jeudi 1 novembre 2012
11:26
L’Équateur, terre d’asile ? lemonde.fr, lui, héberge des poncifs
par Jérémy Rubenstein, Nils Solari, le 2 juillet 2013
Après avoir révélé l’ampleur de l’espionnage états-unien dans le cadre du programme Prism, Edward Snowden, informaticien et ancien employé de la CIA et de la NSA, aurait demandé l’asile politique à l’Équateur – son passeport annulé par les autorités américaines qui l’ont inculpé d’espionnage, de vol et d’utilisation illégale de biens gouvernementaux, il se réfugie à Hong-Kong, puis en Russie qui refusent de l’extrader aux États-Unis. Pour lemonde.fr, si ce « petit pays » a accepté d’évaluer cette requête, ce n’est pas par principe, ou pour défendre la liberté d’expression, mais parce que, selon le titre d’un article du 24 juin, ce serait un « refuge pour les pourfendeurs des États-Unis » [1], pour des raisons dont les racines seraient à trouver dans l’histoire familiale et la psychologie du président Correa… Un article d’information désinformée et de parti-pris désinvolte.
« Un petit pays d’Amérique centrale »
« C’est à l’Equateur que l’ex-consultant de la CIA Edward Snowden […] a demandé l’asile politique. Ce petit pays d’Amérique centrale est devenu un refuge privilégié pour les pourfendeurs des secrets de l’administration américaine. » [2]
Passons pour commencer sur la bévue qui situe l’Équateur en Amérique centrale plutôt qu’en Amérique du sud… On ne s’étendra pas non plus sur le qualificatif de « petit » pays dont on ne sait s’il est justifié par la superficie de l’Équateur, par sa population, par son importance sur l’échiquier géopolitique ou dans l’imaginaire journalistique. Notons simplement que ces imprécisions géographiques et sémantiques sont le signe d’une désinvolture significative du mépris dans lequel les journalistes d’un « grand journal » comme Le Monde tiennent les habitants et les gouvernants des « petits pays » et… ceux de leurs lecteurs qui s’y intéressent !
Jeux de leaks, jeux de vilains…
Après avoir mentionné les déclarations du ministre équatorien des affaires étrangères, soulignant que ce « dossier relevait de "la liberté d’expression" » [3], le journaliste du monde.fr s’emploie à en dénoncer l’hypocrisie avec une « démonstration » aussi tortueuse et fragile que paradoxale. Laquelle ne fait d’ailleurs que reprendre les éléments déjà avancés l’an dernier dans un article consacré à l’asile politique que l’Équateur (qualifié à l’époque d’« étrange destination »…) avait accordé à Julian Assange, le fondateur de Wikileaks.
En réalité, l’Équateur serait « loin d’être un havre pour les défenseurs de la liberté d’expression », et par conséquent, l’hospitalité du gouvernement équatorien envers Julian Assange et Edward Snowden procéderait avant tout de la volonté de faire du pays un « refuge pour les pourfendeurs des États-Unis » – notons au passage l’opposition entre le terme de « refuge », ici connoté négativement (comme un « refuge de criminels »), et celui de « havre », qui évoque au contraire la paix…
Et qu’est-ce qui permet au monde.fr d’affirmer ainsi que « la liberté d’expression » n’est pas respectée dans ce pays ? L’article évoque « des atteintes régulières contre la liberté de la presse et (…) un système judiciaire corrompu » relatés par… « les câbles diplomatiques américains révélés justement par WikiLeaks » !
La raisonnement est ubuesque. Alors que, d’une part, c’est bien le gouvernement américain qui pourchasse les militants qui ont rendu publique, entre des milliers d’autres, cette correspondance diplomatique et qui se donnent justement pour objectif d’œuvrer pour la liberté de l’information, et que, d’autre part, c’est bien en Équateur que le fondateur de ce réseau à dû trouver asile, il est tout de même stupéfiant que ce soit contre… l’Équateur que Le Monde lance ces accusations d’atteinte à la liberté d’expression !
Peut-être plus grave encore, Le Monde considère comme des « faits » les considérations on ne peut plus partiales, intéressées, orientées et hostiles de l’ambassadrice américaine à Quito sur de prétendues atteintes à la liberté d’expression en Équateur – ce qui témoigne d’une conception pour le moins singulière de l’usage des sources et de la vérification de l’information…
Mais le quotidien apporte un autre élément à l’appui de la prétendue duplicité du président équatorien : les « mesures prises à l’encontre des chaînes de télévision du pays — trois des principales chaînes ont été fermées sur sa décision », l’article précisant que Rafael Correa s’était « estimé être victime d’une cabale des banques, propriétaires de la majorité des médias » et s’en était « d’ailleurs longuement expliqué » dans le « talk-show du cofondateur de WikiLeaks sur Russia Today ». Malheureusement, le lecteur du Monde n’en saura pas plus sur cette cabale, sur les chaînes fermées et sur les explications données par Rafael Correa, mais il devra sans doute retenir que le président équatorien est un épouvantable censeur.
Freud a la rescousse
Cette vérité établie – l’Équateur ne respecte pas la liberté d’expression –, Le Monde peut se risquer à quelques interprétations pour expliquer la position diplomatique du pays face aux États-Unis.
Visiblement, pour la rédaction, la longue histoire de domination de la grande puissance nord-américaine sur ses « voisins » du sud ne suffit pas à expliquer la méfiance équatorienne. Pas plus que ne suffisent les désaccords politiques (le président Correa « a impulsé un virage socialiste depuis son arrivée au pouvoir en 2007 » qu’en général goûtent fort peu les administrations américaines), ou les déclarations du ministre des Affaires étrangères équatorien qui explique la position du pays par la défense de principes, tels que la défense des droits de l’homme et de la liberté d’expression.
Non, si l’Équateur offre refuge à des « lanceurs d’alerte » ouvertement poursuivis par le gouvernement nord-américain, ce doit être pour une raison moins avouable. Fin connaisseur des méandres psychologiques des dirigeants latino-américains, lemonde.fr assène que si le président équatorien, Rafael Correa, est si hostile envers les États-Unis c’est en raison d’un problème personnel – on appréciera le « peut-être » qui, avec un souci de rigueur journalistique risible, met au conditionnel l’hypothèse saugrenue et fielleuse qui suit : « Un antiaméricanisme quiconstitue peut-être autant une posture idéologique pour ce leader de la gauche américaine, qu’ une haine viscérale du pays où son père (également prénommé Rafael) avait été condamné à cinq ans de prison pour y avoir introduit de la drogue . »
L’article ne dit pas que la « haine viscérale » de Rafael Correa ne l’a pas empêché de passer son doctorat en économie dans une université nord-américaine, ni que son père a délaissé sa famille lorsque le président actuel avait à peine sept ans – ce qui pourrait éventuellement mitiger le lien affectif avec ce père... Mais gageons que ces oublis sélectifs sont le produit du respect de la vie privée des personnes publiques. Et tant pis si cette « information » n’est qu’une construction journalistique qui ne s’appuie sur rien d’autre qu’une psychologie de comptoir…
Il n’est pas non plus tout à fait anodin que le journal en ligne évoque les causes de l’incarcération de Rafael Correa père quand on sait que la raison systématiquement invoquée par Washington, depuis la fin des années 1980, pour justifier ses ingérences dans les affaires des pays latino-américains est précisément le contrôle du trafic de drogues illégales. Nul n’ignorant l’adage « tel père, tel fils » et « l’information » n’ayant pas grand intérêt pour elle-même, il se pourrait bien qu’elle vaille surtout par le sous-entendu qu’elle véhicule…
Quant à la sempiternelle référence à l’ « antiaméricanisme » supposée de Correa, notre dossier sur le sujet dit assez l’inconsistance de la notion comme de ses usages médiatiques…
***
Plutôt que de s’en remettre aux classiques et nombreuses explications d’ordre diplomatique et stratégique pour mettre en perspective la bienveillance du gouvernement équatorien envers la démarche d’Edward Sonwden, Le Monde préfère donc personnaliser à l’extrême la politique étrangère du pays en échafaudant une explication psychologisante digne du café du commerce. Pour ce qui est de la réalité équatorienne, le quotidien du soir fait pire encore en se fiant à la source la plus douteuse qui soit : les « analyses » d’une représentante du gouvernement états-unien… Le résultat est un article au ton polémique, ouvertement malveillant envers le gouvernement et le président équatorien qui n’apprend pas grand-chose sur les politiques qu’ils prônent et qu’ils mènent. À lire ce genre de prose, on se dit que l’Équateur de Rafael Correa pourrait bien succéder au Venezuela d’Hugo Chavez comme victime de la désinformation systématique de médias prompts à dénoncer les dérives populistes ou dictatoriales de ceux qui, sur le continent américain, ne s’alignent pas sur la « pax états-unienne ».
Jérémy Rubenstein, Nils Solari (avec Blaise Magnin)
Notes
[1] Au même titre que d’autres pays ayant opté pour une « gauche radicale », expression consacrée que l’on retrouve régulièrement dans la presse française pour désigner tantôt le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur ou Cuba. De ce fait, lorsque les grands médias se penchent sur ces pays, c’est rarement pour informer sur les transformations sociopolitiques à l’œuvre, mais plutôt pour tancer les gouvernements en place
[2] C’est nous qui soulignons, ici et par la suite.
[3] « "Il y va de la liberté d’expression et de la sécurité des citoyens dans le monde", a estimé Ricardo Patino, le chef de la diplomatie équatorienne. "Il y va aussi de la confidentialité des communications", a-t-il ajouté. Interrogé sur le risque qu’une décision favorable porte atteinte aux relations de Quito avec Washington, il a répondu : "Nous agissons toujours sur des principes, pas pour nos intérêts propres. Il y a des gouvernements qui agissent plus pour leurs intérêts propres. Pas nous. Nous faisons attention aux droits de l’homme." »
Collé à partir de <http://www.acrimed.org/article4103.html>