Isabelle Stengers : « La gauche a besoin de manière vitale que les gens pensent »
. Enseignante à l’université libre de Bruxelles, la philosophe des sciences Isabelle Stengers dénonce la sorcellerie capitaliste et invite à croire dans la force d’un collectif puissant et multiple.
Isabelle
Stengers
a d’abord suivi une formation scientifique. Les
travaux de cette physico-chimiste ont
porté sur le temps
et l’irréversibilité.
Avec le physicien
belge d’origine russe
Ilya Prigogine, prix Nobel
de
chimie, elle a coécrit, en 1979, la
Nouvelle Alliance.
Élargissant son champ
de compréhension,
elle
s’intéresse ensuite, en faisant appel aux travaux de
Foucault et de Deleuze, à la critique de la science moderne.
Isabelle Stengers devient philosophe des sciences. Elle travaille sur
la critique de la psychanalyse et de la répression, par cette
dernière, de l’hypnose. Dans la dernière période,
elle se consacre à une réflexion autour de l’idée
d’une « écologie
des pratiques », d’inspiration constructiviste.
En
témoignent
les sept volumes des Cosmopolitiques, mais
aussi ses livres consacrés à l’économie et
à la politique (la Sorcellerie capitaliste, avec Philippe
Pignarre, 2005), ou encore à la philosophie (Penser avec
Whitehead, 2006). Plus récemment, collaboratrice de la revue
Multitudes, elle investit de plus en plus le champ politique avec Au
temps des catastrophes
(La Découverte, 2008). Dans son dernier ouvrage, Une autre
science est possible !
(Empêcheurs
de penser
en rond/La
Découverte, 2013), elle poursuit
ce questionnement.
Ses
travaux, très denses
et créatifs, sont une bouffée
d’oxygène intellectuelle pour penser un autre monde
possible et une source stimulante pour vivre
les luttes
anticapitalistes.
Dans
Au
temps des catastrophes,
vous dites qu’une autre histoire
a commencé. À
partir de quand situez-vous la rupture ?
Isabelle Stengers. J’ai eu la conviction que quelque chose d’important était en train de se passer en 1995, lorsqu’un sondage a annoncé qu’une majorité de Français pensaient que leurs enfants vivraient moins bien qu’eux. Ils ne faisaient plus confiance au « progrès ». Depuis, nous avons eu les crises financières à répétition… Au temps des catastrophes a été écrit avant ces crises. À l’époque les émeutes de la faim liées à la spéculation financière et l’histoire de l’ouragan Katrina étaient déjà d’excellents exemples de ce qui pourrait bien nous attendre dans l’avenir. L’explosion des inégalités sociales, le désordre climatique, la pollution… feraient toujours plus de ravages, mais le cap de la croissance et de la compétitivité serait maintenu. J’ai écrit ce livre pour résister au désespoir, et pour ceux et celles qui tentent d’écrire une autre histoire, malgré les difficultés : il a été dit qu’il est plus facile aujourd’hui d’envisager la fin du monde et de la civilisation que celle du capitalisme. Mais ceux qui cherchent savent tous que l’impuissance que nous ressentons fait partie du problème.
Vous parlez d’une « Nouvelle-Orléans à l’échelle planétaire »…
Isabelle Stengers. À La Nouvelle-Orléans, on savait qu’un ouragan comme Katrina pouvait venir et que les digues ne tiendraient pas. On savait, mais on n’a rien fait. Comme nous savons aujourd’hui. Et quand Katrina est venu, en août 2005, les riches qui pouvaient s’enfuir l’ont fait, les autres sont restés, laissés à eux-mêmes. C’est ce qui est en train d’arriver à l’échelle planétaire : malheur aux vaincus, c’est-à-dire aux pauvres.
Votre
propos est sous-titré « Résister
à la barbarie qui vient » en référence
à l’alternative de Rosa Luxemburg :
« Socialisme
ou barbarie ». Est-ce en ces termes que
vous
envisagez la possibilité d’un avenir ?
Isabelle
Stengers. Lorsque
la guerre de
1914-1918 a éclaté, les prolétaires
y sont allés, ils sont morts sur le champ de bataille avec aux
lèvres un chant d’esclaves, écrit Luxemburg.
C’est pour cela qu’elle crie que le socialisme n’est
pas garanti, que la barbarie est une possibilité réelle.
Nous sommes un peu dans la même situation. Tout le monde
connaît les méfaits de la guerre économique de
tous contre chacun. Et pourtant, on s’active en reprenant en
chœur le refrain de la compétitivité glorieuse.
« On
sait bien, mais… » Un des « mais »
les plus redoutables, c’est celui qui affirme que « les
gens espèrent seulement tirer leur épingle du jeu, ils
sont égoïstes et aveugles ». Or, il faut
l’affirmer :
nous ne savons pas de quoi « les
gens » sont capables, car ils sont issus d’une
opération de
destruction systématique de leur pouvoir d’agir et de
penser, c’est-à-dire de poser les problèmes qui
les concernent collectivement. Le capitalisme, ce n’est pas
seulement l’exploitation, c’est aussi, et même
peut-être d’abord, l’expropriation, et cela depuis
cette expropriation historique des « commons »
en Angleterre, quand les paysans sans terre ont été
jetés sur les routes. Une culture pratique de la vie ensemble
a été détruite. Cette expropriation continue de
plus belle aujourd’hui, au nom de la rationalisation, du gain
de temps, de la nécessité de contrôler. Nous ne
sommes pas impuissants, nous sommes réduits à
l’impuissance.
Selon vous, « l’emprise du capitalisme » s’établit à partir d’« alternatives infernales » ?
Isabelle Stengers. Les alternatives infernales, c’est ce qui s’est déployé depuis que le progrès a perdu son pouvoir de mobiliser. Cela peut se résumer par : « Vous agissez pour une chose mais les conséquences seront pires. » Ainsi, « vous luttez pour un niveau de vie correct mais cela implique qu’il y aura des délocalisations », ou encore « vous voudriez plus d’équité par l’impôt mais cela va entraîner des fuites de capitaux ». Vous êtes comme pris à la gorge, réduit à l’impuissance. Et quand vous interrogez : « Oui, mais alors quoi ? », la seule réponse est : « Il faut lutter pour la croissance. » Avec Philippe Pignarre, dans la Sorcellerie capitaliste, nous avons décrit le montage de ces alternatives comme une attaque « sorcière » qui capture les puissances d’agir, d’imaginer, d’exister et de lutter.
Vous
déconstruisez aussi bien les « lois
du marché » que la « gouvernance »
de
« nos responsables »… Quel rôle
l’État joue-t-il ?
Isabelle Stengers. Entre l’État moderne et le capitalisme, il faut faire une distinction. L’un n’est pas le reflet de l’autre. Il y a plutôt une sorte de pacte asymétrique qui définit ce que, à chaque époque, l’État laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l’État. Avec le néolibéralisme, il y a eu redéfinition de ce pacte sous le signe de la dérégulation. Nos politiques se sont défaits de tous les leviers qui leur permettaient d’agir au profit d’institutions non élues, apolitiques au service de la croissance, de la compétitivité, de la libre circulation des capitaux, etc. L’État n’en disparaît pas pour autant, mais il devient notre contremaître, chargé d’éviter la panique, l’insoumission, la démobilisation. Les politiques se prétendent « responsables », mais ils le sont seulement de nous, de ce que nous restions « motivés ».
Les
« anticapitalistes
doivent être capables
de faire exister un autre possible ».
À partir
de quels leviers le peuvent-ils ?
Isabelle Stengers. Je ne suis pas d’un optimisme fulgurant. Pourtant, je constate que depuis dix ans il y a des luttes d’un style nouveau. Le combat contre les OGM a, par exemple, recréé une pensée politique au sujet du type d’agriculture et du monde que nous sommes en train de construire. Il a su relier des paysans, pour qui les OGM sont une nouvelle expropriation, des anticapitalistes en lutte contre l’emprise des brevets, des scientifiques alarmés par les conséquences. Ils ont appris les uns des autres et c’est pour cela que le mouvement est parvenu à faire bafouiller ce qui se proposait comme un progrès incontestable. Depuis, l’insoumission s’enrichit, s’empare de nouvelles questions. Le caractère inventif de ce genre d’alliance, qui crée des complicités, des connivences, des capacités neuves de résister là où le capitalisme divise – fait s’opposer les syndicats et les défenseurs de l’environnement, par exemple – me semble plus prometteur aujourd’hui que le « tous ensemble » qui donne à l’ennemi le pouvoir de choisir le point d’affrontement. Il nous faut des expériences de co-apprentissages mutuels afin de créer des causes communes multiples et mobiles, des solidarités de lutte contre le sentiment d’impuissance que fabriquent les divisions installées.
C’est
ce que vous nommez
la réappropriation ?
Isabelle Stengers. Se réapproprier, ce n’est pas seulement lutter contre l’exploitation, pour la redistribution des richesses produites. C’est guérir des effets de l’expropriation, redevenir capable d’affirmer et de lutter pour ce à quoi on tient. C’est la condition de ce qu’on appelle parfois une intelligence collective, chacun apprenant à penser par, grâce et avec les autres.
Le collectif est puissant de ce qu’il est multiple, de ce qu’il invente des manières de poser les problèmes dont chacun, isolément, serait incapable. Les activistes américains ont beaucoup appris à ce sujet, car ils ont compris que cette réappropriation ne peut attendre la « révolution », elle doit faire partie de la lutte elle-même.
Évoquant
« l’intrusion
de Gaïa », vous parlez
de « situations
qui produisent de l’égalité ».
Peut-on y voir l’élaboration d’alternatives
de
progrès ?
Isabelle
Stengers. Ce
que j’ai nommé Gaïa fait intrusion au sens où
elle met au défi nos catégories de pensée.
Certains ont considéré que la Terre était une
ressource à exploiter, d’autres qu’il fallait la
protéger, mais on ne l’a jamais envisagée comme
pouvoir redoutable, qui pourrait nous détruire, et à
bref délai !
Ce constat change énormément de choses. Il ne s’agit
plus d’exploiter ou de protéger mais d’apprendre à
faire attention. Et pour de bon !
Les menaces de désordre climatique ne vont pas rentrer dans
leur boîte, les humains doivent désormais composer avec
ce pouvoir que leurs activités ont activé. Or apprendre
à faire attention, c’est précisément ce
que la version étatico-capitaliste du progrès nous a
désappris. Mais cela demande d’apprendre à penser
une situation dans toutes ses dimensions, avec toutes ses
conséquences. À cet effet, nous avons besoin que cette
situation « produise
de l’égalité », qu’elle
réunisse tous ceux qui sont concernés par elle et
qu’ils soient tous habilités à faire valoir leur
savoir ou leur expérience. C’est ce que nous avons
désappris en donnant le pouvoir aux experts, mais le
réapprendre demande l’invention de dispositifs opérants
– l’égalité ne doit pas être
formelle, elle doit être effective. Ce type d’invention
est très différent des innovations techniques qui
séparent plutôt les gens. Ici, il s’agit de
susciter de la confiance en soi et dans les autres, de la lucidité,
de la capacité d’échapper aux évidences
toutes faites. Mesuré en termes de telles inventions, on
aurait une tout autre définition du progrès !
Dans
Une autre science est possible !,
vous prônez une « slow
science ».
De quoi s’agit-il ?
Isabelle Stengers. Depuis que la recherche publique a été redéfinie en « économie de la connaissance », les liens de coopération critique se sont dissous. La réussite s’évalue maintenant à partir du brevet, mais cela n’a rien d’une réussite scientifique. Le capitalisme est en train de se retourner contre les chercheurs et de les détruire, après tant d’autres. Mais parler de « slow science » ce n’est pas seulement revendiquer « le temps et la liberté pour poser des problèmes qui en valent la peine ! ». Il s’agit aussi que les chercheurs deviennent capables de nouer d’autres liens que ceux, traditionnels, qu’ils ont avec l’industrie et l’État. Même s’il y a toujours eu des tireurs de sonnette d’alarme, l’institution scientifique a bel et bien promu un mode de développement que nous savons radicalement insoutenable. Les chercheurs ont l’habitude de mépriser l’opinion, de penser que c’est de la science que viendra la solution rationnelle aux problèmes de société. Une autre science est possible, mais elle exige ce qui est aujourd’hui pour eux une « perte de temps » : se réapproprier l’imagination nécessaire pour s’ouvrir aux préoccupations des autres, à leurs savoirs, à leurs objections. Ce n’est pas d’une meilleure information du public que nous avons besoin, mais de scientifiques capables de participer à une intelligence collective des problèmes.
Selon
vous, le couplage entre lutte politique
et création donne
une capacité nouvelle
qui procure de la joie. Est-ce cela
être « de
gauche » ?
Isabelle Stengers. Selon Gilles Deleuze, il existe une différence de nature entre gauche et droite. La gauche a besoin de manière vitale que les gens pensent. Cela ne veut pas dire qu’ils fassent des théories, mais qu’ils prennent en main collectivement les affaires qui les concernent. Au XIXe siècle, c’est ce qu’a fait la classe ouvrière lorsqu’elle a créé les mutuelles, les bourses du travail. La droite a besoin, elle, que les gens acceptent l’ordre établi, peu importe lequel, du moment qu’ils le respectent. Les dispositifs qui produisent de l’égalité sont donc « de gauche ». Ce qu’ils demandent est parfois dur, mais apprendre ensemble à être à la hauteur du problème posé, à ne pas le soumettre à des généralités est un événement créateur de joie. Lorsque des voix jusque-là étouffées et disqualifiées, réduites à des grognements, sont transformées en savoirs articulés, le problème devient meilleur à poser. Des alliances inattendues deviennent possibles. Ce qui nous menace est la division et le ressentiment : la joie est le contraire du ressentiment, et c’est elle qui peut être communiquée à d’autres. Il faudrait la faire sentir par des récits montrant comment des catalyses, des entraînements et des ouvertures d’imagination ont vu le jour alors que tout semblait bloqué : « Si c’est possible là alors cela peut l’être ici ! »
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Entretien réalisé par Pierre Chaillan
Collé à partir de <http://www.humanite.fr/tribunes/isabelle-stengers-la-gauche-besoin-de-maniere-vita-545901>