« Singularité » : l’idéologie de la Silicon Valley qui valait des milliards

Elsa Ferreira | Journaliste

 

C’est une prophétie signée Google. L’idée qu’un jour – en 2029 ou en 2045, selon les estimations les plus précises – le monde basculera.

A partir de ce jour-là, les intelligences artificielles seront si avancées qu’elles prendront en charge le progrès. S’ouvrira l’ère de la robotique, de la nanotechnologie, de la biotechnologie...

On l’appelle ce point de rupture la Singularité. « Le moment où on va engager un processus inédit qui produira des créatures inouïes et dans lequel on aura perdu le contrôle », définit le philosophe Jean-Michel Besnier, spécialiste des sciences cognitives. Un monde où les machines seront devenues si intelligentes qu’elles dépasseront la somme de tous les intellects humains.

Le chef de file de ce mouvement est Ray Kurzweil. Un génie de la technologie, lauréat du prestigieux National Medal of Technology (1999), inventeur millionnaire et directeur de l’ingénierie chez Google depuis 2012.

2045 est pour lui l’année où « l’intelligence non-biologique créée sera un milliard de fois plus puissante que toute l’intelligence humaine d’aujourd’hui ». Après ça, le doute, explique-t-il dans une longue interview :

« Comment pouvons-nous, avec nos cerveaux biologiques limités, imaginer ce que notre future civilisation, avec cette intelligence multipliée par milliards, sera capable de penser et de faire ? »

Le futur : AI, nanorobots et génétique

Impossible, donc, d’imaginer un futur qui sera hors du contrôle des humains. Mais Kurzweil tente le coup. Selon lui, le futur répondra au code GNR : génétique, nanotechnologie, robotique. L’homme pourra ainsi :

·               Modifier ses gènes. Des tests ont par exemple déjà été effectués sur les récepteurs d’insuline des souris, explique-t-il lors d’une conférence TED.

« Ces souris ont mangé voracement et sont restées minces et en meilleure santé. Elles n’ont pas eu de diabète, elles n’ont pas eu de maladie cardiaque et elles ont vécu 20% plus longtemps. »

Et voilà bien le but ultime : vivre plus longtemps.

« Par exemple, nous serons capables de créer des nouvelles cellules pour votre cœur depuis celles de votre peau et les introduire dans le système sanguin. Avec le temps, les cellules du cœur seront remplacées avec ces nouvelles cellules et le résultat sera un “ jeune ” cœur régénéré avec votre propre ADN. »

·               Créer des robots aussi microscopiques que des cellules. Grâce à cette technologie, on pourrait par exemple cibler les cellules cancéreuses et leur transmettre l’information de s’autodétruire.

·               Créer des ordinateurs capables de penser, de contextualiser et de comprendre. Déjà, un ordinateur a battu Vladimir Kramnik, champion du monde d’échec, tandis qu’un autre a battu deux champions du jeu télévisé Jeopardy (l’ordinateur, prénommé Watson, a depuis trouvé un travail dans un centre d’appel).

La singularité, une nouvelle religion ?

Sous la science, l’idéologie. Les prédictions de Ray Kurzweil et ses compères ont beau s’appuyer sur une technologie de plus en plus développée, le but ultime de ce courant de pensée est vieux comme le monde : l’immortalité, ou la vie « indéfinie ».

Les gènes malades sont soignés, les cellules régénérées ; l’homme pourrait facilement vivre des siècles (s’il évite de se faire renverser par un bus). Ray lui même se prépare en ingérant des centaines de petites pilules supposées le garder en vie et en bonne santé jusqu’au jour où les progrès de la science assureront sa longévité.

Yann Minh, artiste multimédia et auteur de science-fiction parle de « prophétie métaphysique » :

« On est dans une spéculation de très haut vol, presque de nature métaphysique. D’ailleurs Kurzweil ne s’en cache pas, il dit lui même que la Singularité peut être interprétée comme une nouvelle religion qui vient remplacer les anciennes religions qui ont failli. »

Jean-Michel Besnier acquiesce :

« Il y a quelque chose de profondément religieux et même mystique, qui commence par le fait de vouloir se débarrasser du hasard en devenant les auteurs des choses. Se débarrasser du hasard de la naissance pour la remplacer par la fabrication de l’humain. Se débarrasser du temps, réaliser du réversible. Se débarrasser du corps, de la souffrance, du vieillissement pour atteindre une éternité de la conscience. On veut devenir des dieux. »

« Un intérêt gigantesque » pour le secteur technologique

Marc Roux, président de l’association transhumaniste Technoprog ! est un technophile convaincu. Pourtant, il est sceptique quant aux prédictions du prophète américain.

« Je me méfie terriblement de cette propension à ressentir que ça y est, c’est le moment où on va vivre le grand changement. »

Historien de formation, il explique que le postulat de départ de Kurzweil – l’idée que les avancées technologiques se font de manière exponentielle – est bancal.

Kurzweil s’appuie sur la loi de Moore, une loi empirique sans réels fondements scientifiques, et sur une série de courbes ressortie à chaque présentation de l’américain, montrant des avancées technologiques de plus en plus rapprochées.

« Le choix de repères historiques me paraît subjectif », oppose Marc Roux, qui souligne entre autre le caractère 100% anglo-saxon des études de Kurzweil.

D’autant plus que si les avancées technologiques sont de plus en plus rapides, c’est surtout grâce à une « volonté politique et économique », explique-t-il.

« Les acteurs industriels et économiques du secteur ont vu l’intérêt gigantesque à développer la recherche et ils y ont mis le paquet, et continuent à le mettre de manière soutenue. C’est une prédiction auto-réalisatrice. »

Singularity University : financée par Google, hébergée par la Nasa

C’est peu dire que les protagonistes de la Silicon Valley mettent le paquet sur leur nouveau dada. A commencer par la Singularity University, fondée en 2009 par Kurzweil et Peter Diamandis, fondateur de la X-Prize Fundation (dont le slogan est « Rendre possible l’impossible »).

Parmi ses principaux donateurs, Google (250 000 dollars), les employés de Google (100 000 euros pour faire parti du « cercle fondateurs ») mais aussi Nokia, Autodesk, Kaufmann...

Basée sur la campus de la NASA, une formation dans cette université du futur coûte 11 700 euros pour un stage de neuf jours. L’ambiance est racontée dans un reportage du New York Times (traduit par Courrier international) :

« Une trentaine de personnes – presque uniquement des hommes – [ont participé] au dernier programme avancé du printemps, qui constitue un véritable test d’endurance mentale. Les journées commencent dès l’aube.

Les cours sont dispensés jusqu’aux alentours de 21 heures ; ensuite, on philosophe autour de verres de vin et d’assiettes de pop-corn jusqu’à minuit passé. Un ancien cuisinier de chez Google prépare des repas spéciaux – qualifiés de “prolongateurs de vie” – pour les participants. »

L’idéologie comme argument de vente

Science et religion se mêlent ainsi dans un bain de fric. En France, on guette. Pas question pour autant de remettre en cause toute la pensée transhumaniste, explique Marc Roux :

« Il est tout a fait essentiel de faire la distinction entre les concepts, les idées générales du transhumanisme et en même temps le bain néolibéral – voire ultralibéral – dans lequel cette pensée est née. Il faut faire le distinguo entre le bébé et l’eau du bain. »

Pour Jean-Michel, deux lectures possibles :

« Soit on répond qu’il y a beaucoup de cynisme de la part des technologues qui veulent nous vendre du rêve et du vent. On peut se dire que les industriels et les économistes savent ce qu’ils veulent – du profit – et qu’ils se servent de l’idéologie comme d’un argument de vente.

Ou alors c’est un peu plus subtil et au fond, tous ces technologues sont convaincus que nous aurons de plus en plus à faire avec de l’information. »

Et de rappeler que, à l’instar de la spéculation financière, le monde fonctionne de plus en plus sur des données immatérielles.

2010 : la disparition des ordinateurs selon Kurzweil

Alors, la singularité, est-ce bien sérieux ? Même loin du soleil californien, la recherche est bien en marche. Dernier exemple en date : un investissement de plus d’un milliard d’euros de la Communauté européenne pour le Human Brain Project qui a pour vocation de simuler le cerveau humain. Un projet sur lequel Google planche déjà.

De là à affirmer que 2045 sera l’année du grand changement, rien de moins sûr. Les prédictions de Kurzweil se sont parfois montrées erronées. En 2005, il prédisait la disparition des ordinateurs en 2010, « devenus si petits qu’ils seront intégrés dans nos vêtements, dans notre environnement ». Raté

 

Collé à partir de <http://www.rue89.com/2013/09/15/singularite-lideologie-silicon-valley-valait-milliards-245677>