Ils ont sondé les utilisateurs de The Pirate Bay et...

Une université suédoise vient de mettre en ligne une première série de données récoltées auprès des utilisateurs du site de torrents. Posant, une nouvelle fois, la question de l'efficacité des lois antipiratage.

Par Amaelle Guiton | publié le 13/10/2013

 

Surfers sur la plage de Leucadia, en Californie, septembre 2013. REUTERS/Mike Blake

 

 

Parmi les utilisateurs de The Pirate Bay, 68,4% des filles âgées de 25 à 29 ans vivant en Asie du Sud-Est pensent que le partage de fichiers continuera à se développer, sans que ni la loi ni le marché ne puissent le contrôler. Quant aux Canadiens mâles qui visitent le principal annuaire de torrents pour trouver des films, ils sont 13,8% à utiliser un VPN, un réseau privé virtuel permettant l'anonymisation et le chiffrement des fichiers échangés.

Ce n'est pas la pêche aux données pratiquée par une agence de renseignement qui nous l'apprend, mais une étude menée par une équipe de chercheurs suédois. Les résultats de leur premier sondage, réalisé en 2011, sont depuis quelques semaines librement accessibles et exploitables sous licence Creative Commons, sur le site The Survey Bay.

Le partage via Internet de fichiers soumis au copyright ou au droit d'auteur est, depuis vingt ans, la bête noire des industries culturelles, qui lui ont attribué successivement la crise du disque, celle du cinéma, celle de l'édition... La réponse politique va le plus souvent dans le sens du durcissement législatif. Et on demande rarement leur point de vue à ceux et celles qui téléchargent.

C'est précisément à cette tâche que s'est attelé le Cybernorms Research Group: une émanation du département de sociologie du droit de l'université de Lund, dont l'objectif, depuis 2009, est d'étudier «la relation – ou, dans bien des cas, l'écart – entre les normes légales et les normes sociales, les usages en ligne», comme l'explique l'un de ses membres, le doctorant Marcin de Kaminski.

Moins de porno que de livres

D'où la mise en place, il y a deux ans, d'un partenariat inédit avec The Pirate Bay, principale «plaque tournante» des échanges peer-to-peer, précisément née en Suède. En avril 2011, un sondage mis en ligne pendant 72 heures à partir de la page d'accueil du site – temporairement rebaptisé «The Research Bay» – a permis de récolter 75.000 contributions. En mai 2012, ce sont 120.000 personnes qui répondent au questionnaire, et la vague 2013 est aujourd'hui en préparation.

Les données accumulées ne permettent pas seulement d'obtenir les pourcentages cités en début d'article – certes exacts, mais forcément un peu anecdotiques (les passionnés de statistiques pourront s'amuser avec l'outil incorporé à The Survey Bay). On peut y constater, entre autres, que les habitudes de téléchargement sont peu ou prou les mêmes que l'on vive à Mexico, New York, Tokyo ou Stockholm.

S'amuser, aussi, de découvrir que le «TPB-addict» échange en moyenne moins de porno (17,1%) que de... livres numériques (28,2 %), notamment universitaires – du moins, c'est ce qu'il prétend. Ou se demander ce qui fait à ce point fuir les utilisatrices – 93,4 % des participants sont des hommes.

D'autres annuaires de torrents, comme BT Junkie, affichent un déséquilibre moins écrasant. Hypothèse parmi d'autres, avancée par les chercheurs: les publicités affichées sur TPB, qui ne font pas précisément dans la dentelle.

Des échanges dans et hors du réseau

Les réponses aux questions ouvertes permettent surtout de déconstruire le mythe du téléchargeur mû par la seule envie d'accumuler des gigaoctets de musique ou de séries télé sans bourse délier. Les motivations sont contextuelles, souvent sociales, parfois même très politiques, souligne Marcin de Kaminski:

«Les délais de sortie des contenus dans certains pays entrent en ligne de compte, de même que l'absence de marché légal domestique. Certains des participants semblent faire fonction de “hub”, de point central : ils vivent dans des zones où la connectivité est très limitée, et prennent les commandes d'un village, ou d'une communauté, pour les redistribuer ensuite hors ligne. D'autre part, une très forte proportion assure utiliser The Pirate Bay comme un service d'essai avant achat, et beaucoup disent aussi télécharger pour protester contre un système de copyright qu'ils estiment injuste et déséquilibré.»

L'association française La Quadrature du Net le rappelle fréquemment: les contenus culturels n'ont pas attendu le réseau pour circuler. De fait, plus de la moitié des participants au sondage du Cybernorms Research Group déclare partager également des fichiers sur des supports physiques, clés USB, CD ou DVD. De la K7 copiée ou du livre passé de la main à la main, hier, à BitTorrent aujourd'hui, puis retour aux «sneakernets», autrement dit les modes de transfert hors-ligne : la boucle est bouclée.

L'anonymat se répand

Autre enseignement de cette plongée en eaux pirates: la criminalisation du téléchargement, et la censure de The Pirate Bay dans plusieurs pays, ont pour effet manifeste de populariser les techniques d'anonymisation. En 2011, près de 16% des utilisateurs de TPB disaient avoir recours à un réseau privé virtuel, et 45,6% se déclaraient prêts à le faire. Un phénomène qui s'est accru sur la vague 2012, constate Marcin de Kaminski:

«La connaissance des techniques de contournement est de plus en plus répandue. D'après une de nos études, 40 % des jeunes Suédois qui partagent des fichiers en ligne utilisent un outil d'anonymisation : c'est un nombre très élevé. Et ce n'est pas seulement positif : le développement de ces outils les rend disponibles pour un vaste éventail d'activités criminelles – de fait, la grande délinquance devient de plus en plus difficile à combattre, à cause du durcissement des législations antipiratage. Ce n'est pas un équilibre très sain entre la loi, la société et la technologie. »

En tout état de cause, la tendance n'est pas près de s'inverser. Pour son dixième anniversaire, le 12 août dernier, The Pirate Bay s'est même payé le luxe de proposer un son propre logiciel de navigation anticensure, le PirateBrowser, qui utilise le réseau d'anonymisation Tor et a déjà été téléchargé plus de 500.000 fois.

Le débat sur l'efficacité de la logique répressive n'est pas neuf, et nombre d'acteurs plaident depuis longtemps pour un meilleur développement de l'offre légale, voire – sans grand succès jusque là – pour la légalisation des échanges non marchands. Les travaux des chercheurs suédois au cœur d'une communauté d'utilisateurs soulignent, à tout le moins, que le décalage grandissant entre les usages et les lois peut avoir des effets au-delà du champ de la consommation culturelle – ce qu'on peut appeler, prosaïquement, se tirer une balle dans le pied. «Les processus de décision politique doivent être bien informés, et notre travail va dans ce sens», conclut Marcin de Kaminski. De là à ce que les conséquences en soient tirées, c'est une autre histoire.

Amaelle Guiton

Dossiers : The Pirate Bay, téléchargement, p2p, torrents, tor, VOD, anonymisation, USB, CD, DVD

 

Collé à partir de <http://www.slate.fr/economie/78634/utilisateurs-pirate-bay>