“La mixité sociale à Paris est une notion hypocrite”
par Mathilde Carton
le 12 septembre 2013 à 10h25
à la une
Boulangerie orientale sur le boulevard Belleville (Reuters/Régis Duvignau)
Des appartements réhabilités à Bastille ou Belleville, des parcs, des terrasses et une flopée d’équipements culturels dans les quartiers populaires : la ville de Paris connaît depuis 20 ans une embellie urbaine, à l’instar de New York ou Londres. Mais alors qu’on vante les bienfaits économiques et écologiques de cette “gentrification”, on passe sous silence le nouveau rapport de force entre ceux qui ont les moyens d’acheter et ceux qui sont chassés des quartiers populaires de plus en plus chers. Dans son livre “Paris sans le peuple”, la géographe Anne Clerval revient sur les dessous de la gentrification. Rencontre.
C’est quoi la gentrification ?
Anne Clerval - C’est une forme d’embourgeoisement qui concerne les quartiers populaires : le remplacement de la population d’origine s’accompagne d’une transformation matérielle du quartier (habitat, commerces, espace public). Le processus se remarque depuis une vingtaine d’années dans le Nord-Est parisien, où les ouvriers ont laissé la place à la petite bourgeoisie intellectuelle – des cadres aux ingénieurs, en passant par les intellectuels précaires.
Comment est-ce arrivé ?
C’est le résultat de plusieurs facteurs structurels : d’abord la désindustrialisation de Paris et la concentration d’emplois du secteur tertiaire, mais aussi la levée de l’encadrement des loyers dans les années 1980, qui a relancé la spéculation immobilière. Avec l’abandon des politiques publiques de rénovation (démolition-reconstruction d’îlots entiers), on réhabilite l’habitat ancien populaire pour en faire des lofts ou des appartements confortables. Tout cela contribue à la hausse des loyers et repousse les classes populaires en périphérie. En 1982, les classes populaires représentaient 42 % des Parisiens ; en 2008, elles n’en représentent plus que 27 % (contre 47 % en moyenne en France).
Qui sont les gentrifieurs et comment changent-ils le quartier ?
Les gentrifieurs sont par exemple des artistes attirés par les locaux bon marché, ou des ménages de la petite bourgeoisie intellectuelle qui achètent et réhabilitent des logements dans les quartiers les moins chers de Paris. Des commerçants lancent des cafés “branchés” comme dans la rue Oberkampf (XIe) à la fin des années 1990 ; ou alors ils reprennent des lieux nocturnes emblématiques du quartier, comme Chez Moune, un bar lesbien des années 1930, et la salle de concert le Bus Palladium à Pigalle (IXe). Ils attirent une nouvelle clientèle. Quelques promoteurs immobiliers font des opérations lucratives, par exemple en rachetant d’anciennes grandes cours artisanales des faubourgs. Enfin, les pouvoirs publics jouent un rôle en soutenant la réhabilitation ou en améliorant l’espace public. Plus le quartier se modernise, plus le mètre carré devient cher. Et c’est le problème : la gentrification est cumulative. Les nouveaux habitants qui s’installent sont de plus en plus riches. Dans le faubourg Saint-Antoine (XIe) par exemple, les artistes et les intellectuels précaires sont remplacés par des cadres supérieurs et des professions libérales. L’éviction dépasse les classes populaires pour toucher la frange précaire de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Peut-on dire alors que la gentrification est conservatrice ?
Difficile à dire parce qu’il n’y a pas d’intention claire dans ce processus. Mais on réduit souvent la gentrification à l’amélioration de l’habitat ancien en oubliant ses conséquences sociales négatives. La gentrification découle d’une représentation de la ville assez naïve : par exemple, on prétend conserver le caractère populaire du quartier Sainte-Marthe (Xe) en le réhabilitant, mais ça se limite à la forme urbaine car les classes populaires s’en vont. Les jeunes qui jouaient au foot sur la place ont été chassés par les terrasses de café : un usage gratuit de l’espace public est remplacé par un usage marchand, excluant les plus pauvres. La substance populaire de ces quartiers (qui réside avant tout dans ses habitants) est détruite par la gentrification, et les cultures populaires sont récupérées par la petite bourgeoisie intellectuelle. Par exemple, la mairie dit défendre la mémoire ouvrière en réhabilitant la Maison des Métallos (XIe), mais il n’y a pas vraiment de place pour les habitants du quartier dans la nouvelle institution. Les cultures populaires, jadis révolutionnaires et menaçantes pour l’ordre social, deviennent des objets de folklore et de consommation culturelle.
Pour vous, la gentrification n’est pas un phénomène “positif”.
Tout dépend depuis quel point de vue on se place. On ne peut pas parler de gentrification sans aborder les enjeux sociaux et politiques que cela soulève. La gentrification rapporte de l’argent, mais à qui ? Et au détriment de qui ? On est au cœur d’enjeux sociaux conflictuels, notamment pour l’appropriation de l’espace central. Pour les classes populaires, le plus souvent, cela signifie un logement plus cher à Paris, ou beaucoup plus lointain, des temps des transports qui augmentent, la perte de la proximité du centre, donc une dégradation des conditions de vie qui s’ajoute à leur paupérisation par ailleurs.
Mais est-ce qu’il existe un mouvement de résistance à la gentrification ?
Oui, il en existe aux Etats-Unis ou à Berlin par exemple. À Paris, ces mouvements sont encore balbutiants. En fait, la résistance à Paris se fait par l’inertie grâce, notamment, aux immigrés qui tiennent une place importante parmi les dernières classes populaires de Paris. Par exemple, les immigrés chinois achètent des biens qu’ils louent à leur compatriotes, et assurent ainsi leur présence dans le quartier. Il y a aussi une résistance liée à des habitudes de consommation : les commerces africains de la Goutte d’Or (XVIIIe) contribuent à animer la rue et à maintenir une fréquentation populaire. Ce sont les derniers freins à la gentrification à Paris. La mairie actuelle cherche d’ailleurs à limiter leur emprise, sous la pression de certains gentrifieurs. De façon symptomatique, dans un quartier où la présence musulmane est notable, l’un des premiers commerces qu’implante la mairie à la Goutte d’Or, est un marchand de vin.
Pourtant la gentrification contribue à la “mixité sociale” que prônent les pouvoirs publics, non ?
La mixité sociale est une notion fourre-tout, hypocrite, qui masque les vrais enjeux. Ça ne veut pas dire la même chose de faire venir des riches chez les pauvres, que des pauvres chez les riches. Donc en apparence, la gentrification favorise la mixité sociale dans les quartiers populaires, mais en fait, à terme, elle la détruit. On peut aussi s’interroger sur l’omniprésence de la mixité sociale dans les discours politiques alors que le contexte socio-économique est plus en plus inégalitaire : il y a un écart problématique entre des politiques nationales qui accroissent les inégalités sociales, et ce vœu pieu de faire vivre ensemble les riches et les pauvres. Pour le bénéfice de qui ?
Propos recueillis par Mathilde Carton
Paris sans le peuple : la gentrification de la capitale, d’Anne Clerval éd. La Découverte, 2013.
Collé à partir de <http://www.lesinrocks.com/2013/09/12/actualite/mixite-sociale-notion-hypocrite-11425449/>