jeudi 1 novembre 2012

11:26

 

Le blues chic du designer

Philippe Starck ou l’art du déni

par Mona Chollet, septembre 2008

« Je cite toujours mon petit exemple du client qui a demandé un bateau et qui se trouve très satisfait des conseils du designer qui lui recommande d’essayer la nage et lui en fait redécouvrir les plaisirs », pérorait il y a quelques années Philippe Starck (1). Le banquier russe Andreï Melnichenko, 172e fortune mondiale selon Forbes, qui voulait offrir un yacht à sa femme, une ex-miss Yougoslavie, ne s’est apparemment pas montré très sensible au charme de cette suggestion. La mort dans l’âme, le designer le plus célèbre du monde s’est donc résolu à lui concevoir un palace flottant de 119 mètres de long, équipé d’une plate-forme d’hélicoptère, d’un lit conjugal rotatif, d’un Jacuzzi en plein air, de six suites modulables et d’une piscine dont le fond transparent sert de toit à la discothèque. Paris Match (24 juillet 2008) a photographié sous toutes les coutures ce concentré de sobriété, dont il vante la « discrétion ». Starck, lui, estime avoir au moins créé l’antithèse de tous ces yachts vulgaires « qui ont pour seul objectif de montrer puissance et argent ». Le sien, affirme-t-il, affiche « la seule élégance de l’intelligence, l’élégance du minimum »  ; il est « en harmonie avec la nature » (2).

Bienheureux Starck. Il vit dans un monde merveilleux. Lui qui se définit comme un « vieux baba » n’a que le mot « amour » à la bouche. Lorsqu’il était directeur artistique de Thomson Multimédia, il inventa ce slogan : « Thomson, de la technologie à l’amour ». Il ne passe pas des contrats avec des clients, il tombe amoureux de gens extraordinaires car, « pour avoir de beaux enfants, il faut que les parents soient amoureux (3». Ainsi, il voit en M. Melnichenko non pas un banal milliardaire, mais un « génie russe des mathématiques (4)  ». Quant à l’homme d’affaires Alexandre Allard, qui lui a confié la rénovation du Royal Monceau, le palace parisien dans lequel il vient d’investir 400 millions d’euros avec l’aide d’un fonds qatari, c’est « une personne d’une intelligence, d’une humanité et d’une énergie hors du commun », un « grand visionnaire » (5).

Mais attention, qu’on ne s’y trompe pas si on le voit parfois — et même un peu tout le temps, en fait — frayer avec la jet-set et les industriels du luxe : même s’il ne peut résister aux flots de bonté et d’intelligence qui irradient de ce milieu, son grand truc à lui, au fond, c’est le « design démocratique ». « Je ne fais que des réalisations qui traitent des grandes visions publiques », affirme-t-il dans un entretien à Propriétés de France (ça ne s’invente pas !).

Des exemples de cette quête passionnée du bien commun ? L’un de ses derniers produits, une « éolienne individuelle » à fixer sur son toit. Devinette : le mot important est-il ici « éolienne » ou « individuelle » ? Ou encore l’hôtel « très peu cher », conçu avec M. Serge Trigano et l’architecte Roland Castro, qu’il doit inaugurer ce mois-ci dans l’Est parisien. Il comportera « des parties communes comme de grands lofts », où les « will-be », c’est-à-dire les « jeunes gens en devenir, les étudiants, les artistes  (6», pourront venir user le fond de leurs jeans troués à 200 euros. Starck prépare aussi, avec Virgin Galactic, des voyages spatiaux. Un caprice hyperpolluant pour riches blasés ? Pas du tout : « En voyant la Terre de l’espace et en passant, par exemple, au-dessus de l’Amazonie déboisée, ils intégreront immédiatement les enjeux écologiques. C’est une machine à produire de la conscience écologique (7)  ! » Comment s’étonner que le monde entier envie à la France un esprit aussi brillant ?

A 59 ans, l’homme est partout. Il prépare le lancement de sa propre émission de télé-réalité, « Philippe Starck’s School of Design », sur la chaîne anglaise BBC 2. En juin dernier, il a dessiné une pièce de 2 euros à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne. Que dirait-il à un jeune pour le convaincre d’adhérer au projet européen ? « Qu’il n’a pas le choix (8). » Les eurosceptiques, assénait-il sur RTL (9 mai 2008), « sont des gens qui ne savent pas, qui sont mal informés, qui n’ont pas voyagé, qui ne font pas du commerce international. Ils n’ont pas compris les enjeux ».

Sa fausse modestie (« Je ne suis qu’un petit designer de cadeaux de Noël ») n’a d’égale que sa vraie mégalomanie. Lorsqu’il a épousé en quatrièmes noces une attachée de presse du géant du luxe LVMH, en décembre 2007, chaque invité arborait un masque à l’effigie du marié. Il sait à merveille alimenter sa propre légende médiatique : « Je mets deux minutes à dessiner un objet que je ne retoucherai jamais, mais ça fait juste quarante ans que j’y pense », disait-il en 2004. La moquette devait être particulièrement goûteuse ce jour-là, car il ajoutait : « Je suis un fermier du magma au repentir inconscient (9). » Sa notoriété lui permet d’étaler complaisamment ses regrets de ne pas avoir eu une carrière plus noble, mais moins riche en gratifications sociales et matérielles : « Je suis un raté, car j’ai toujours rêvé d’être compositeur (10). »

Le roi de l’artefact ne cesse de se réclamer du naturel, du charnel, de l’organique. Chez lui, le processus de création est « tout à fait sexuel », remarque-t-il : « A un moment, je sens que le projet sort. Et, une fois que c’est sorti, ça ne m’intéresse plus. Oui, c’est tout à fait sexuel (11)  ! » Il ne parle d’ailleurs pas de ses créations, mais de ses « sécrétions » — ce qui donne par exemple cette vidéo assez désopilante, sur son site : « Bonjour, je voudrais vous parler de ma dernière sécrétion. C’est une brosse à dents. »

L’ardeur que met ce « touche-à-tout de génie », comme il est d’usage de le qualifier, à enfumer ses contemporains par son bavardage incessant, soit en français, soit dans un franglais terrifiant, vous ferait presque préférer la franchise de son éternel rival, le décorateur Jacques Garcia, dont la devise est : « Pourquoi faire riche quand on peut faire très riche ? » Starck, lui, vit dans le déni permanent. Un jour de 1998, sur France Inter, il s’énervait : « Je suis d’ailleurs en train de réfléchir à une voiture parce que pour le moment, la voiture, c’est un prolongement de la quéquette, c’est absurde... » Son intervieweur, Pierre Bouteiller, eut alors la curiosité de lui demander la marque de la sienne. Après avoir beaucoup renâclé (« Vous allez vous moquer de moi ! »), il répondit : « Une Mercedes... Mais moi, j’ai besoin que ça démarre le matin ! » Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous les propriétaires de voiture.

L’International Herald Tribune (4 août 2008) note, perplexe, qu’il ne semble même pas percevoir l’ironie qu’il peut y avoir à conclure la liste de ses réalisations « écologiques » par « son propre jet privé, l’avion le moins polluant du monde ». Lui qui, depuis trente ans, nous ensevelit sous les gadgets affirme « toujours préférer ne pas faire plutôt que faire », « s’interroger sur la légitimité des objets à exister », et « viser la dématérialisation ». Il déclare : « Un centre de vie doit toujours être autour de ses fondamentaux, autour de l’amour. Donc un endroit où l’on vit avec la personne que l’on aime. Et si en plus il y a du feu, vous avez suffisamment de paramètres pour que la vie existe (12).  » Traduction dans sa vie personnelle de cet éloge de l’essentiel : il « cumule souvent deux cheminées dans chaque chambre de [ses] vingt et une maisons (13)  ».

Mais ne cédons pas, ici, à la tentation du ricanement, si forte soit-elle. Car cet homme souffre. A intervalles réguliers, il se roule par terre en s’accusant d’être un parasite et d’exercer une profession nuisible. La dernière fois, c’était en mars : « Tout ce que j’ai créé est absolument inutile », pleurnichait-il, nous enlevant les mots de la bouche (14). Promis : dans deux ans, il arrête.

Morosité économique, urgence écologique : c’est en 1998 que l’enfant chéri des « années fric » — qui fut notamment chargé d’aménager les appartements du couple Mitterrand à l’Elysée — a senti le vent tourner. Partant en guerre contre le « design cynique », il lance alors, au sein de La Redoute, un catalogue de « non-produits pour les non-consommateurs du futur marché moral ». Un sommet de non-foutage de gueule, comme on voit. La chose s’intitule « Good goods », ou « objets honnêtes », c’est-à-dire minimalistes et écologiques. Dans ses outrances, elle en dit long sur le surinvestissement obsessionnel des produits par la société de consommation, et sur le pouvoir magique qu’on leur attribue. Les articles proposés y sont affublés chacun d’un petit nom, et décrits au moyen de qualificatifs habituellement réservés aux humains : « amical », « humble »... Leur présentation s’enrobe, comme toujours avec le chantre de l’emotional style, d’une affectivité infantile et factice. On y trouve par exemple un énigmatique « oreiller pour célibataires » : « Cet oreiller, explique la notice, ne remplacera jamais l’amour, mais il essaie seulement de rendre son attente plus tolérable. » Pour sortir d’un système qui nous fait confier notre salut aux objets, dit en substance le designer, confions notre salut aux objets !

Mona Chollet

(1) Entretien à la Lettre d’utopies, Paris, 1998.

(2) Boat International, Wimbledon, août 2008.

(3) Propriétés de France, n° 110, Paris, janvier-février 2008.

(4) Paris-Match, 6 mars 2008.

(5) Propriétés de France, op. cit.

(6) Paris-Match, op. cit.

(7) Le Figaro, Paris, 28 avril 2008.

(8) «  Le rendez-vous des Européens  », Lille, 7 mai 2008, sur Dailymotion.

(9) Le Nouvel Observateur, Paris, 26 février 2004.

(10) «  L’Express styles  », L’Express, Paris, 26 octobre 2006.

(11) Vidéo sur www.philippe-starck.com

(12) Propriétés de France, op. cit.

(13) Elle, Paris, 10 mars 2008.

(14) Die Zeit, Hambourg, 27 mars 2008.

 

Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2008/09/CHOLLET/16328>