Formation et déformation des journalistes (1)
le 24 juillet 2013
Nous publions ci-dessous un article paru en juin 2013 dans le n° 8 de Médiacritique(s), le magazine trimestriel d’Acrimed.
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Jeudi 25 avril 2013 se tenait à la Bourse du travail à Paris un « jeudi d’Acrimed » consacré à la formation des journalistes. Y participaient Franz Durupt, journaliste, ancien élève de l’ESJ de Lille, et Jean Stern, directeur pédagogique de l’EMI-CFD [1]. Avec son concours, nous résumons ici les principaux points de son intervention.
Pauvreté des formations, appauvrissement du journalisme
J’ai récemment vu deux amis qui ont fait le Centre de formation des journalistes de Paris (CFJ) avec moi il y a 35 ans, et je leur ai demandé quels souvenirs ils gardaient de l’école ; les deux m’ont fait la même réponse, assez stupéfiante : « nous n’avons rien appris ». Puis en creusant, nous nous sommes souvenus de nos cours de culture générale, de droit, d’histoire, d’histoire économique. Et bien tous ces cours que nous trouvions sensationnels et dont on se souvient trente-cinq ans après, on n’arrêtait pas de nous dire à l’époque qu’ils ne servaient à rien, qu’on les faisait uniquement pour avoir nos équivalences universitaires. Et les choses sont sans doute encore pires aujourd’hui…
En revanche, il y a trente-cinq ans, on commençait déjà à nous inculquer la pratique de ce qui à mon avis a pollué à la fois les médias et donc la formation des journalistes : le microtrottoir. C’est BFM, c’est Le Parisien, c’est la presse quotidienne régionale, mais ce sont tous les médias aujourd’hui pour lesquels le micro-trottoir est devenu un principe et un format de base de la fabrication de l’information.
Tu dois être capable d’interviewer cinq personnes sur le trottoir pour leur demander quel sandwich ils ont mangé à midi ou ce qu’ils pensent de la réforme des retraites, et on considérera que tu as fait ton travail de journaliste si les cinq personnes t’ont répondu en 15 secondes ou que leur propos tient dans les 300 signes nécessaires et suffisants pour dire quel sandwich ils ont mangé à midi ou ce qu’ils pensent de la réforme des retraites. Cette pratique du micro-trottoir est LA pratique fondamentale, puisque c’est une pratique partagée entre les médias de presse écrite – les médias nationaux, la presse quotidienne régionale (PQR) et locale - et les médias audiovisuels – la radio comme la télévision. Si tu sais faire un micro-trottoir, tu es journaliste.
Autre anecdote qui illustre bien l’appauvrissement du métier et de l’information. Il y a cinq-six ans, une amie qui avait connu quelques années de galère comme pas mal de gens de ma génération dans ce métier, s’est retrouvée engagée par un site d’information en continu. Chaque midi elle partait déjeuner pendant une heure. Quand on va déjeuner, on essaye de voir des copains d’autres rédactions, des confrères, des sources, bref de faire autre chose que de manger un sandwich devant l’écran. Au bout d’un moment elle était prise pour une dingue !
C’est peut-être un problème de génération, mais moi je considère que les meilleurs journaux, les meilleures discussions sur l’avenir de la presse se font au bistrot ! Quand j’étais à Libé dans les années 1980 ou au Matin dans les années 1970, nous allions au bistrot, mais tout le monde y allait : les rédacteurs, les secrétaires de rédaction, etc. Et souvent on faisait le journal au bistrot en réalité. C’est au bistrot que nous étions en train de nous dire : « Ah oui la page 3 c’est vraiment de la merde, ton papier est nul, ce truc on le refait. » C’était ce que Fabrice Jouhaud, ex-directeur pédagogique du CFJ et actuel directeur de la rédaction de L’Équipe a baptisé le « bistrot créatif », concept que nous avons toujours pratiqué.
Aujourd’hui le bistrot créatif est conçu comme une valeur négative. Je le dis tous les jours à mes élèves : « Allez au bistrot ! Prenez le temps de redécouvrir le bistrot. Arrêtez de vous mettre la pression, ce n’est pas parce que tu n’auras pas fait ton truc à 16 h 02 qu’il sera mauvais à 16 h 04. » Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire de tweets, je pense que cela fait partie de l’information aujourd’hui, mais arrêtons de croire que le journalisme nous oblige à être vissé à un clavier, parce que c’est comme cela en réalité que l’on fait du low-cost. C’est quand on commence à pratiquer le bistrot, quand on commence à descendre sur le terrain, à aller voir les choses, que l’on fait du meilleur journalisme.
Des écoles en symbiose avec les grands médias
Pour autant, le journalisme low-cost a sans doute encore de beaux jours devant lui. On devrait réfléchir à ce qui s’est passé aux États-Unis dans l’aérien. Les compagnies low-cost ont détruit les compagnies « high-cost » si j’ose dire ; dans l’audiovisuel, c’est exactement ce qui va se passer dans les années qui viennent. En dehors de l’audiovisuel public, le grand audiovisuel privé – Europe 1, TF1, etc. – va être d’une certaine manière liquidé par le low-cost, parce qu’eux savent et ont vocation à faire des micros-trottoirs toute la journée. Et de fait, le journalisme, disons « bas de gamme », est devenu le principe commun qui traverse l’ensemble des écoles du secteur, que ce soient les vieilles maisons historiques comme l’ESJ de Lille ou le CFJ, que ce soient les IUT comme Tours ou Cannes, ou que ce soient les nouveaux entrants sur le marché – je dis « les nouveaux entrants du marché » à dessein, puisque pour eux c’est un marché – comme Sciences Po Paris et depuis quelque temps Sciences Po Lille, qui joue un rôle dans l’évolution actuelle de l’ESJ.
Il est aussi important de savoir que tout le système repose sur le paritarisme : il y a en France 13 écoles de journalisme reconnues par la profession et agréées de manière conjointe par les patrons, les syndicats et les représentants de ces écoles… Évidemment, quand TF1, par exemple, donne sa taxe d’apprentissage au CFJ, ils vont leur dire : « Je te donne ma taxe d’apprentissage mais tes gars devront savoir faire des microstrottoirs, sinon cela ne va pas ; si tu leur apprends à faire un reportage documentaire en Ouzbékistan, cela ne m’intéresse pas » – surtout en Ouzbékistan où Bouygues a beaucoup d’intérêts…
Autre évolution importante dans les formations de journalistes : autrefois les enseignants étaient dédiés aux écoles ; puis on a considéré qu’avoir des professeurs salariés entretenait un certain conservatisme, une méthode pédagogique un peu figée. On a donc décidé de prendre plutôt des professionnels de la profession qui vont apporter leur expérience. Mais ce qui pouvait paraître formidable sur le principe s’est avéré en pratique assez désastreux parce qu’au fond, ce sont eux qui ont contribué au conformisme général qui s’est introduit dans les formations médias.
Mort des grands médias et renaissance du journalisme
Dans le paysage actuel, l’affaiblissement progressif des grands médias dominants est évidemment une bonne nouvelle ! On ne voit pas assez que le paysage français des médias est en train de se bouleverser totalement, que le modèle dominant de l’information qui était, dans les régions, le quotidien régional dominé par les intérêts divers et variés au premier rang desquels il faut mettre selon les régions le Crédit Agricole ou le Crédit mutuel, ou telle grande entreprise, est en train de disparaître. Le modèle de la presse quotidienne nationale, qui était l’autre modèle dominant, est en train de disparaître également : aujourd’hui les ventes réelles de l’ensemble des quotidiens nationaux dits de qualité représentent moins de 700 000 exemplaires par jour si j’enlève ceux donnés aux facs ou vendus en « gros » à Air France, etc. Parallèlement, il y a énormément de médias qui s’inventent, sur le Web évidemment, mais aussi en presse écrite : on a inventé des magazines, des revues, des bulletins, des petits médias, des médias de ville, des magazines locaux, des magazines régionaux, partout en France… Aujourd’hui vous avez des « pure players », des sites Internet qui se lancent dans pas mal de villes françaises, et qui ont décidé de dire adieu à la publicité. Pas parce que c’est mieux a priori, mais parce que lorsque tu as de la publicité du théâtre Machin, si tu dis que la pièce est mauvaise, tu perds la publicité et une partie de tes revenus, et c’est la même chose avec la Mairie si tu dis que la politique du maire est nulle !
D’ailleurs, c’est intéressant de voir que parmi les jeunes de quartiers défavorisés qu’on a formés, pendant trois ans, aux métiers de l’information dans le cadre du programme Reporter citoyen que nous avons initié avec latelelibre.fr, très peu ont envie de bosser dans les grands médias. Sur la vingtaine de jeunes qu’on a formés, il y en a un au Monde Académie en ce moment, un qui est entré à France 2, mais la plupart sont en train d’essayer de développer des médias associatifs, des médias alternatifs, du reportage vidéo qu’ils essayent de vendre… Bref ils essayent de construire des nouveaux modèles.
Former autrement
Lorsqu’on évoque la formation, je considère que parler uniquement du journalisme est trompeur : aujourd’hui la chaîne de production de l’information voit intervenir des journalistes, des rédacteurs, des photographes, des vidéastes, des secrétaires de rédaction, des graphistes, des maquettistes, des correcteurs, bref il y a un certain nombre de gens qui participent à cette élaboration collective des journaux, des médias, des sites, etc. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de nous appeler l’École des métiers de l’information (EMI).
Depuis mon arrivée en 2006, on a créé des formations au secrétariat de rédaction pour le multimédia. Au début j’ai entendu : « Mais il est dingue, on ne va pas s’emmerder avec des correcteurs et des secrétaires de rédaction sur le Web, Et pourquoi pas des photographes, alors que l’AFP vend des photos par paquets à moins de dix centimes pièce ? » Et, de fait, aujourd’hui dans la plupart des sites Internet il y a des secrétaires de rédaction, parce qu’il faut bien des gens pour relire les papiers, pour les corriger, pour les mettre en forme, pour insérer des vidéos, pour vérifier les liens…
Pour ce qui est du journalisme, on essaie de revenir à ce qui est fondamental. C’est d’abord écrire au sens large, et avoir un langage. Deuxièmement c’est trouver les sujets. Les sujets, c’est l’angle. Là encore, le conformisme des médias est tel que le travail sur l’angle est quelque chose qui est délaissé. « Fais-moi un truc sur le pape François. » « Le pape François ? Ah oui, c’est le pape des pauvres. » Ainsi Le Parisien fait le pape des pauvres, Le Figaro fait le pape des pauvres, Le Monde et Libération aussi…
Si je vous soumets, à l’aveugle, certains papiers du Figaro, du Monde et de Libé, notamment les papiers dits « style de vie » ou ceux des suppléments dits « magazines », vous ne les différencierez pas. Je m’amuse des fois à le faire avec mes élèves, je vous assure que ce sont des poilades ! Les trois-quarts se trompent et je me tromperais aussi si je faisais le test. Moi qui ai appartenu à Libération il y a 20 ans, je vous assure qu’à l’époque un papier de Libé où l’on se foutait allègrement de la gueule du pape n’avait rien à voir avec celui du Figaro… C’étaient deux mondes différents. Aujourd’hui ils ont tout à voir. Donc je leur apprends l’idée de travailler sur les angles, d’être précis sur l’écriture, de travailler sur les mots, sur le style, etc.
On fait aussi travailler nos étudiants sur les outils. Comme je crois qu’il faut détruire les médias et le paysage audiovisuel globalement, et qu’il faut construire de nouveaux médias, c’est mieux si je sais filmer, si je sais écrire, si je sais monter un son, bref si je sais utiliser l’ensemble des outils pratiques qui sont mis à ma disposition, c’est aussi la condition de l’autonomie. Pour autant, cette polyvalence ne doit pas signifier, à rebours de l’idée de journaliste « couteau suisse » en vogue ces dernières années, qu’une pige comprendra désormais pour le même tarif, un article papier, un article Web, un son et un reportage vidéo !
Le troisième truc incontournable, c’est la distance et l’esprit critique. J’ai grandi dans un monde où il ne fallait pas prendre les vérités des médias, et encore moins les vérités des puissants, pour argent comptant. Aujourd’hui non seulement les réalités des médias sont prises pour argent comptant, mais il n’y a pas d’autre possibilité. Tu ne peux pas être contre la réforme des retraites, ce n’est juste pas possible : « Tu es fou ? Tu es gauchiste ? Ou alors tu es les deux. Tu as un problème en tout cas. » Tu ne peux pas être journaliste et être contre la réforme des retraites.
Cette question de la distance et de l’esprit critique, c’est tout simplement le travail de terrain, c’est-à-dire aller voir chez UBS, chez Renault, partout… J’ai un souvenir très précis à ce sujet : je suis entré en crise à La Tribune à partir de 1999, pour des raisons liées à LVMH mais aussi suite à un truc qui m’avait énormément choqué. Il y avait une grève des vendeuses aux Galeries Lafayette. La Tribune était place de la Bourse, à trois stations de métro des Galeries Lafayette. Et bien la fille qui suivait la grande distribution a dit : « Ce n’est pas intéressant d’aller là-bas. » Évidemment elle a pris la dépêche AFP qu’elle a bâtonnée, c’était plus rapide, cela arrangeait tout le monde, et ce n’est évidemment pas les patrons du service entreprises qui lui ont dit : « Ma fille tu vas aux Galeries Lafayette et tu ne discutes pas. » Pour moi cette fille était foutue pour le journalisme.
Enfin, dernière chose très importante pour moi à inculquer aux futurs journalistes, c’est ce que j’appelle la collaboration, la conception et l’élaboration collective. Je vous l’ai résumé dans le « bistrot créatif », mais c’est vrai : pour moi il n’y a pas de bon journalisme s’il n’y a pas d’échanges, et le journalisme doit être une chaîne de débats, de points de vue, pour trouver le bon angle, le bon mode de traitement, la bonne manière de faire, etc.
Évidemment, pour diffuser tout cela il faut inventer des nouveaux modèles. On travaille en ce moment avec quelques collègues à l’école et quelques journalistes de différents horizons, sur un nouveau projet d’école totalement gratuite, en ligne, avec du e-learning, avec des enquêtes au long cours, avec la volonté de leur faire vraiment d’abord apprendre de la pratique, de la méthode et donner un sens au travail. Cette formation-là est dans la droite ligne du programme Reporter citoyen.
Notes
[1] L’École supérieure de journalisme de Lille est l’une des écoles les plus anciennes et les plus cotées du secteur. L’École des métiers de l’information, sise à Paris, a quant à elle la particularité d’être une Société coopérative et participative (SCOP) ; elle intervient essentiellement dans le domaine de la formation continue.
Collé à partir de <http://www.acrimed.org/article4102.html>
Formation et déformation des journalistes (2)
par Franz Durupt, le 1er août 2013
Jeudi 25 avril 2013 se tenait à la Bourse du travail à Paris un « jeudi d’Acrimed » consacré à la formation des journalistes. Y participaient Jean Stern, directeur pédagogique de l’EMI-CFD [1], dont un résumé du propos est disponible ici-même, et Franz Durupt, journaliste, ancien élève de l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille, l’un des établissements les plus anciens et les plus cotés du secteur. Nous publions ci-dessous les principaux points de son intervention.
Depuis que je suis sorti de l’ESJ de Lille en mai 2011, je n’ai pas vraiment tiré le bilan de mes deux années de formation. Les quelques fois où j’ai voulu y réfléchir, où je me suis demandé "mais au fond, qu’en retiens-tu ?" j’y ai pensé un instant puis je suis retourné à la cuisson de mes pâtes. Mais il a bien fallu que je me concentre un instant pour pouvoir vous intéresser, d’où cette intervention construite en trois grands axes : 1/ il y a trop de fantasmes autour des écoles de journalisme 2/ mais quand même et 3 / perspectives sociologiques
Il y a trop de fantasmes : j’y insiste. J’ai moi-même souffert de ces fantasmes avant d’intégrer l’ESJ de Lille. Par exemple, j’ai pensé que si je prononçais le mot Acrimed lors d’un oral je signais assurément mon échec. Je me permettrai de paraphraser Bourdieu, qui disait qu’on ne pouvait pas expliquer le fonctionnement des médias sans considérer leurs propriétaires, mais que cela ne suffisait pas à le comprendre. Il en va de même avec les écoles qui sont autant formées par les médias qu’elle forment les journalistes qui composeront les médias. Si l’on se place du point de vue d’une école, les choses sont assez évidentes : il faut avoir des élèves pour exister, et pour avoir des élèves, il faut garantir la meilleure insertion possible dans un monde professionnel par ailleurs extrêmement précarisé, c’est un point qui va bien sûr émailler l’ensemble de la réflexion.
Le but de base de l’école, c’est donc de former des élèves correspondant plus ou moins exactement aux désirs des rédactions, donc prêts à servir en l’état dès leur sortie. En ce sens, elles forment bien, comme l’a écrit François Ruffin, des "petits soldats du journalisme". En réalité, elles se contentent, je pense, d’apporter un apprentissage technique qui vient s’ajouter à une culture déjà plus ou moins fixée.
Je crois en fait que l’école accomplit une part assez faible de la formation / déformation des journalistes, et que l’essentiel est fait encore avant. À l’intérieur de l’école, et ce dès le départ, mes camarades étudiants et moi-même n’étions pas très différents les uns des autres. Car tout le système de sélection avant l’école, les concours et les formations que nous suivons pour passer ces concours, et les choses intimes qui nous ont mus vers ce métier dont nous nous sommes fait une certaine représentation, tout ceci fait en sorte que s’y retrouvent en définitive des gens relativement proches, avec quelques nuances, pour former une sorte de casting plus ou moins divers.
Politiquement, donc, nos idées allaient de la social-démocratie au Front de gauche, je dirais, avec tout de même un ou deux éléments de droite presque assumée. Quant aux goûts culturels, ils étaient effroyablement similaires. À quelques nuances près, nous allions voir les mêmes films, lisions les mêmes livres. C’est anecdotique mais tout de même : longtemps, au lycée, j’ai cru être l’une des seules personnes au monde à connaître et admirer Pierre Desproges. Je me sentais exceptionnel. Et je me suis d’un coup retrouvé dans un endroit, et par extension un milieu (celui du journalisme) ou pratiquement tout le monde le connait et l’aime (dont certains pensaient aussi être seuls dans ce cas).
Je pense que tout cela tient pour partie à des raisons sociologiques qui paraissent évidentes, mais je signale au passage que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, presque aucun de mes camarades, à ma connaissance en tout cas, n’était issu d’une famille immensément riche. Dans l’ensemble, nous faisions tous partie de la classe moyenne supérieure, les CSP+, c’est-à-dire pour schématiser cette catégorie de gens qui adhère au système libéral en pensant faire partie de ceux qui le contrôlent, mais qui sont en fait, fondamentalement, dans la même situation que n’importe quel travailleur. C’est très important et je vais donc y revenir. Bref, je pense que la personne que l’on est à la sortie de l’école n’est pas très différente de celle que l’on était avant d’y entrer.
J’irais même jusqu’à dire que l’école a été une phase de stagnation intellectuelle, comparée aux années très fastes que je venais de passer à la faculté de lettres de Nancy. Est-ce que l’école m’a changé ? Je me suis beaucoup posé la question pendant la formation et après. Je me suis inquiété de perdre le regard critique que m’avait apporté Acrimed. Je me suis inquiété de perdre toute inventivité dans l’écriture en m’adaptant aux standards habituels. Je me suis inquiété de perdre toute imagination, tout simplement. Et je crois que oui, j’ai perdu un peu de tout cela à l’école. Mais fondamentalement, je suis le même.
Il y a donc trop de fantasmes autour des écoles de journalisme mais quand même : je crois que leur enseignement peut et doit faire l’objet d’une analyse critique. Pour résumer, et pour parler de l’ESJ Lille qui est la seule école que je connaisse vraiment, je dirais que notre formation a été marquée par une sorte de tension entre la préparation aux dures lois du marché et l’entretien d’une vision idéalisée du journalisme. On a donc eu des interventions de journalistes, souvent en amphithéâtre mais pas seulement, qui nous livraient un discours très critique sur les médias, un discours que ne renierait pas Acrimed, et d’un autre côté des enseignements techniques qui nous apprenaient à appliquer les consignes de nos futurs supérieurs sans rechigner, voire sans qu’ils aient à nous donner la moindre consigne, ce qui est pire.
D’un côté, nous avons eu des gens qui nous ont dit "résistez aux pressions", qui nous ont appris à ne pas nous laisser berner par l’utilisation parfois malhabile, pour ne pas dire malhonnête, de chiffres et d’études scientifiques, qui nous ont appris, par exemple, à refuser les sondages... Nous avons eu des gens qui nous ont dit que c’est bien d’enquêter, de prendre son temps, de simplement flâner dehors pour humer l’air du temps. Je citerai par exemple Stéphane Alliès, de Mediapart, qui a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas craindre de refuser de traiter les sondages politiques. Je citerai aussi Luc Bronner, du Monde, qui nous a donné plusieurs jours pour travailler en banlieue et livrer autre chose qu’un catalogue de clichés.
Et de l’autre côté, nous avons eu des journalistes formateurs qui nous ont appris à ne pas dépasser 50 secondes dans nos reportages radio et à savoir à l’avance ce que dirait chacun des interlocuteurs du pour / contre que l’on allait faire, comme pour chaque sujet. Je parle ici des enseignements radio et télé, car c’est vraiment ce que j’y ai ressenti, et qui m’a conforté dans l’idée que je ne voulais travailler ni pour l’un, ni pour l’autre de ces médias.
C’est là que je précise mon propos de tout à l’heure sur le fait que l’école n’apporte qu’un apprentissage technique sur un capital culturel déjà plus ou moins fixé. Car on ne peut évidemment pas séparer la technique et la politique. Et force est d’admettre que dans certains médias, la puissance du format est si forte qu’elle conditionne, et rend impossible selon moi, tout développement de pensée, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres. C’est dans ce cadre-là que se renforce de façon pernicieuse l’emprise des idées libérales sur la production de l’information. L’école ne nous apprend pas à aimer le libéralisme économique et à le promouvoir ; elle nous apprend à travailler dans le cadre qui est celui dans lequel les idées libérales se perpétuent et s’épanouissent. Car tout occupés à bien faire nos reportages pour qu’ils soient diffusables, donc à recueillir des phrases courtes de gens qui savent parler et dire une idée simple en 15 secondes, nous ne pouvons pas penser à ce que ces gens disent, ni à ce que l’on peut dire. En télévision, j’ai été un bien piètre élève tant que j’ai voulu réfléchir à ce que diraient et montreraient mes reportages. Puis je me suis retrouvé en binôme avec un camarade qui aime beaucoup la télévision ; j’ai cessé de réfléchir, et tout s’est bien mieux passé.
Finissons par un semblant d’analyse sociologique : je crois que pour comprendre ce que produisent les écoles de journalisme, ce qu’elles font de nous, il faut s’intéresser, au-delà de leurs enseignements, à nous, journalistes en devenir, et à ce qui nous a poussés à faire ce métier.
À mon sens, il y a pour schématiser deux façons de voir le journalisme. Soit l’on considère que ce métier n’est qu’un métier : il nécessite des connaissances, des techniques, il a ses particularités mais il n’est pas plus extraordinaire qu’un autre. Soit l’on considère que ce n’est pas un métier comme les autres, plus précisément une vocation, une passion, presque un mode de vie plus qu’une profession. Combien de journalistes racontent-ils qu’ils ont toujours voulu être journaliste ? Combien relatent-ils, avec un plaisir vaguement dissimulé derrière leur air fatigué, qu’ils ont fait une journée de douze heures et qu’ils ne survivraient pas sans café ? "Notre régime, c’est café-clopes", c’est quelque chose que l’on entend très souvent. Et cette conception du journalisme comme une vocation pour laquelle on veut bien se ruiner la santé est entretenue par les médias, par le discours que les journalistes entretiennent sur eux-mêmes, et bien évidemment par les écoles.
Tout en nous apportant les connaissances techniques nécessaires à la réalisation d’un travail correct, elles nous maintiennent dans l’idée que notre métier est merveilleux, qu’il n’est pas comme les autres, et que s’il est dur, s’il faut trimer, cela fait partie de sa beauté. Nous avons eu un jour une intervenante, par exemple, qui nous a expliqué que "le midi on mange un sandwich et on se retrouve dans une demie-heure parce qu’on n’est pas à La Poste ici". Vision du journaliste comme un être perpétuellement pressé ; mépris du fonctionnaire comme symbole de la paresse. Pour un magazine de fin d’année à l’école, j’ai écrit un article là-dessus, qui a ensuite été publié sur Acrimed. Dans le cadre de cet article, je me suis entretenu par mail avec le sociologue Alain Accardo, qui a dirigé le livre Journalistes précaires, journalistes au quotidien, qui m’a répondu ceci :
« Il n’est pas de corps de métier qui ne se préoccupe peu ou prou d’optimiser l’image de la corporation, non seulement aux yeux du public extérieur mais aussi à ses propres yeux. [...] Les journalistes sont évidemment bien placés pour se livrer à ce travail d’auto-célébration, c’est-à-dire pour imposer le plus largement possible, à eux-mêmes comme aux autres, cette conviction qu’ils sont « le sel de la Terre », conviction beaucoup plus difficile à acquérir et à communiquer quand on est éboueur ou manœuvre dans le Bâtiment.
Ajoutons à cela que la corporation est très majoritairement composée de membres des diverses fractions de la classe moyenne, secteur de l’espace social où la concurrence distinctive s’est particulièrement déchaînée au cours des dernières décennies. Or, la finalité de la compétition sociale, c’est de permettre aux winners (l’élite des moyens) de s’agréger aux fractions immédiatement supérieures de la bourgeoisie, en tout cas de s’en rapprocher le plus possible en s’emparant de tous les marqueurs (pratiques, consommations, propriétés de toute nature, authentiques ou en simili) de l’intégration à la bourgeoisie.
Il se trouve que la composante la plus dynamique, la plus riche, la plus influente des classes dominantes (et possédantes), c’est la fraction entrepreneuriale et managériale, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui sont l’incarnation exemplaire de la logique du pouvoir, de ce monde des affaires qui impose sa loi au reste de la société. D’où la véritable fascination des classes moyennes et singulièrement des journalistes pour cet univers patronal et gestionnaire. [...] Bien entendu cette mentalité élitiste de petits-bourgeois parvenus implique une adhésion totale à un des articles de foi de la bourgeoisie dominante, que celle-ci a réussi à faire inculquer jusqu’à la base de la pyramide sociale : la croyance typiquement républicaine et méritocratique que seul le travail acharné est couronné par la réussite, qu’il ne faut pas pleurer sa peine, qu’il faut « s’investir à fond » pour gagner. [...]. »
Je crois que tout ce qui est écrit ci-dessus est capital pour comprendre la production médiatique dans son ensemble. Les journalistes et la vision qu’ils ont d’eux-mêmes sont un de leurs principaux problèmes, et les écoles, dans leur entretien d’une vision totalement surestimée de ce métier, sont une partie de ce problème.
Notes
[1] L’École des métiers de l’information, sise à Paris, a la particularité d’être une Société coopérative et participative (SCOP) ; elle intervient essentiellement dans le domaine de la formation continue.
Collé à partir de <http://www.acrimed.org/article4114.html>