Une société salariale segmentée qui menace la démocratie

 

 

Par Richard Sobel, Maître de Conférences en économie à l’Université Lille-I.

La «réforme» semble être devenue, depuis près de vingt ans, le mode d’être permanent du système des retraites en France. C’est toujours la dernière, en attendant la suivante. Que signifie ce paradoxe? On peut entrer dans le débat par les chiffres, mais ces derniers, jamais neutres, ne prennent sens que pour autant qu’on en saisisse les tenants et aboutissants sociopolitiques: l’éclatement en cours des sociétés salariales.

Grosso modo, dans les sociétés développées, le financement des retraites peut prendre trois formes monétaires: salaire, rente ou allocation. (1) Soit il s’agit d’un salaire continué au-delà d’une carrière professionnelle et financé directement par les cotisations des actifs de la période –c’est le mécanisme collectif de la retraite par répartition, basé sur la socialisation du salaire. (2) Soit il s’agit d’une rente versée sur la base d’une propriété lucrative acquise par une épargne accumulée durant la vie active –c’est le mécanisme privé de la retraite par capitalisation, basé sur l’accumulation financière. (3) Soit il s’agit d’une allocation versée au titre de l’assistance, financée par l’impôt et qui constitue une sorte de filet de sécurité accessible, en principe, à tous les citoyens qui ne peuvent financer leur retraite par la modalité (1) ou par la modalité (2) –c’est le mécanisme solidaire du minimum vieillesse, basé sur la redistribution des revenus.

En France, c’est le premier dispositif qui s’est imposé au cœur du modèle social, en lien avec l’extension de la condition salariale depuis la Libération. En régime de croisière, il fonctionne dans une économie en croissance et au voisinage du plein-emploi. Avec l’accroissement et le partage de la richesse nationale, il a su absorber sans problème l’augmentation de la population des retraités. Certes, les plus riches pouvaient toujours compléter leur pension par des revenus de capitalisation; et pour les plus pauvres, il restait le filet de sécurité de l’assistance. Certes demeuraient des inégalités entre les différentes couches du salariat. Mais, globalement, le régime de répartition était devenu la norme, la socialisation du salaire s’attaquant aux inégalités par les deux bouts, par l’affaiblissement de la rente et par la résorption de l’assistance. Avec les autres institutions de la protection sociale, avec le droit du travail et les services publics, ce régime constitue l’un des piliers collectifs par lesquels s’est construite, de haute lutte, une société où le travail donne lieu à un statut protecteur, valorisant et ouvert au plus grand nombre. Jusqu’alors, les sociétés s’étaient structurées autour de la propriété lucrative, régime très inégalitaire et réservé à la minorité privilégiée des rentiers. Ceux qui n’avaient que leur travail à vendre pour vivre n’étaient tout simplement rien, vivaient rarement vieux et finissaient leur vie dans la misère. La consolidation du salariat n’a pas fait que sortir les classes laborieuses de la précarité et de la pauvreté; elle est allée de pair avec le développement de l’égalité réelle et de la démocratie. C’est tout le potentiel émancipateur des «puissances du salariat», pour reprendre la belle expression de Bernard Friot.

Aujourd’hui, une nouvelle séquence de la «réforme » s’ouvre (après celles de 1993, de 2003 et de 2010), la première sous un gouvernement de gauche. Pour les élites politico-économiques et leurs relais médiatiques, il s’agit d’un nouvel épisode de l’adaptation nécessaire de notre modèle social aux contraintes de la démographie et de l’économie mondialisée. Pesant discours du «raisonnable » qui masque le fond de l’affaire, l’affaiblissement politique du monde du travail et la reprise en main, par la logique rentière et son marketing néolibéral, de la dynamique de nos sociétés. La société salariale n’était donc pas la fin de l’histoire, mais un simple armistice dans la lutte des classes. À ceci près que la contre-offensive est insidieuse; si elle dispose d’acteurs conscients et de pédagogues zélés, elle est aussi portée par des gens sincères, mais intellectuellement désarmés, qui pensent vraiment «sauver ce régime par répartition auquel les Français sont si attachés». En privilégiant l’allongement de la durée de cotisation, toutes les réformes vont dans le même sens: globalement, les salariés liquideront leur droit à la retraite de plus en plus tard, et verront –allongement des études, précarisation des carrières, stagnation des salaires et chômage structurel aidant – le montant de leur pension de répartition baisser. Ce qui se dessine, ce n’est pas la substitution complète de la capitalisation (dispositif « individualiste » qui a les faveurs idéologiques du social-libéralisme dominant) à la répartition (dispositif «collectiviste » qui a l’énorme défaut de montrer que le monde du travail peut parfaitement se passer des marchés financiers), substitution de toute façon impossible à court terme. Mais le démantèlement du socle unificateur de notre système, le régime par répartition, et donc, progressivement, la fin de la dynamique d’intégration salariale.

Les institutions du monde du travail ne se sont pas construites en un jour et ne se détruiront pas en une nuit. Mais, à terme, ce qui menace, dans ce domaine comme dans bien d’autres (assurance maladie, services publics), c’est une société salariale segmentée, et donc une démocratie menacée. La minorité des salariés pouvant épargner suffisamment se tournera de plus en plus vers la capitalisation qui, de complément qu’elle est encore pour l’essentiel, pourrait devenir la norme de cette couche néorentière en voie d’autonomisation complète. La masse du salariat s’appauvrira, condamnée à une pension de répartition se réduisant comme peau de chagrin dès lors que persisteront le chômage structurel, le sous-emploi et la précarité. La frontière entre pension de répartition et minimum vieillesse s’affaiblissant, cela nourrira le ressentiment des couches salariales fragilisées et constituera un coin sur lequel les démagogues libéraux, au nom de la «France qui se lève tôt », pourront venir appuyer pour stigmatiser « l’assistanat ». Bref, la socialisation du salaire se délitera en deux figures régressives pour le monde du travail, la rente comme modèle et l’allocation comme stigmate.

Si notre société salariale était au plein-emploi (ou dans une dynamique pour y parvenir), la question de l’allongement de la durée de cotisation à mesure que l’espérance de vie augmente pourrait éventuellement être un sujet de débat. On en est loin. Pour y parvenir, il faut construire une croissance forte et soutenable, qui pourrait par exemple être pilotée par une stratégie publique (et européenne) d’investissement pour la transition écologique. Et quand bien même on y serait, l’allongement n’aurait rien d’automatique, la retraite étant l’une des modalités d’un projet de civilisation qui avait les faveurs de Marx et de Keynes, la réduction du temps de travail. Le matraquage néolibéral l’a ringardisé, nous condamnant aux passions tristes de la «réforme » au nom du réalisme; mais, plus que jamais, ce qui fut la boussole du progrès social durant un siècle reste l’une des pierres angulaires du réarmement idéologique du camp salarial.

 

Richard Sobel