Technologies libres
L’univers de la culture libre et non-marchande a sa galaxie : Framasoft
Par Agnès Rousseaux (25 septembre 2013)
Des millions de logiciels, des services en ligne, des livres, de la musique... Diffusés non par une multinationale, mais par une association, portail francophone de la « culture du libre ». Fer de lance de la promotion des logiciels libres depuis une décennie, Framasoft rassemble tous ceux qui cherchent à inventer d’autres manières de faire tourner un ordinateur, d’échanger des contenus, de partager des œuvres, bien loin des logiques marchandes de Microsoft ou Google. Plongée dans l’univers du libre, à la découverte d’un réseau d’éducation populaire protéiforme.
Vous cherchez un logiciel « libre » ? Un espace de partage non marchand ? Et même des œuvres ou des biens culturels considérés comme des biens communs ? En surfant sur internet, vous avez de grandes chances de tomber sur Framasoft, l’un des principaux portails francophones du libre. Son annuaire recense 1 600 logiciels, testés et commentés. Depuis 12 ans, ce réseau est devenu le promoteur incontournable d’une « culture du libre » en France, avec le développement de multiples projets : une maison d’édition de livres libres (Framabook), un blog d’informations (Framablog), une équipe de traduction (Framalang), une plateforme de vidéos (Framatube) mais aussi une « forge logicielle » (Framacode, sur Github) ou un laboratoire de projets (Framalab). Derrière tout cela, une communauté de passionnés, utilisateurs, informaticiens et développeurs web, qui font vivre ce réseau d’éducation populaire.
« Framasoft », c’est l’abréviation de « français-mathématiques », et de « software » (logiciel). Alexis Kauffmann, son fondateur, est professeur de mathématiques à Bobigny (93) quand il découvre un peu par hasard l’existence des logiciels libres, et lance un projet éducatif. Qui s’étendra bien au-delà de ses élèves en devenant un vaste réseau. Les logiciels libres garantissent quatre libertés, étendues depuis aux autres secteurs, explique-t-il : l’utilisation libre du logiciel, c’est-à-dire la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages, sans payer de redevances à quiconque. Mais aussi la possibilité d’étudier son fonctionnement, et de le modifier pour l’adapter à ses besoins. Et enfin le droit de le dupliquer et de redistribuer des copies, gratuitement ou en les vendant, pour en faire profiter à tous. Le libre accès au code du logiciel permet à chacun d’y intervenir. Et des licences particulières, « libres », garantissent juridiquement ces usages.
Quand l’homme contrôle la machine... et le code informatique
Ces logiciels libres ne sont alternatifs qu’en comparaison de la façon d’utiliser, voire de consommer, Internet et l’informatique aujourd’hui, décrit Alexis Kauffmann. L’informatique s’est développée dans les universités. C’est un savoir académique comme les mathématiques. Or on ne pose pas de brevets sur des théorèmes ! « Le logiciel libre s’est développé en réaction à la tentative de certains, comme Bill Gates ou Steve Jobs, de privatiser cela. C’est une façon de préserver la situation antérieure », analyse-t-il. Et de faire en sorte que l’homme contrôle toujours la machine. « Avec le logiciel libre, on est comme devant un appareil qu’on peut ouvrir, explorer, étudier. Pas comme devant le capot d’une voiture aujourd’hui, où tout est devenu incompréhensible avec de l’électronique partout. »
Progressivement, le petit site agrège d’autres bonnes volontés, prend de l’ampleur, et devient une plate-forme de diffusion des logiciels libres. Framasoft développe des « Framakeys », des clés USB compilant une cinquantaine d’applications pour Windows [1]. Depuis le début du projet, 4 millions de clés ont été diffusées et 750 000 téléchargées sur le site !
Au-delà des logiciels, libérer une culture
Mais à Framasoft, il n’est pas seulement question d’informatique et de logiciels. « Ce serait peut-être l’une des plus grands opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code », annonce Framablog. Faire un tour sur la myriade de sites développées par l’association, c’est plonger dans la galaxie du libre. La philosophie et le système de licences du logiciel libre sont transposées dans les domaines de l’art, de l’éducation ou des sciences. L’objectif ? Promouvoir l’esprit du libre, à contre-courant du modèle économique capitaliste, et diffuser des œuvres, considérées comme des biens communs. L’emblème de cette culture : l’encyclopédie libre Wikipédia, exemple de coopération et de libre partage.
Framasoft, c’est aussi un espace d’échange convivial, avec un forum qui compte 10 000 membres. Ici l’entraide règne : « Si tu ne sais pas, demande. Si tu sais, partage. » Résultat, plus de 250 000 messages postés. De quoi s’y perdre, mais aussi trouver des réponses quand on galère avec un problème technique. A ses débuts, Framasoft réunit surtout des utilisateurs de logiciels. Mais nul besoin d’être un expert pour contribuer. « Le seul fait d’utiliser un logiciel le fait vivre et connaître. En tant qu’utilisateur, on peut traduire des modes d’emploi, signaler des bugs, décrit Alexis Kauffmann. Entre les utilisateurs et les créateurs de logiciels, ce n’est pas une relation client/développeur ». Chacun peut apporter sa contribution au sein de la vaste communauté Framasoft.
La liberté de bifurquer et d’aller voir ailleurs
« Ce qui fait que les gens participent, c’est qu’il savent que personne ne va s’approprier leur travail », précise Alexis Kauffmann. Le libre, ouvert à tous, ne risque-t-il pas d’être récupéré par le secteur marchand ? « Il n’y a aucune barrière pour qu’une entreprise utilise nos outils. Mais il y a un code d’honneur. On s’attend par exemple à ce qu’elle fasse un don. Si une entreprise reprend nos livres libres, elle n’est pas obligée de verser des droits d’auteur, mais ça lui ferait une mauvaise pub de ne pas le faire ». Tout le monde peut utiliser les « briques » de Framasoft, les logiciels ou les contenus créés. Mais personne ne peut s’en arroger un usage exclusif.
Et quid des logiciels libres qui sont produits par de grosses structures états-uniennes ? « Quand Mozilla [2] affirme vouloir rendre le pouvoir à l’utilisateur, on lui fait confiance, même si c’est géré comme une boite américaine, tranche Alexis Kauffmann. Peu importe, au final. Car tout est ouvert : si un jour quelqu’un estime que c’est mal gouverné, il peut y a avoir un fork ». Un fork ? Une « fourchette » en anglais. C’est-à-dire une bifurcation : on prend le projet là où il en est, et on va le développer ailleurs, différemment.
Le logo de Framasoft
« C’est ce qui s’est passé avec la suite bureautique Open office, gérée par une entreprise : un fork a été créé avec LibreOffice, qui est piloté par une fondation. Avec le libre, une situation n’est jamais figée ». A la différence des logiciels marchands dont les utilisateurs sont dépendants du bon vouloir de son propriétaire.
Ne pas nourrir le monstre Google
Les batailles du libre ont évoluées depuis les débuts de Framasoft. On parle désormais plus d’ouverture et de fermeture d’Internet que du code des logiciels. « Google est aujourd’hui plus dangereux que Microsoft, décrit Alexis Kauffmann. Le groupe dispose d’un pouvoir tentaculaire : le premier au courant lors d’une épidémie, c’est Google, car les gens tapent les mots-clés des symptômes sur leur moteur de recherche... « Microsoft tolérait l’installation de logiciels libres. Les fondateurs de Google font beaucoup pour le logiciel libre, mais la taille de l’entreprise est tellement monstrueuse... Quand les fondateurs partiront, on ne sait pas ce que cela va donner avec la pression des actionnaires. On a nourri la bête... ». La solution ? Changer de modèle. Framasoft incite chaque internaute à installer son propre serveur, à partir duquel les données peuvent être partagées. Et à participer ainsi à la décentralisation du réseau.
Framasoft se bat aussi pour le partage non marchand sur Internet. « On criminalise des gens qui ne font que partager », dénonce le fondateur de Framasoft. « Or Internet est un outil dont la respiration est la copie. Quand tu ouvres une page web, ce n’est pas toi qui va à elle, mais c’est elle qui vient se copier sur ton ordinateur ». Malgré ces combats, Framasoft ne sombre pas dans une radicalité stérile : « Nous ne sommes pas des intégristes du libre, ce qui compte c’est l’état d’esprit, décrit Alexis Kauffmann. Si ton ordinateur est sous Microsoft ou Mac, c’est sans doute que tu as d’autres priorités ! » Et cela n’empêche pas de s’intéresser à l’un ou l’autre des aspects de la culture du libre.
Parmi ses projets dérivés, on trouve la maison d’édition Framabook, qui a vendu une vingtaine de livres, et 10 000 exemplaires, depuis ses débuts. L’intérêt du livre libre, au-delà de sa reproduction gratuite ? Les mises à jour et les actualisations sont possibles. Le livre ne s’empoussière pas, oublié sur une étagère car fruit d’une époque passée. Framabook publie ainsi à flux tendu, jamais plus de 1000 exemplaires imprimés à la fois. Et comptabilise 100 téléchargements de livre en ligne pour une vente papier. Autre volet : Framazic, site de musique « libre ». Un qualificatif qui fait « référence à la liberté et non au prix », précise le site. « Ce qui définit les licences libres ce n’est pas la gratuité, mais certaines libertés fondamentales accordées aux utilisateurs. » Parmi les autres projets, des outils de collaboration en ligne, de dessin, d’organisation de réunions, ou de calcul en ligne.
L’avenir sera libre
Tous ces projets ont entrainé un besoin de structuration du réseau. Framasoft est devenu en 2004 une association, qui fonctionne sur la cooptation. Mais chaque projet reste autonome. Trois salariés, payés essentiellement par les dons des utilisateurs [3], assurent le travail administratif et la coordination. « Framasoft reste un nom de ralliement, une bannière, plus qu’une association, décrit son fondateur. Un lieu qui rend les choses possibles, qui permet de lancer de nouveaux projets grâce à sa notoriété. L’association sert à faire circuler l’énergie, mettre de l’huile dans les rouages. »
Après une décennie de croissance, quel avenir pour le réseau ? Avec les tablettes et smartphones, les utilisateurs passent plus par des « stores » pour télécharger des applications, que par des annuaires comme Framasoft pour choisir des logiciels. Mais les révélations successives sur l’espionnage généralisé d’Internet ont sensibilisé les utilisateurs qui cherchent à échapper de plus en plus à Google et aux géants qui tentent de contrôler la Toile. Les logiciels libres garantissent la confidentialité des données. Il reste encore beaucoup de travail pour qu’ils deviennent la norme. Et que la culture du libre se diffuse dans tous les secteurs de la société, vienne questionner rapports marchands et modèles économiques. Avec le réseau Framasoft, tout est possible. Comme l’affirme la citation en exergue sur le site : « La route est longue, mais la voie est libre ».
Agnès Rousseaux
Twitter : @AgnesRousseaux
Pour aller plus loin : voir le site Framasoft / La présentation wiki de Framasoft
Photos : Une via Owni – Portrait CC-BY Pierre-Selim Huard
Infographie : CC BY-SA Lili.rotzooi@free.fr
Notes
[1] Notamment le navigateur web Firefox, le client de messagerie Thunderbird, la suite bureautique OpenOffice.org ou AbiWord et le lecteur multimédia VLC.
[2] La Fondation Mozilla, à l’origine du navigateur web Firefox et du client de messagerie Thunderbird est issue de l’ex-entreprise Netscape Communications.
[3] Framasoft a un budget de 100 000 euros annuels environ, dont 80 % provient des dons de la communauté des utilisateurs, et une petite partie de la vente de prestations – la création de Framakeys par exemple – et des ventes.
Collé à partir de <http://www.bastamag.net/article3277.html>