jeudi 1 novembre 2012
11:26
Un traité met fin à la « famine de livres » des aveugles
jeudi 4 juillet 2013, par Marcus Low
Le 22 juin, l’élaboration d’un traité en faveur des aveugles semble courir à la catastrophe ; les négociateurs cherchent à gagner du temps et refusent de revoir leurs positions. Trois jours plus tard, l’un d’eux annonce enfin à une foule d’observateurs tendus et épuisés : « Nous avons un texte ! ». Les larmes et la danse qui suivirent ne sont pas exactement ce que l’on imagine quand on pense à la naissance d’une loi internationale.
« Nous avons un texte ! » Le 25 juin, des acclamations jaillissent d’un groupe constitué de militants, avocats et représentants d’associations pour aveugles, tous tendus et épuisés. Il est près de 23 heures, et dans l’hôtel Atlas Medina de Marrakech, les gens pleurent et se tombent dans les bras. La rumeur courait depuis quelques heures que les discussions allaient bon train, et que les points-clefs du texte avaient été tranchés en notre faveur. Nous avions un traité, et bien que nous n’ayons pas vu le texte, nous savions alors qu’il nous conviendrait.
Ce moment était le dénouement d’un combat mené depuis cinq ans, après une première rencontre organisée par Knowledge Ecology International (KEI) et l’Union mondiale des aveugles (UMA) pour discuter d’un éventuel traité permettant aux aveugles de lire des livres. Cette idée avait déjà émergé dans les années 1980, sans suite. Il y a seulement un an, beaucoup considéraient encore le traité comme utopique.
Pour moi, le voyage à Marrakech a commencé il y a six mois, lors d’une nuit enneigée, à Berlin. J’assistais à une réunion sur l’accès aux soins, en tant que représentant de la campagne pour l’accès aux traitements (Treatment Action Campaign, TAC, Afrique du Sud). De retour à l’hôtel où nous séjournions, James Love, de KEI, qui avait remarqué ma mauvaise vue, commença à me parler de ce projet de traité pour les aveugles. Je connaissais très bien le problème qu’il m’exposait, mais n’avais aucune idée du travail de titan qui était mené pour le résoudre. Après la conversation avec James, je n’avais d’autres choix que de m’y impliquer.
On estime que seulement 5 % à 7 % des livres sont disponibles dans des formats lisibles par les aveugles. Dans les pays en développement, où vivent la grande majorité de ceux-ci, ce pourcentage atteint à peine 1 %. Nous avons donné un nom à cette insuffisance, la « famine de livres ».
Cette famine a deux causes, liées entre elles. Tout d’abord, les éditeurs n’ont tout simplement pas pris la peine de rendre leurs livres accessibles aux aveugles. La planète compte de 285 à 340 millions de personnes aveugles ou malvoyantes — pas assez, semble-t-il, pour justifier l’investissement en matière d’accessibilité. Face à cette défaillance du marché, on aurait pu penser que des bibliothèques aurait pris le relais. Mais, et c’est la seconde cause de cette famine, le droit d’auteur restreignait sévèrement les possibilités des bibliothèques en la matière. Un problème que ce traité vise à résoudre.
La solution sur laquelle KEI et l’UMA ont commencé à plancher en 2008 était simple. Ils ont cherché à concevoir un traité international qui établirait des exceptions au droit d’auteur pour les déficients visuels. Autrement dit, un traité qui ne relâcherait pas le droit d’auteur pour tout le monde, mais uniquement pour ceux-ci. Dans son essence, ce traité assouplirait cet instrument plutôt grossier qu’est le droit d’auteur, afin de l’adapter aux besoins réels d’un groupe humain particulier.
Cette idée fut bientôt reprise par un certain nombre de pays latino-américains, qui la présentèrent devant l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), à Genève. Après une série de discussions étalées sur plusieurs années, une conférence diplomatique pour parachever le traité fut finalement annoncée pour décembre 2012. Cette conférence a pris fin vendredi 26 juin 2013, lorsque cinquante-et-un pays signèrent le « Traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées », du nom finalement retenu pour cet accord.
Les détails de ce traité relèvent du droit, et nous devrons attendre de voir comment certaines de ses clauses sont interprétées, mais, en bref, il devrait ouvrir les possibilités suivantes :
· permettre aux « entités autorisées » d’un pays (généralement des bibliothèques) d’envoyer directement des ouvrages accessibles aux « entités autorisées » ou aux aveugles d’autres pays. Avant ce traité, une telle pratique était souvent illégale, et donnait lieu à une immense accumulation de livres accessibles pris aux piège des frontières nationales. En conséquence, les mêmes ouvrages devaient être rendus accessibles, en partant de zéro, dans chacun des pays où un aveugle sollicitait leur consultation.
· Le traité permet également le déblocage des verrous numériques (connus sous le nom de Digital Rights Management, DRM) sur les livres électroniques, au bénéfice des aveugles. Autrement dit, un livre Kindle (Amazon) ou un iBook (Apple) avec des DRM pourra être libéré, et imprimé en braille, sans passer par une demande d’autorisation auprès des titulaires des droits.
· De façon décisive, vers la fin des négociations, toute la partie du traité qui concernait la disponibilité commerciale a été abandonnée. Cette partie aurait requis des « entités autorisées » qu’elles vérifient si les livres étaient disponibles dans le commerce sur le marché local, avant de pouvoir apporter une version accessible de ceux-ci. Cela aurait introduit des formalités administratives substantielles, qui auraient eu un effet dissuasif sur la mise en œuvre du traité. Cela aurait également imposé des normes plus élevées pour les aveugles que pour les bibliothèques, ces dernières n’étant pas soumises à une telle obligation lorsqu’elles désirent mettre un livre à disposition de leur public (cette obligation de vérification de la disponibilité dans le commerce reste cependant optionnelle dans certains pays qui le prévoient dans leur législation, et choisissent de l’appliquer).
Ce traité a le potentiel de grandement améliorer les perspectives éducatives et professionnelles de millions de personnes visuellement déficientes partout dans le monde. Cependant, il n’entrera en vigueur que lorsqu’il aura été ratifié par vingt pays, ce qui pourrait prendre des mois, voire des années. Qui plus est, de nombreux pays seront sans doute obligés de revoir leur législation nationale avant de pouvoir utiliser les dispositions du traité. Aussi important soit-il, ce traité est juste un moyen pour atteindre un objectif encore lointain, la fin de l’inégalité d’accès aux livres pour les aveugles.
Des négociations difficiles
Le soulagement et l’émotion de ce mardi s’expliquent par le fait que, trois jours plus tôt, les négociations semblaient courir à la catastrophe. Samedi, le président de la conférence avait annoncé que les discussions étaient au point mort et avait menacé, en plaisantant, de fermer les aéroports. Son récit n’était pas injustifié. Durant les premiers jours de la conférence, certains négociateurs avaient fait preuve d’un cynisme remarquable.
En qualité d’observateurs, nous avions la possibilité d’écouter une retransmission des négociations depuis une salle voisine. Nous ne sommes autorisés à rien dévoiler de ce que nous avons entendu. Certains négociateurs étaient en désaccord avec d’autres tout en refusant d’expliquer pourquoi. D’autres délibéraient sur les clauses les plus fondamentales du traité, puis laissaient tomber. C’était de la politique politicienne de la pire espèce.
Au même moment, j’étais déçu de voir que certains lobbyistes de l’industrie cotoyaient si facilement les principaux négociateurs, surtout ceux des Etats-Unis. Ils le faisaient ouvertement dans les salles du Palais des Congrès où étaient menées la plupart des négociations, ainsi qu’à l’hôtel Atlas Medina où avaient lieu des discussions non-officielles. Durant la conférence, le Washington Post et le Guardian se sont inquiétés de l’ampleur du lobbying mené par les négociateurs américains de la Motion Picture Association of America (MPAA).
Malgré l’opposition initiale de la plupart des lobbyistes, le traité est cependant parvenu à s’imposer. Aucun pays n’était prêt à quitter la table des négociations d’un traité en faveur des aveugles. La seule question qui se posait était celle de savoir s’il serait suffisamment bon pour soulager la famine de livres. Les Etats-Unis et l’Union européenne, qui, suivant en cela leurs groupes de pression industriels, ne voulaient pas d’un traité aussi favorable aux aveugles que celui que nous avons obtenu, devront faire contre mauvaise figure bon cœur.
Notre reconnaissance va aux excellents négociateurs des pays en développement, qui ont défendu les intérêts des aveugles et refusé de céder aux pressions énormes des Etats-Unis et de l’Union européenne. Nombreux sont les pays et les négociateurs à avoir contribué, mais les délégations du Nigeria, de l’Equateur, de l’Inde, du Brésil et de l’Algérie se sont particulièrement distinguées. Leur professionnalisme et leur humanisme furent un antidote bienvenu au cynisme des Américains et des Européens. Tout ce que nous pouvons espérer maintenant, c’est qu’un tel mouvement se répercute sur d’autres négociations multilatérales.
Si ce traité devrait permettre d’améliorer significativement le quotidien des personnes malvoyantes, ce n’est pas là son seul intérêt. Il s’agit, pour la première fois, d’un traité sur le droit d’auteur qui prend en compte les droits des usagers, au titre des droits humains, plutôt que les seuls intérêts privés des titulaires de droits. C’est un traité qui introduit des exceptions à la propriété intellectuelle plutôt qu’une énième extension de celle-ci. C’est une sorte de traité des droits humains et d’auteur que les plus cyniques d’entre nous n’auraient jamais cru possible.
La cause des aveugles était certainement la plus « évidente » en matière de droits humains. Un échec, sur un sujet aussi moralement incontestable, aurait mis en pièces la crédibilité des Nations unies et de l’OMPI. Aussi petite soit-elle, cette victoire au royaume de la politique et du commerce internationaux est celle de l’humanité et de la décence sur le cynisme politique. Cela, au moins autant que le traité lui-même, mérite d’être célébré.
Marcus Low a assisté à la conférence diplomatique de l’OMPI à Marrakech comme conseiller principal de la Civil Society Coalition, un réseau d’organisations et d’individus unis par un même intérêt pour le traité. Il est rédacteur au magazine Equal Treatment et à la NSP Review, à Cape Town, Afrique du Sud.
Cet article a été initialement publié sur le site GroundUp le 22 juillet, et traduit par Le Monde diplomatique.
Collé à partir de <http://blog.mondediplo.net/2013-07-04-Un-traite-met-fin-a-la-famine-de-livres-des>