Aéroports, de l’espace public à l’espace privé
C’est un lent grignotage. Dans les bureaux de poste, les gares, les aéroports, sur les plans d’aménagement urbain, au centre-ville comme à la périphérie, une même contrainte enserre insensiblement les usagers des espaces publics : le passage imposé au travers d’espaces marchands. Pour les promoteurs de cette métamorphose, la consommation, contrôlée et sécurisée, doit remplacer toute déambulation rêveuse.
par Philippe Rekacewicz, février 2013
Milieu des années 2000, dans le sud de la Norvège. L’aéroport de Kristiansand vient d’être rénové. Le vol est en retard ; le temps de prendre un verre avec mes accompagnateurs ? « Plus possible : le café, les tables et les chaises se trouvent désormais de l’autre côté du contrôle de sécurité... » Une heure passe. Pas d’avion, pas de nouvelles, et plus de comptoir... Il faut rejoindre la porte d’embarquement pour obtenir quelques informations, mais l’accès a disparu. Tiens, le duty free est contrôlé par un agent : « Accéder aux portes d’embarquement ? Par ici, à travers le magasin. C’est après les caisses ! » Cocasse. Mais pourquoi pas ? « C’est juste pour pêcher quelques infos, hein ? Je reviens, vous vous souviendrez de moi ? » L’agent répond avec prévenance : « Certainement, mais vous ne pourrez pas revenir sur vos pas. Il vous faudra repasser la douane... »
Ainsi, au lieu d’emprunter le couloir public d’accès direct pour embarquer, on traversait un magasin rempli de jouets, de parfums, de boîtes de chocolats et de bouteilles de gin. Autrefois organisée en une grande salle unique, l’aérogare avait été, à l’occasion de sa « modernisation », fragmentée en trois parties dont le franchissement s’avérait désormais sévèrement contrôlé.
Le mois suivant, sur le tarmac de ce même aéroport, mon fils de 2 ans et demi se dandinait vers l’avion, sa large veste alourdie de quelques paquets de bonbons et d’une fiole de Chanel N° 5 discrètement prélevés dans le magasin hors taxes, devenu passage obligé pour tous les voyageurs gagnant les portes d’embarquement.
Ainsi naquit le projet « Duty Free Shop », présenté ici. Stratégies inédites d’organisation de l’espace, réorientation des flux de personnes : des mains invisibles avaient transformé radicalement la nature et l’usage d’un lieu public. Débutèrent alors de longues semaines d’observation dans les aérogares européennes, passées à scruter les mouvements, les objets, les attitudes des personnels, les décors, les lumières, le design ou la signalétique, à deviner la signification des changements, à esquisser des cartes pour en faire comprendre les enjeux.
A l’origine de ces transformations ? Les autorités aéroportuaires, les ministères des transports et les entreprises auxquelles on délègue la gestion des espaces commerciaux, voire de service. Tous travaillent main dans la main pour sculpter le paysage intérieur des terminaux. Comme dans une mise en scène de théâtre, ils forment acteurs et figurants : agents de sécurité, personnels des boutiques hors taxes et des compagnies aériennes, douaniers, policiers et... passagers. Ils installent les décors, les lumières et les champs visuels, les « ouvertures » ou les « fermetures ». Le tout, dans un seul but : préparer les passagers pour déclencher l’acte d’achat.
Interrogées sur ces transformations, les autorités aéroportuaires jurent qu’elles n’y sont pour rien. « Les directeurs des magasins décident seuls de leurs stratégies commerciales », affirmait (en détournant le regard) M. Jo Kobro, ancien directeur du service de presse de l’aéroport d’Oslo. En réalité, les uns font de l’argent, les seconds prélèvent les redevances.
Le réconfort après l’épreuve
des portiques de sécurité
Depuis les années 1950, la sécurité du transport aérien a fait l’objet d’une attention particulière après qu’en 1949, puis en 1955, des bombes placées en soute eurent fait exploser en vol deux avions en Amérique du Nord. Il s’agissait alors de sombres histoires d’adultère et d’assurance-vie... Mais ces premiers attentats montraient la vulnérabilité de l’aviation civile. Malgré tout, les aéroports sont restés pendant près d’un demi-siècle des lieux relativement ouverts, où l’on venait en famille juste pour se promener, expérimenter la magie du mythe aéronautique, admirer les passagers pour lesquels les compagnies déroulaient le tapis rouge, rêver devant les panneaux affichant des destinations exotiques.
Si les attentats spectaculaires contre le DC-10 d’Union de transports aériens (UTA, 1988) et le Boeing de la Pan American Airlines (1989) marquent le début du renforcement des systèmes de surveillance et de sécurité, ceux du 11 septembre 2001 ouvrent une ère nouvelle. Le trafic s’effondre durablement (il ne retrouvera son niveau antérieur qu’en 2005) ; les compagnies aériennes et les aéroports affrontent une crise sans précédent.
Dans un premier temps, de nombreuses bases aéroportuaires et compagnies aériennes reçoivent des aides publiques massives, surtout en Amérique du Nord. Mais, rapidement, les aéroports sont sommés de prendre le relais pour couvrir leurs frais de fonctionnement. Une équation d’autant plus difficile à résoudre que les taxes payées par les passagers en même temps que leur billet ont été sensiblement réduites, voire temporairement supprimées, pour tenter de relancer le trafic. Les Etats se désengagent ; la gestion des aéroports est externalisée et confiée à des sociétés (privées, publiques ou mixtes).
Ces nouveaux gestionnaires trouvent « la » solution : transformer les zones aéroportuaires en espaces commerciaux. Certains deviendront des « villes dans la ville », avec supermarchés, magasins hors taxes, parkings, hôtels, centres d’affaires et de conférences. Sur l’ensemble de ces activités, l’aéroport percevra des redevances — dont le montant reste secret — calculées sur la base des chiffres d’affaires.
Parallèlement, après le choc du 11-Septembre, l’approche de la surveillance et de la sécurité est entièrement repensée. Désormais, le « monde du dehors » s’oppose au « monde du dedans ». Pour franchir la frontière entre les deux, il faut accepter d’être scanné, fouillé, tâté, éventuellement dépouillé de tous les objets « menaçants », y compris sa bouteille d’eau minérale...
Ainsi, le terminal se transforme en un espace à la fois hypercommercial et hypersécurisé, dont les voyageurs deviennent captifs. Les gestionnaires des lieux imaginent une autre organisation des flux ; ils créent un système de circulation forcée qui convertit les aéroports en laboratoires. On y teste de subtils aménagements spatiaux pour déterminer quelle stratégie permet de rentabiliser au mieux le passager. Comme un pantin, ce dernier est manipulé, acheminé à travers un lieu préparé à son intention : une caverne d’Ali Baba où scintillent marchandises et tentations.
Dans cet espace « du dedans », tout est restreint, de la liberté de se regrouper à celle de photographier ou de filmer. On ne peut ni se plaindre ni choisir ses itinéraires. C’est une économie capitaliste (faire le plus d’argent possible) et monopolistique : seules quelques sociétés multinationales gèrent les centaines de magasins, de restaurants, de bars, ou les services aériens au sol, confiés à des sous-traitants. Le droit à l’information est souvent bafoué : les affiches déclinant les « droits du passager » sont placées là où on les voit le moins, dans les endroits sombres, dans les angles morts, derrières des colonnes, ou disposées en sens inverse du flux général. Les publicités autour de thèmes tels que le rêve, le voyage, la femme parfaite, l’homme parfait, les visages parfaits, la sensualité, le sexe… camouflent une stratégie de captation et de détournement des lieux publics.
Première étape : fragiliser le passager en brouillant ses repères. Les agents de sécurité et les employés des boutiques hors taxes sont habillés presque de la même manière. Les vendeurs sont priés d’assurer aussi le maintien de l’ordre dans les magasins et à leurs abords, et les agents de sécurité jouent le rôle de rabatteurs pour les échoppes. A Kristiansand- Kjevik, le vigile désigne avec autorité l’une des deux portes situées derrière lui : « C’est par là ! » La quasi-totalité du vol en provenance de Copenhague, soit quatre-vingts personnes, est conduite vers le magasin hors taxes. Nul n’a vu ni franchi la porte adjacente qui mène directement aux tapis de livraison des bagages.
La signalétique utilise les mêmes codes graphiques pour vous envoyer vers la porte d’embarquement et pour vanter la qualité des produits vendus dans les boutiques. Le passager pense recevoir des informations ; il lit une publicité. Il croit entamer un voyage ; il consomme. A l’aéroport de Londres-Gatwick, les toilettes principales ont été installées à l’intérieur du magasin hors taxes — une rente de clientèle. Pour embarquer à Bruxelles, il faut passer par les magasins de chocolats, de bijoux, de gadgets électroniques. De quoi se réconforter après un séjour désagréable au comptoir d’enregistrement, puis le franchissement des portiques de sécurité…
Le passager croit entamer un voyage ;
il consomme
Moins de dix ans auparavant, les espaces commerciaux (où tout est payant) étaient distincts des espaces publics (où tout est gratuit). Désormais, la sphère de consommation et la sphère publique ont fusionné. A Londres, Oslo, Bergen ou Milan, les passages publics « libres » ont simplement disparu.
Parfois, deux espaces cohabitent. Dans le premier triomphe un monde artificiel aux lumières éblouissantes, au design travaillé, avec une masse de marchandises bien ordonnancées. Blanc brillant, jaune et rouge vif dominent. Dans le second, gris verdâtre, le passager, après avoir été contraint de traverser le premier, peut enfin s’asseoir, du moins s’il trouve encore un siège : beaucoup ont été supprimés pour installer des restaurants et des magasins, comme à l’aéroport de Copenhague. Pas de paillettes dans ces zones de préembarquement inconfortables : elles sont pour l’instant « inutiles »…
Ces mutations préfigurent celles d’autres espaces publics autrement plus fréquentés (10 à 15 % seulement de la population européenne voyage régulièrement en avion) : gares, centres-villes, métros, voire des rues ou des blocs de quartier. En France, la gare Saint-Lazare s’est changée en galerie marchande (1) ; à Bodø, au centre de la Norvège, la rue principale a été entièrement privatisée (2).
Philippe Rekacewicz
(1) Lire Benoît Duteurtre, « Gérer les pas perdus », Le Monde diplomatique, décembre 2012.
(2) Cf. le complément documentaire sur le blog Visions cartographiques.
Lire le courrier des lecteurs dans notre édition de mars 2013.
Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/REKACEWICZ/48733>