Afin que l’audace change de camp
Stratégie pour une reconquête
Le retour des controverses rituelles sur les prévisions de croissance, l’immigration ou le dernier fait divers conforte l’impression que l’ordre néolibéral aurait repris son rythme de croisière. Le choc de la crise financière ne paraît pas l’avoir durablement ébranlé. A moins d’attendre que des soulèvements spontanés ne produisent un jour une riposte générale, quelles priorités et quelle méthode peut-on imaginer pour changer la donne ?
par Serge Halimi, septembre 2013
« Le pays exige des expérimentations audacieuses et soutenues. Le bon sens est de choisir une méthode et de l’essayer. Si elle échoue, admettez-le franchement et essayez autre chose. Mais surtout, essayez quelque chose ! »
Franklin Roosevelt, 22 mai 1932
Cinq ans ont passé depuis la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. La légitimité du capitalisme comme mode d’organisation de la société est atteinte ; ses promesses de prospérité, de mobilité sociale, de démocratie ne font plus illusion. Mais le grand changement n’est pas intervenu. Les mises en cause du système se sont succédé sans l’ébranler. Le prix de ses échecs a même été payé en annulant une partie des conquêtes sociales qui lui avaient été arrachées. « Les fondamentalistes du marché se sont trompés sur à peu près tout, et pourtant ils dominent la scène politique plus complètement que jamais », constatait l’économiste américain Paul Krugman il y a déjà près de trois ans (1). En somme, le système tient, même en pilotage automatique. Ce n’est pas un compliment pour ses adversaires. Que s’est-il passé ? Et que faire ?
La gauche anticapitaliste récuse l’idée d’une fatalité économique parce qu’elle comprend que des volontés politiques l’organisent. Elle aurait dû en déduire que la débâcle financière de 2007-2008 n’ouvrirait pas une voie royale à ses projets. Le précédent des années 1930 le suggérait déjà : en fonction des situations nationales, des alliances sociales et des stratégies politiques, une même crise économique peut déboucher sur des réponses aussi diverses que l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne, le New Deal aux Etats-Unis, le Front populaire en France, et pas grand-chose au Royaume-Uni. Bien plus tard, chaque fois à quelques mois d’intervalle, Ronald Reagan accéda à la Maison Blanche et François Mitterrand à l’Elysée ; M. Nicolas Sarkozy fut battu en France, M. Barack Obama réélu aux Etats-Unis. Autant dire que la chance, le talent, la stratégie politique aussi, ne sont pas des variables accessoires que supplanterait la sociologie d’un pays ou l’état de son économie.
La victoire des néolibéraux depuis 2008 doit beaucoup au secours de la cavalerie des pays émergents. Car le « basculement du monde », ce fut aussi l’entrée dans la danse capitaliste des gros détachements de producteurs et de consommateurs chinois, indiens, brésiliens. Lesquels servirent d’armée de réserve au système au moment où il semblait à l’agonie. Rien que ces dix dernières années, la part de la production mondiale des grands pays émergents est passée de 38 à 50 %. Le nouvel atelier du monde est également devenu l’un de ses principaux marchés : dès 2009, l’Allemagne exportait davantage en Chine qu’aux Etats-Unis.
L’existence des « bourgeoisies nationales » — et la mise en œuvre de solutions nationales — se heurtent donc au fait que les classes dirigeantes du monde entier ont désormais partie liée. A moins de demeurer mentalement encalminé dans l’anti-impérialisme des années 1960, comment escompter encore, par exemple, qu’une résolution progressiste des problèmes actuels puisse avoir pour artisans des élites politiques chinoise, russe, indienne aussi affairistes et vénales que leurs homologues occidentales ?
Le reflux ne fut pourtant pas universel. « L’Amérique latine, relevait il y a trois ans le sociologue Immanuel Wallerstein, a été la success story de la gauche mondiale pendant la première décennie du XXIe siècle. Cela est vrai à deux titres. Le premier et le plus remarqué, parce que les partis de gauche ou de centre gauche ont remporté une succession impressionnante d’élections. Ensuite, parce que les gouvernements latino-américains ont pris pour la première fois de manière collective leurs distances avec les Etats-Unis. L’Amérique latine est devenue une force géopolitique relativement autonome (2). »
Bien sûr l’intégration régionale, qui préfigure pour les plus audacieux le « socialisme du XXIe siècle », pose les jalons, pour les autres, d’un des plus grands marchés du monde (3). Le jeu demeure néanmoins plus ouvert dans l’ancienne arrière-cour des Etats-Unis qu’à l’intérieur de l’ectoplasme européen. Et si l’Amérique latine a connu six tentatives de coup d’Etat en moins de dix ans (Venezuela, Haïti, Bolivie, Honduras, Equateur et Paraguay), c’est peut-être que les changements politiques impulsés par des forces de gauche y ont réellement menacé l’ordre social, transformé les conditions d’existence des populations.
Et démontré ainsi qu’il existe bien une alternative, que tout n’est pas impossible, mais que pour créer les conditions de la réussite il faut engager des réformes de structure, économiques et politiques. Lesquelles remobilisent des couches populaires que l’absence de perspective a enfermées dans l’apathie, le mysticisme ou la débrouille. C’est peut-être aussi comme cela qu’on combat l’extrême droite.
Comment refouler l’ordre marchand
Des transformations structurelles, oui, mais lesquelles ? Les néolibéraux ont si bien enraciné l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » qu’ils en ont persuadé leurs adversaires, au point que ceux-ci en oublient parfois leurs propres propositions… Rappelons-en quelques-unes en conservant à l’esprit que plus elles semblent ambitieuses aujourd’hui, plus il importe de les acclimater sans tarder. Et sans jamais oublier que leur rudesse éventuelle doit être rapportée à la violence de l’ordre social qu’elles veulent défaire.
Cet ordre, comment le contenir, puis le refouler ? L’extension de la part du secteur non marchand, celle de la gratuité aussi, répondraient d’un seul coup à ce double objectif. L’économiste André Orléan rappelle qu’au XVIe siècle « la terre n’était pas un bien échangeable, mais un bien collectif et non négociable, ce qui explique la vigueur de la résistance contre la loi sur l’enclosure des pâturages communaux ». Il ajoute : « Même chose aujourd’hui avec la marchandisation du vivant. Un bras ou du sang ne nous apparaissent pas comme des marchandises, mais qu’en sera-t-il demain ? » (4)
Pour contrecarrer cette offensive, il conviendrait peut-être de définir démocratiquement quelques besoins élémentaires (logement, nourriture, culture, communications, transports), de les faire financer par la collectivité et d’en offrir à tous la satisfaction. Voire, comme le recommande le sociologue Alain Accardo, d’« étendre rapidement et continûment le service public jusqu’à la prise en charge “gratuite” de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique, ce qui n’est économiquement concevable que moyennant la restitution à la collectivité de toutes les ressources et toutes les richesses servant au travail social et produites par les efforts de tous (5) ». Ainsi, plutôt que de solvabiliser la demande en augmentant fortement les salaires, il s’agirait de socialiser l’offre et de garantir à chacun de nouvelles prestations en nature.
Mais comment éviter alors de basculer d’une tyrannie des marchés à un absolutisme d’Etat ? Commençons, nous dit le sociologue Bernard Friot, par généraliser le modèle des conquêtes populaires qui fonctionnent sous nos yeux, la Sécurité sociale par exemple, contre laquelle s’acharnent des gouvernements de toutes obédiences. Ce « déjà-là émancipateur » qui, grâce au principe de la cotisation, socialise une partie importante de la richesse, permet de financer les pensions des retraités, les indemnités des malades, les allocations des chômeurs. Différente de l’impôt perçu et dépensé par l’Etat, la cotisation ne fait pas l’objet d’une accumulation et, à ses débuts, fut principalement gérée par les salariés eux-mêmes. Pourquoi ne pas aller plus loin (6) ?
Délibérément offensif, un tel programme comporterait un triple avantage. Politique : bien que susceptible de réunir une très large coalition sociale, il est irrécupérable par les libéraux ou par l’extrême droite. Ecologique : il évite une relance keynésienne qui, en prolongeant le modèle existant, reviendrait à ce qu’« une somme d’argent soit injectée dans les comptes en banque pour être redirigée vers la consommation marchande par la police publicitaire (7) ». Il privilégie aussi des besoins qui ne seront pas satisfaits par la production d’objets inutiles dans les pays à bas salaires, suivie de leur transport en conteneurs d’un bout à l’autre de la Terre. Un avantage démocratique enfin : la définition des priorités collectives (ce qui deviendra gratuit, ce qui ne le sera pas) ne serait plus réservée à des élus, à des actionnaires ou à des mandarins intellectuels issus des mêmes milieux sociaux.
Une approche de ce type est urgente. En l’état actuel du rapport de forces social mondial, la robotisation accélérée de l’emploi industriel (mais aussi des services) risque en effet de créer à la fois une rente nouvelle pour le capital (baisse du « coût du travail ») et un chômage de masse de moins en moins indemnisé. Amazon ou les moteurs de recherche démontrent chaque jour que des centaines de millions de clients confient à des robots le choix de leurs sorties, de leurs voyages, de leurs lectures, de la musique qu’ils écoutent. Libraires, journaux, agences de voyages en paient déjà le prix. « Les dix plus grandes entreprises d’Internet, comme Google, Facebook ou Amazon, relève M. Dominic Barton, directeur général de McKinsey, ont créé à peine deux cent mille emplois. » Mais gagné « des centaines de milliards de dollars de capitalisation boursière » (8).
Pour remédier au problème du chômage, la classe dirigeante risque par conséquent d’en venir au scénario redouté par le philosophe André Gorz, l’empiètement continu des domaines encore régis par la gratuité et le don : « Où s’arrêtera la transformation de toutes les activités en activités rétribuées, ayant leur rémunération pour raison et le rendement maximum pour but ? Combien de temps pourront résister les bien fragiles barrages qui empêchent encore la professionnalisation de la maternité et de la paternité, la procréation commerciale d’embryons, la vente d’enfants, le commerce d’organes (9) ? »
La question de la dette gagne tout autant que celle de la gratuité à ce qu’on dévoile son arrière-plan politique et social. Rien de plus courant dans l’histoire qu’un Etat pris à la gorge par ses créanciers et qui, d’une façon ou d’une autre, se dégage de leur étreinte afin de ne plus infliger à son peuple une austérité à perpétuité. Ce fut la République des soviets refusant d’honorer les emprunts russes souscrits par le tsar. Ce fut Raymond Poincaré qui sauva le franc… en le dévaluant de 80 %, amputant d’autant la charge financière de la France, remboursée en monnaie dépréciée. Ce furent aussi les Etats-Unis et le Royaume-Uni de l’après-guerre qui, sans plan de rigueur mais en laissant filer l’inflation, divisèrent presque par deux le fardeau de leur dette publique (10).
Depuis, domination du monétarisme oblige, la banqueroute est devenue sacrilège, l’inflation pourchassée (y compris quand son taux tutoie le zéro), la dévaluation interdite. Mais bien que les créanciers aient été libérés du risque de défaut, ils continuent de réclamer une « prime de crédit ». « En situation de surendettement historique, relève pourtant l’économiste Frédéric Lordon, il n’y a de choix qu’entre l’ajustement structurel au service des créanciers et une forme ou une autre de leur ruine (11). » L’annulation de tout ou partie de la dette reviendrait à spolier les rentiers et les financiers, quelle que soit leur nationalité, après leur avoir tout concédé.
Le garrot imposé à la collectivité se desserrera d’autant plus vite que celle-ci recouvrera les recettes fiscales que trente ans de néolibéralisme ont dilapidées. Pas seulement lorsqu’on a remis en cause la progressivité de l’impôt et s’est accommodé de l’extension de la fraude, mais quand on a créé un système tentaculaire dans lequel la moitié du commerce international de biens et de services transite par des paradis fiscaux. Leurs bénéficiaires ne se résument pas à des oligarques russes ou à un ancien ministre français du budget : ils comptent surtout des entreprises aussi dorlotées par l’Etat (et aussi influentes dans les médias) que Total, Apple, Google, Citigroup ou BNP Paribas.
Optimisation fiscale, « prix de transfert » (qui permettent de localiser les profits des filiales là où les impôts sont bas), déménagement des sièges sociaux : les montants ainsi soustraits en toute légalité à la collectivité approcheraient 1 000 milliards d’euros, rien que pour l’Union européenne. Soit, dans de nombreux pays, une perte de revenus supérieure à la totalité de la charge de leur dette nationale. En France, soulignent plusieurs économistes, « même en ne récupérant que la moitié des sommes en jeu, l’équilibre budgétaire serait rétabli sans sacrifier les retraites, les emplois publics ou les investissements écologiques d’avenir (12) ». Cent fois annoncée, cent fois différée (et cent fois plus lucrative que la sempiternelle « fraude aux aides sociales »), la « récupération » en question serait d’autant plus populaire et d’autant plus égalitaire que les contribuables ordinaires ne peuvent pas, eux, réduire leur revenu imposable en versant des royalties fictives à leurs filiales des îles Caïmans.
On pourrait ajouter à la liste des priorités le gel des hauts salaires, la fermeture de la Bourse, une nationalisation des banques, la remise en cause du libre-échange, la sortie de l’euro, le contrôle des capitaux... Autant d’options déjà présentées dans ces colonnes. Pourquoi alors privilégier la gratuité, la remise à plat de la dette publique et la récupération fiscale ? Simplement parce que, pour élaborer une stratégie, imaginer son assise sociale et ses conditions de réalisation politiques, mieux vaut choisir un petit nombre de priorités plutôt que de composer un catalogue destiné à réunir dans la rue une foule hétéroclite d’indignés que dispersera le premier orage.
La sortie de l’euro mériterait à coup sûr de figurer au nombre des urgences (13). Chacun désormais comprend que la monnaie unique et la quincaillerie institutionnelle et juridique qui la soutient (Banque centrale indépendante, pacte de stabilité) interdisent toute politique s’attaquant à la fois au creusement des inégalités et à la confiscation de la souveraineté par une classe dominante subordonnée aux exigences de la finance.
Cependant, pour nécessaire qu’elle soit, la remise en cause de la monnaie unique ne garantit aucune reconquête sur ce double front, ainsi que le démontrent les orientations économiques et sociales du Royaume-Uni ou de la Suisse. La sortie de l’euro, un peu comme le protectionnisme, s’appuierait par ailleurs sur une coalition politique mêlant le pire et le meilleur, et à l’intérieur de laquelle le premier terme l’emporte pour le moment sur le second. Le salaire universel, l’amputation de la dette et la récupération fiscale permettent de balayer aussi large, voire davantage, mais en tenant à l’écart les convives non désirés.
Inutile de prétendre que ce « programme » dispose d’une majorité dans quelque Parlement du monde que ce soit. Les transgressions qu’il prévoit incluent nombre de règles présentées comme intangibles. Toutefois, lorsqu’il s’est agi de sauver leur système en détresse, les libéraux n’ont pas manqué d’audace, eux. Ils n’ont reculé ni devant une hausse sensible de l’endettement (dont ils avaient assuré qu’elle ferait flamber les taux d’intérêt). Ni devant une forte relance budgétaire (dont ils avaient prétendu qu’elle déchaînerait l’inflation). Ni devant l’augmentation des impôts, la nationalisation des banques en faillite, un prélèvement forcé sur les dépôts, le rétablissement du contrôle des capitaux (Chypre). En somme, « quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat ». Et ce qui vaut pour eux vaut pour nous, qui souffrons trop de modestie… Ce n’est pourtant ni en fantasmant un retour au passé ni en espérant seulement réduire l’ampleur des catastrophes qu’on redonnera confiance, qu’on combattra la résignation à n’avoir en définitive d’autre choix possible que l’alternance d’une gauche et d’une droite appliquant peu ou prou le même programme.
Oui, de l’audace. Parlant de l’environnement, Gorz réclamait en 1974 « qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, arrache [au capitalisme] la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation ». Car il importait selon lui d’éviter qu’une réforme sur le front de l’environnement ne se paye aussitôt d’une détérioration de la situation sociale : « La lutte écologique peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré les autres. (…) Le pouvoir d’achat populaire sera comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises (14). » Depuis, la résilience du système a été démontrée quand la dépollution est à son tour devenue un marché. Par exemple à Shenzhen, où des entreprises peu polluantes vendent à d’autres le droit d’excéder leur quota réglementaire pendant que l’air vicié tue déjà plus d’un million de Chinois par an.
Réfléchir à l’assemblage des pièces
Si les idées pour remettre le monde à l’endroit ne manquent pas, comment les faire échapper au musée des virtualités inaccomplies ? Ces derniers temps, l’ordre social a suscité d’innombrables contestations, des révoltes arabes aux mouvements d’« indignés ». Depuis 2003 et les foules immenses rassemblées contre la guerre d’Irak, des dizaines de millions de manifestants ont envahi les rues, de l’Espagne à Israël, en passant par les Etats-Unis, la Turquie ou le Brésil. Ils ont retenu l’attention, mais n’ont pas obtenu grand-chose. Leur échec stratégique aide à baliser la marche à suivre.
Le propre des grandes coalitions contestataires est de chercher à consolider leur nombre en évitant les questions qui divisent. Chacun devine quels sujets feraient voler en éclats une alliance qui n’a parfois pour assise que des objectifs généreux mais imprécis : une meilleure répartition des revenus, une démocratie moins mutilée, le refus des discriminations et de l’autoritarisme. A mesure que la base sociale des politiques néolibérales se rétrécit, que les couches moyennes paient à leur tour le prix de la précarité, du libre-échange, de la cherté des études, il devient d’ailleurs plus facile d’espérer rassembler une coalition majoritaire.
La rassembler, mais pour quoi faire ? Les revendications trop générales ou trop nombreuses peinent à trouver une traduction politique et à s’inscrire dans le long terme. « Lors d’une réunion de tous les responsables des mouvements sociaux », nous expliquait récemment M. Artur Enrique, ancien président de la Centrale unique des travailleurs (CUT), le principal syndicat brésilien, « j’ai regroupé les différents textes. Le programme des centrales syndicales comportait 230 points ; celui des paysans, 77 ; etc. J’ai tout additionné ; ça nous faisait plus de 900 priorités. Et j’ai demandé : “On fait quoi, concrètement, avec tout ça ?” » En Egypte, la réponse a été donnée… par les militaires. Une majorité du peuple s’est opposée pour toutes sortes d’excellentes raisons au président Mohamed Morsi, mais, faute d’autre objectif que celui d’assurer sa chute, elle a abandonné le pouvoir à l’armée. Au risque d’en devenir aujourd’hui l’otage, et demain la victime. Ne pas avoir de plan de route revient souvent à dépendre de ceux qui en ont un.
La spontanéité et l’improvisation peuvent favoriser un moment révolutionnaire. Ils ne garantissent pas une révolution. Les réseaux sociaux ont encouragé l’organisation latérale des manifestations ; l’absence d’organisation formelle a permis d’échapper — pour un temps — à la surveillance de la police. Mais le pouvoir se conquiert encore avec des structures pyramidales, de l’argent, des militants, des machines électorales et une stratégie : quel bloc social et quelle alliance pour quel projet ? La métaphore d’Accardo s’applique ici : « La présence sur une table de toutes les pièces d’une montre ne permet pas à quelqu’un qui n’a pas le plan d’assemblage de la faire fonctionner. Un plan d’assemblage, c’est une stratégie. En politique, on peut pousser une succession de cris ou on peut réfléchir à l’assemblage des pièces (15). »
Définir quelques grandes priorités, reconstruire le combat autour d’elles, cesser de tout compliquer pour mieux prouver sa propre virtuosité, c’est jouer le rôle de l’horloger. Car une « révolution Wikipédia dans laquelle chacun ajoute du contenu (16) » ne réparera pas la montre. Ces dernières années, des actions localisées, éclatées, fébriles, ont enfanté une contestation amoureuse d’elle-même, une galaxie d’impatiences et d’impuissances, une succession de découragements (17). Dans la mesure où les classes moyennes constituent souvent la colonne vertébrale de ces mouvements, une telle inconstance n’est pas surprenante : celles-ci ne s’allient aux catégories populaires que dans un contexte de péril extrême — et à condition de recouvrer très vite la direction des opérations (18).
Toutefois, se pose aussi et de plus en plus la question du rapport au pouvoir. Dès lors que nul n’imagine encore que les principaux partis et les institutions actuelles modifient si peu que ce soit l’ordre néolibéral, la tentation s’accroît de privilégier le changement des mentalités sur celui des structures et des lois, de délaisser le terrain national, de réinvestir l’échelon local ou communautaire dans l’espoir d’y créer les quelques laboratoires des futures victoires. « Un groupe parie sur les mouvements, les diversités sans organisation centrale, résume Wallerstein ; un autre avance que si vous n’avez pas de pouvoir politique, vous ne pouvez rien changer. Tous les gouvernements d’Amérique latine ont ce débat (19). »
On mesure cependant la difficulté du premier pari. D’un côté, une classe dirigeante solidaire, consciente de ses intérêts, mobilisée, maîtresse du terrain et de la force publique ; de l’autre, d’innombrables associations, syndicats, partis, d’autant plus tentés de défendre leur pré-carré, leur singularité, leur autonomie qu’ils redoutent d’être récupérés par le pouvoir politique. Sans doute aussi sont-ils parfois grisés par l’illusion Internet qui leur fait imaginer qu’ils comptent parce qu’ils disposent d’un site sur la Toile. Leur « organisation en réseau » devient alors le masque théorique d’une absence d’organisation, de réflexion stratégique, le réseau n’ayant d’autre réalité que la circulation circulaire de communiqués électroniques que chacun fait suivre et que personne ne lit.
Le lien entre mouvements sociaux et relais institutionnels, contre-pouvoirs et partis, a toujours été problématique. Dès lors que n’existe plus un objectif principal, une « ligne générale » — et moins que jamais un parti ou un cartel qui l’incarnerait —, il faut « se demander comment créer du global à partir du particulier (20) ». La définition de quelques priorités mettant directement en cause le pouvoir du capital permettrait d’armer les bons sentiments, de s’attaquer au système central, de repérer les forces politiques qui y sont elles aussi disposées
L’utopie libérale a brûlé sa part de rêve
Il importera toutefois d’exiger aussitôt d’elles que les électeurs puissent, par référendum, révoquer leurs élus avant le terme de leur mandat ; depuis 1999, la Constitution vénézuélienne comporte une telle disposition. Nombre de chefs de gouvernement ont en effet pris des décisions majeures (âge de la retraite, engagements militaires, traités constitutionnels) sans en avoir préalablement reçu mandat de leur peuple. Celui-ci obtiendrait ainsi le droit de prendre sa revanche autrement qu’en réinstallant au pouvoir les frères jumeaux de ceux qui viennent de tromper sa confiance.
Suffit-il ensuite d’attendre son heure ? « Début 2011, nous n’étions pas plus de six personnes encore adhérentes au Congrès pour la République [CPR], rappelle le président tunisien Moncef Marzouki. Cela n’a pas empêché que le CPR obtienne le deuxième score aux premières élections démocratiques organisées en Tunisie quelques mois plus tard (21)… » Dans le contexte actuel, le risque d’une attente trop passive, trop poétique (lire « Le bus des “indignés” ») serait pourtant de voir d’autres que soi — moins patients, moins hésitants, plus redoutables — s’emparer du moment pour exploiter à leur profit une colère désespérée qui se cherche des cibles, pas forcément les meilleures. Et comme, le travail de démolition sociale ne s’interrompt jamais sans qu’on l’y aide, des points d’appui ou des foyers de résistance d’où partirait une éventuelle reconquête (activités non marchandes, services publics, droits démocratiques) risquent d’être alors anéantis. Ce qui rendrait plus difficile encore une victoire ultérieure.
La partie n’est pas perdue. L’utopie libérale a brûlé sa part de rêve, d’absolu, d’idéal, sans laquelle les projets de société se fanent puis périssent. Elle ne produit plus que des privilèges, des existences froides et mortes. Un retournement interviendra donc. Chacun peut le faire advenir un peu plus tôt.
Dans nos archives :
• « Etat des lieux pour préparer une reconquête », Serge Halimi (mai 2013).
• « La dette, quelle dette ? », Jean Gadrey (juin 2012).
• « L’histoire ne repasse pas les plats », Pierre Rimbert (avril 2012).
• « La démondialisation et ses ennemis », Frédéric Lordon (août 2011).
• « La “rigueur” qu’il nous faut », Laurent Cordonnier (septembre 2010).
Serge Halimi
Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2013/09/HALIMI/49592>