L’innovation, victime de la guerre des brevets

Censés encourager les découvertes, les brevets profitent désormais avant tout aux avocats. Les coûteuses batailles juridiques livrées par les géants du high-tech montrent la nécessité de réformer le système en profondeur.

Par Mark Peplow

Les brevets sont supposés former le socle de l’innovation. En donnant aux inventeurs et aux entreprises le droit exclusif d’exploiter leurs créations — en général pendant vingt ans —, ils incitent fortement à investir dans la R&D. Du moins en théorie. Car dans la pratique, l’inquiétude grandit depuis plusieurs années par rapport au fait que les défaillances criantes de certains systèmes d’attribution des brevets ne finissent par étouffer l’innovation.

Aux Etats-Unis, des sociétés dépensent des milliards de dollars pour constituer des portefeuilles de brevets, pour les défendre en justice ou pour attaquer leurs concurrents. Un problème est le manque de rigueur de l’Office des brevets et des marques (USPTO), qui tend à accorder des garanties d’exclusivité pour des découvertes mineures, analyse Bruno van Pottelsberghe, ancien économiste à l’Office européen des brevets (OEB) et doyen de la Solvay Brussels School of Economics and Management.

L’obtention d’un brevet est en outre meilleur marché aux Etats-Unis qu’en Europe. Une idée protégée pendant vingt ans outre-Atlantique peut coûter quelques dizaines de milliers de dollars, soit dix fois moins qu’en Europe, selon Dietmar Harhoff, spécialiste de l’innovation à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich.

Avalanche de demandes

Ces deux éléments incitent les entreprises américaines à devancer leurs rivales en déposant un maximum de brevets qui portent souvent sur des améliorations marginales. Conséquence: les experts chargés d’examiner les demandes, au pouvoir moins étendu que leurs homologues européens, subissent une immense pression. Au final, les licences s’en trouvent dévalorisées, explique Bruno van Pottelsberghe.

Le système sclérosé des Etats-Unis s’avère particulièrement inefficace dans le domaine des logiciels informatiques. Les examinateurs peinent à évaluer le degré de nouveauté d’une innovation, car les codes sources ne sont la plupart du temps pas rendus publics. Et contrairement à la pratique européenne, les demandes de brevet peuvent rester invisibles pendant des années. Cela permet aux compagnies de constituer en secret des portefeuilles qui finiront par se chevaucher avec des produits déjà sur le marché. Des litiges en découlent presque inévitablement.

Un cas particulièrement venimeux a vu la firme américaine NTP arracher en 2006 plus de 600 millions de dollars à Research In Motion (RIM), le fabricant des smartphones BlackBerry, en l’attaquant sur ses brevets. NTP a été critiquée et qualifiée de «patent troll» — c’est-à-dire une société dont l’objectif principal est d’exploiter la concession de licences à des fins purement litigieuses.

Ce cas a mis en lumière un défaut plus général dont souffrent les brevets de logiciels aux Etats-Unis: ils tendent à être vagues, abstraits et basés sur une fonction — comme l’e-mail sans fil développé par RIM — plutôt que sur un procédé de fabrication. La bataille juridique entre Apple et Samsung implique, par exemple, des licences sur des idées abstraites comme le défilement de documents sur écran tactile ou le concept même qu’un appareil puisse faire office à la fois de téléphone et de caméra. Les dommages et intérêts accordés lors de ces différends sont généralement excessifs et donnent une valeur «bien, bien trop élevée» à la propriété intellectuelle, estime Brian Love, spécialiste juridique des brevets à l’Université de Santa Clara, en Californie.

Eviter les patent trolls

Pour l’expert, le système américain devrait être réformé: abaisser les montants des dommages attribués et augmenter le coût d’acquisition des licences. Ainsi, seuls les brevets vraiment profitables seraient maintenus, et les autres tomberaient plus rapidement dans le domaine public en évitant de finir dans les mains des «patent trolls».

Des tentatives de réforme ont déjà eu lieu. En 2011, l’America Invents Act a offert un espoir de changement, mais «tous les éléments qui auraient permis une véritable avancée ont été retirés», déplore Brian Love. Dès mars 2013, cette loi a fait passer les Etats-Unis du système du «premier inventeur» — qui accorde la priorité au découvreur d’une idée — à celui du «premier déposant» utilisé dans la majorité des pays. «Cela peut sembler très important, commente Brian Love, mais ça ne l’est pas.» La plupart des contentieux sont déjà résolus selon le principe du «premier déposant», poursuit-il, parce qu’il est difficile de prouver que telle personne a eu une idée originale des années auparavant.

L’America Invents Act permet tout de même à l’USPTO de modifier ses tarifs. L’administration peut rendre l’acquisition de brevets plus onéreuse et générer des revenus pouvant être utilisés pour améliorer la rigueur des processus d’évaluation. Autre innovation: au lieu de devoir se tourner vers la justice, il sera dorénavant possible de déposer un simple recours administratif contre une attribution de licence — une initiative qui a déjà fait ses preuves en Europe et qui constitue «un pas dans la bonne direction», juge Dietmar Harhoff.

Mais le système européen n’est lui pas non plus parfait. Le Parlement européen a mis fin l’an passé à des décennies d’impasse pour s’orienter vers un brevet unique valide dans tous les Etats signataires. Attendu pour 2015, il permettrait aux entreprises d’éviter de devoir breveter leurs innovations à plusieurs reprises dans les différents pays européens. Mais à moins que les offices nationaux n’arrêtent d’octroyer leurs propres licences, le brevet unique ne fera qu’ajouter une couche de bureaucratie supplémentaire sur un système déjà complexe, critique Bruno van Pottelsberghe.

Les querelles autour de la propriété intellectuelle ne sont pas nouvelles, souligne Brian Love, et elles ne cesseront pas du jour au lendemain. Au XIXe siècle, par exemple, des conflits similaires avaient éclaté aux Etats-Unis au sujet des outils agricoles et des chemins de fer. «Une guerre de brevets peut survenir chaque fois qu’une technologie complexe connaît une grande avancée, observe le spécialiste. Et cela continuera probablement aussi longtemps que nous ne changerons pas le système en profondeur.»

 

Collé à partir de <http://www.largeur.com/?p=3985>