent "l’orgueil inné de l’humain" consistant à se croire unique au sein du monde vivant. Il faut également "passer outre ces réponses simplistes à des questions infiniment difficiles, car si nous continuons à ignorer et à maltraiter le monde, nous risquons de compromettre nos chances de survie": quel est ce "monde" maltraité? On retrouve là le discours de la psychologie évolutionniste (mise en danger des chances de survie) mais aussi un écho du concept d’"écologie humaine" développé récemment par le Vatican. Dans un discours de 2008, Benoît XVI affirmait ainsi:
[L'Église] ne doit pas seulement défendre la terre, l’eau et l’air comme des dons de la création appartenant à tous. Elle doit également protéger l’homme contre la destruction de lui-même. Il est nécessaire qu’il existe quelque chose comme une écologie de l’homme.
En ajoutant: "il ne s’agit pas d’une métaphysique dépassée, si l’Église parle de la nature de l’être humain comme homme et femme et demande que cet ordre de la création soit respecté". Cette nature serait menacée par la "théorie du genre": "ce qui est souvent exprimé et entendu par le terme ‘gender’ se résout en définitive dans l’auto-émancipation de l’homme par rapport à la création et au Créateur".
Une émancipation par rapport à la création pour le Vatican, par rapport au monde naturel pour Huston et Raymond: voilà le danger qui guetterait l’humanité. L’idéologie est toujours dénoncée comme l’apanage du camp d’en face; pourtant, malgré sa prétention à l’objectivité scientifique, à l’indépendance politique et idéologique, ce texte traduit une idéologie non seulement rétrograde, mais allant à l’encontre même de la modernité démocratique. Une idéologie qui justifie les inégalités sociales en nature, en cherchant à faire passer l’existence des catégories de sexe et de race pour la cause naturelle de ces inégalités.
Edit: @Moossye me suggère cette citation de Christine Delphy, qui s’applique particulièrement bien ici et qui peut servir de conclusion:
Toute connaissance est le produit d’une situation historique, qu’elle le sache ou non. Mais qu’elle le sache ou non fait une grande différence ; si elle ne le sait pas, si elle se prétend ‘neutre’, elle nie l’histoire qu’elle prétend expliquer, elle est idéologie et non connaissance. Toute connaissance qui ne reconnaît pas, qui ne prend pas pour prémisse l’oppression sociale, la nie, et en conséquence la sert objectivement.(L’Ennemi principal, tome 1, p. 265)
Merci à Lyokoï pour ses précieuses explications.
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Pour aller plus loin
D’autres réponses à Huston et Raymond sur les blogs Une heure de peine et Crêpe Georgette
Éric Fassin, "Les « forêts tropicales » du mariage hétérosexuel. Loi naturelle et lois de la nature dans la théologie actuelle du Vatican", Revue d’éthique et de théologie morale, 2010/HS (n° 261), p. 201-222.
Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel, Paris/La Haye, Mouton, 1972. Nouvelle édition : Gallimard, Coll. Folio essais, 2002.
Colette Guillaumin, "Question de différence", Questions Féministes, n°6, septembre 1979, p. 3-21.
Sur le blog Allodoxia:
"Les tours de passe-passe de la psychologie évolutionniste du genre"
"Psychologie évolutionniste et biologie"
Sur le site du Point: "Une seule race, mais sept groupes biologiques"
Collé à partir de <http://cafaitgenre.org/2013/05/20/sexes-et-races-deux-realites-une-reponse-a-nancy-huston-et-michel-raymond/>