Propriété numérique et génération insupportable

 

Par

Olivier Ertzscheid

Enseignant-chercheur (Maître de Conférences) en Sciences de l'information et de la communication.

 

 

Où sont passés mes CDs, mes photos, mes livres, mes DVD ? La plupart des applications disponibles sur tablettes stockent directement l'ensemble des fichiers produits dans les nuages ; les "chromebooks", mini-ordinateurs portables, sont livrés avec des disques durs n'excédant pas la taille de celle d'une petite clé USB (16 gigas) ; la totalité de la gamme Apple est désormais dépourvue de lecteurs de disques et de DVD. Amazon et la FNAC proposent de manière quasi-systématique des services qui nous "offrent" une copie numérique de nos achats physiques de livres, CD et DVD, copie naturellement stockée "dans leur nuage", et destinée, à terme, à nous détourner de l'achat de documents "physiques".

Il y a 8 ans de cela, le 20 avril 2005, Le Monde publiait à la Une de son journal papier une tribune intitulée "Le jour où notre disque dur aura disparu". C'était un an avant qu'Amazon ne lance "Amazon Web Services", considéré comme l'ancêtre du Cloud Computing, et j'y décrivais l'inexorable disparition de nos mémoires de "stockage" résidentes, au profit d'un basculement mémoriel intégralement en ligne et tentais d'en pointer les dangers et les dérives.

Nous sommes en 2013. Le Cloud Computing est devenu la norme de la quasi-totalité des pratiques connectées, à l'échelle de l'individu, des entreprises et des organisations.

La matérialité de l'acte d'achat se dissout complètement au grand profit des "vendeurs" qui disposent seuls de la copie originale des biens culturels pourtant dûment acquittés, copie sur laquelle ils demeurent libre d'effectuer toutes les modifications d'usage qu'ils souhaitent (ajout de DRM - verrous numériques -, limitation du nombre de terminaux sur lesquels profiter de nos achats, limitation des droits de prêt, revente impossible, etc.)

Au delà de cette seule dépossession, cette opportunité d'un accès connecté permanent et ubiquitaire est un leurre visant à masquer la réalité d'un renforcement des contraintes liées précisément à nos modes de navigation, de consommation et d'interaction connectés.

Nous n'avons plus d'autre choix que de faire l'économie du support physique. Nous y sommes contraints. Nous n'avons plus d'autre choix que de confier à des serveurs tiers la copie originale, le "master" de nos vies, de nos contacts, de nos bibliothèques, et vidéothèques, de nos photos de famille. Nous n'avons plus d'autre choix que d'être exposés et soumis à de toujours possibles modifications des conditions d'usages associées au produit au moment de notre acte d'achat. Demain il n'y aura plus rien à nous vendre tant il dès aujourd'hui devenu bien plus rentable de nous allouer temporairement des accès.

L'économie numérique telle qu'elle se structure et se met en place dans les nuages, est, du côté des logiques de consommation courantes et à l'échelle de l'individu, un gigantesque hold-up.

Avec cette mainmise sur le "master", sur l'original de la presque totalité des biens culturels et informationnels qui entraient jadis dans le champ de la propriété "privée" et jouissaient de droits afférents, se profile aujourd'hui un scénario dans lequel les logiques de transmission, de partage, de médiation et plus globalement les possibilités d'une appropriation réelle se réduisent comme peau de chagrin.

Aujourd'hui le téléphone portable est le 1er terminal de connexion à internet à l'échelle de la  planète. Demain débarquera sur le web le prochain milliard d'internautes. Demain chaque vêtement, chaque objet sera "connecté". Le World Wide "Wear". Des opérations aussi simples que celle permettant de donner à un ami une place de cinéma dont on ne se sert pas, un blouson dont on n'a plus d'utilité, un livre que l'on n'a plus envie de lire, deviendront impossibles ou seront soumises à une identification préalable. Identification qui plus est "biométrique" comme sur le dernier iPhone, l'ère des mots de passe touchant elle aussi à sa fin, non pas, comme cela est souvent abusivement présenté, au titre un bénéfice pour l'usager pour des raisons de sécurité qui seraient insuffisantes, mais bien au motif que ces mots de passe sont trop facilement "copiables", donc échangeables, donc partageables, et avec eux les données et les biens auxquelles ils donnent accès.

Indépendamment des risques de "fichage" inhérents à cette évolution, nous sommes en passe, trop peu souvent hélas à notre corps défendant, d'accepter de nous aliéner des pans entiers de culture et de sociabilité au nom d'un fantasme entretenu de connexion permanente et ubiquitaire. Les premiers impactés seront bien sûr nos enfants. Il fallut quelques siècles pour passer du livre en rouleau (le volumen) au livre sous sa forme actuelle (le "codex").

Les "supports" changent désormais plusieurs fois par génération : ordinateurs, téléphones cellulaires, tablettes, liseuses, phablettes, etc. La génération actuelle sera la première génération sans support. Une génération littéralement in-supportable. Faisons en sorte qu'elle ne soit pas sans mémoire(s).

Ce média profondément disruptif que fut internet, dont les bases reposaient sur la possibilité d'un partage, d'une publication et d'une dissémination instantanée, plurielle et à large spectre, se mue en son exact inverse. Nous devons y prêter attention non pour le condamner mais pour mettre en place les règles qui à l'échelle d'une société connectée, doivent permettre à chacun de rester maître de son horizon culturel, et de la manière dont il choisira ou non de le transmettre à d'autres.

 

Collé à partir de <http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2013/11/propriete-numerique-generation-insupportable.html>