Pearl Habor numérique 07/05/2013 à 11h13
L’avenir selon Google : si vous n’êtes pas connecté, vous êtes suspect
Pierre Haski | Cofondateur
Cyberguerre, fin de la vie privée : dans un livre, deux pontes de Google promettent une apocalypse dont seuls les géants de la technologie pourront nous sauver.
Une prise débranchée (Mzeuner/Flickr/CC)
C’est un livre de technophiles, et pas des moindres puisque l’un d’eux est patron de Google ; et pourtant, il nous annonce un avenir à faire frémir.
Le livre qui vient de sortir aux Etats-Unis, « The New Digital Age » (« Le Nouvel Age numérique », pas encore traduit en français), a deux auteurs de poids :
Eric Schmidt, 56 ans, pendant dix ans le PDG de Google et depuis deux ans son président exécutif ;
Jared Cohen, de 25 ans son cadet, un jeune premier intellectuel passé de la diplomatie auprès de Hillary Clinton à la tête de Google Ideas, le think tank du géant américain.
Eric Schmidt au siège de Google à New York, le 13 avril 2013 (Christopher Lane/The Guar/SIPA)
« The New Digital Age » d’Eric Schmidt et Jared Cohen
On aurait pu s’attendre à un livre lénifiant, un peu comme les vidéos de promo des sociétés technologiques, promettant un avenir radieux quand tous nos objets seront connectés, nos voitures rouleront toutes seules, nos lunettes numériques seront nos yeux...
Cette dimension y figure, évidemment, accompagnant la prophétie selon laquelle cinq milliards d’individus vont se joindre dans les prochaines années aux deux milliards actuels, dans un monde numérique quasiment global, jusqu’à ses marges chaotiques.
Mais Schmidt et Cohen, l’industriel et le diplomate, se livrent à un exercice de prospective passionnant qui porte aussi sur « la face sombre de l’innovation », qu’il s’agisse de l’individu et de son identité numérique, des Etats, de la guerre, du terrorisme, des révolutions citoyennes...
Assange et Kissinger
Les deux auteurs, qui ont rencontré dans leur quête de trois ans aussi bien Julian Assange et sa galaxie WikiLeaks dans son refuge londonien, que Henry Kissinger, le vieux cynique de la realpolitik, mettent en avant une « inévitabilité » des tendances qu’ils annoncent. Et restent optimistes pour un avenir pourtant sacrément parsemé de dangers.
Jared Cohen à New York, le 23 avril 2013 (Evan Agostini/AP/SIPA)
Qu’on en juge. Les deux auteurs annoncent la fin de la vie privée et de l’anonymat à l’ère numérique, avec l’apparition de « la première génération d’êtres humains à avoir un dossier indélébile ».
Tous les débats qui ont déjà lieu à propos de Facebook et de la protection des données seront dépassés : il faudra assumer des « profils officiels » vérifiés pour avoir un accès complet. Accepter que toute son histoire soit stockée dans un « cloud » et donc susceptible d’être vu par tous ceux qui disposeront du savoir-faire suffisant.
De fait, recommandent-ils, les parents de l’avenir devront avoir avec leurs enfants « une discussion sur la vie privée et la sécurité, avant de parler de la vie sexuelle »...
Les « gens cachés »
Pire, le refus de se plier à cette ère du tout-connecté sera suspect aux yeux des autorités, tous régimes confondus :
« Un gouvernement pourra suspecter que les personnes qui choisiront de rester totalement à l’extérieur ont quelque chose à cacher et sont donc plus susceptibles de violer la loi. Les gouvernements, par précaution antiterroriste, pourront faire un fichier des “gens cachés”. [...]
Vous pourrez même être soumis à des nouvelles règles strictes incluant des contrôles plus rigoureux dans les aéroports et même des restrictions de voyage. »
Eric Schmidt et Jared Cohen estiment que cette évolution est inévitable et évoquent même les systèmes de surveillance à la « Minority Report », le film de Spielberg. Mais ils appellent les citoyens/internautes à se battre pour défendre leur droit à la vie privée numérique, et demandent :
« Qui sera le plus fort, les citoyens ou l’Etat ? »
Ne pas sous-estimer le risque de cyberguerre
Même scénario noir pour la guerre de l’ère numérique, avec cet avertissement :
« Ceux qui sous-estiment la menace de la cyberguerre le feront à leurs dépens. »
Ils font partie de cette école qui pense qu’il y aura un jour un « Pearl Harbor » de la cyberguerre, avec des éléments de terrorisme classique, et en donnent même le scénario digne des films catastrophe d’Hollywood.
Première étape, une attaque sur le contrôle aérien provoquera des collisions d’avions. Au même moment, trois bombes introduites aux Etats-Unis à partir du Canada exploseront simultanément à New York, Chicago et San Francisco. Et une cyberattaque paralysera les secours tandis qu’un virus s’attaquera aux installations industrielles, fermant notamment les systèmes de refroidissement des centrales nucléaires...
Les auteurs nous rassurent à moitié : il serait incroyablement difficile de monter ce type d’attaque à cette ampleur. Mais ils ajoutent :
« Un certain type d’attaques coordonnées physiques et cyber est inévitable. »
Et le pire, comme toujours avec la cyberguerre : les Etats ne sauront pas avec certitude d’où vient l’agression, d’un Etat, d’un groupe d’Etats, ou d’organisations terroristes connues ou inconnues...
La Chine a droit, de ce point de vue, à de très nombreuses références hostiles dans le livre, comme nous l’avions déjà pointé, et les auteurs pronostiquent même une « révolution » dans l’avenir, provoquée par des citoyens connectés et révoltés.
Google peut sauver le monde
Que veulent nous dire Eric Schmidt et Jared Cohen ? Le message apparaît progressivement à travers le livre, et surtout dans la conclusion. Car les grands absents de ce livre, ce sont Google et les autres géants de la technologie américaine, dont il n’est que peu question.
Dans leur conclusion, les auteurs nous expliquent qu’en fait, les sociétés de technologie sont les mieux placées pour sauver le monde.
Ils font valoir que 52% des habitants de cette planète ont moins de 30 ans et, dans leur grande majorité, vivent dans des zones où les opportunités économiques sont faibles. Ils sont les premiers candidats à la radicalisation que suscitera, selon eux, l’accès au monde connecté dans les prochaines années.
Il faudra donc parler à ces jeunes et leur offrir des opportunités que permet la technologie pour les détourner de la radicalité qui menace. Schmidt et Cohen prônent, pour y parvenir, des « partenariats public-privé », et ajoutent :
« Les entreprises de technologie sont les mieux placées pour mener cet effort internationalement. »
Le monde vu par Google est donc relativement simple : la technologie va nous faire entrer dans une époque pleine de menaces pour l’individu, pour les sociétés, pour les Etats. Et seul le savoir-faire de ceux qui maîtrisent la technologie peut nous permettre d’éviter les catastrophes. CQFD.
Collé à partir de <http://www.rue89.com/2013/05/07/lavenir-selon-google-si-netes-connecte-etes-suspect-242084>