Aux sources du mai 68 numérique : le grille-pain fasciste ?
mercredi 4 décembre 2013, par Pierre Mounier
« Notre mai 68 numérique est devenu un grille-pain fasciste ». S’il est un talent qu’il faut reconnaître à Titiou Lecoq, journaliste indépendante et animatrice du blog décapant Girls and Geeks, c’est bien d’avoir l’art de la formule.
Car le titre de la tribune qu’elle a fait paraître le week-end dernier sur le site du magazine Slate résume en quelques mots un sentiment de désillusion croissante, partagé par ceux qui s’intéressent au développement d’Internet. Pour un certain nombre d’entre eux, ce développement s’est accompagné historiquement d’une visée émancipatrice porteuse des valeurs de liberté, d’autonomie individuelle, de liberté d’expression. Il n’est pas difficile à Titiou Lecoq de démontrer en quelques paragraphes à quel point le mirage libertaire s’est aujourd’hui dissipé pour laisser la place à une réalité à la fois mercantile et répressive : le rêve de circulation distribuée de l’information par les réseaux de pair à pair est démenti par la domination des plateformes centralisées de distribution de contenus cadenassés ; la multiplicité des parcours transversaux que permet le lien hypertexte a été réduite par la domination croissante des plateformes de réseaux sociaux - et d’une en particulier - qui tiennent l’utilisateur enfermé dans leur toile privée ; l’ouverture d’un accès universel au savoir a été détourné par les moteurs de recherche - un en particulier - qui isolent chaque utilisateur au sein d’une « bulle de filtrage » solipsiste.
Etats, Marchand et Netizens
En 2002, j’avais représenté dans Les Maîtres du Réseau le cyberespace comme une sorte de frontière indéterminée que trois catégories d’acteurs cherchent à coloniser en y imposant leur propre logique : les Etats, les marchands et les netizens. Observateur des batailles qui ont émaillé depuis lors cette histoire politique du cyberespace, je n’ai pu que constater les défaites successives subies par ces derniers. Le « mai 68 » des netizens, s’est effectivement transformé en grille-pain fasciste des marchands et des Etats. Nous nous sommes embarqués avec Mygale et la NSF, nous finissons le voyage avec les GAFA et la NSA. Et le texte de Titiou Lecoq est le symptôme d’une prise de conscience progressive qui prend l’allure d’une gueule de bois monumentale. Comme Neo, nous sommes peut-être arrivés au point de sortie de la matrice, et nous frottons les yeux en découvrant autour de nous une réalité hideuse qui ne ressemble en rien à ce que nous avons rêvé.
Le premier réflexe consisterait à attribuer la responsabilité d’un tel fiasco à d’autres que nous, en particulier à une classe politique qui n’a d’ailleurs aujourd’hui pas d’autre fonction que d’être le bouc émissaire de nos faiblesses collectives. Ce serait une erreur nous avertit à juste titre Titiou Lecoq. Car c’est bien nous qui, par servitude volontaire, par facilité et par lâcheté avons abandonné notre bien commun, le réseau, aux appétits de ceux qui veulent en tirer profit et en faire un gigantesque outil de surveillance et de contrôle.
S’il s’en tenait à ce triste constat, le papier de la journaliste serait déjà en soi suffisamment intéressant. Mais voilà. Dans un ultime paragraphe, son auteure veut nous donner espoir : « Heureusement, écrit-elle, les hackers ont enfin compris qu’ils devaient parler aux internautes lambdas et essayer de créer des solutions techniques utilisables par le plus grand nombre… ». De tout le texte que l’on vient de paraphraser, c’est sans doute ce passage qui est le plus fascinant parce qu’il révèle involontairement une des principales raisons pour lesquelles les netizens ont perdu tous leurs combats politiques depuis presque vingt ans : c’est précisément pour avoir cru que les hackers constituaient une alternative politique viable et suffisante. Cela fait plusieurs années pourtant qu’un Cory Doctorow nous a averti que « les geeks ont un problème avec la politique », ne serait-ce que par le déterminisme technologique qui structure leur conception du social : en pensant en particulier que tout point de blocage, tout élément de conflit politique est toujours contournable par un dispositif technique, ils anéantissent par avance toute chance de mobilisation susceptible de faire changer les choses.
Hackers, au coeur de la résistance numérique
Pour ma part j’ai été souvent sidéré d’entendre certains expliquer savamment que Google et Facebook allaient s’effondrer demain car la structuration de leur entreprise était en contradiction avec la nature essentiellement distribuée du réseau. Et d’ailleurs, il est fort probable que la coloration politique que l’on attribue souvent aux milieux hackers soit en réalité une illusion d’optique, faisait récemment remarquer Sabine Blanc, excellente connaisseuse de ce milieu dans un billet malicieusement intitulé : « le politique, le fardeau du white hacker ». Car c’est peut-être d’abord la dimension ludique du hack qui motive une grande partie de ses adeptes. Alors oui, on comprend bien comment le hack est une forme de résistance tactique, et rusée, à l’hétéronomie qui se déploie au sein de systèmes informatiques. Et de ce point de vue, il est chargé de valeur politique, comme le montre bien Amaëlle Guitton dans sa récente enquête sur cette communauté. Mais la grande illusion consiste à croire que ce qui relève de la résistance à l’intérieur d’un cadre défini est susceptible de s’élever au rang d’alternative politique et de servir de contre-modèle. Le hacker est une sorte de super-héros : admirable et exceptionnel, il intervient à la marge d’un système qu’il ne changera jamais ; et d’abord parce qu’il en est le plus pur produit.
Et si le grille-pain fasciste était à l’origine même du mai 68 numérique ? Cette hypothèse qui reste tapie dans l’ombre de notre inconscient politique, il nous faudra pourtant l’envisager tôt ou tard si nous voulons cesser de perdre nos batailles. Car l’histoire du développement des ces technologies, de la cybernétique à Facebook, est marquée par une ambigüité politique que l’on peut retrouver à chacun de ses moments décisifs, comme l’a bien montré Fred Turner dans son exploration des Sources de l’utopie numérique. Il n’y aurait rien de plus illusoire, si on lit bien Turner, que de croire que les dernières évolutions des usages de ces technologies relèvent d’une trahison tardive des idéaux originels. Le ver est dans la pomme, sans doute dès le départ ,et ce n’est qu’au prix d’un retour réflexif sur cette histoire que nous l’y débusquerons.
Questions sur la méritocratie
Pour cela, il faut élargir la perspective : un article comme celui qui vient de paraître dans La Nouvelle Revue du Travail, nous y aide en mettant en évidence les insuffisances d’un autre pilier du « mai 68 numérique », le logiciel libre : il montre comment la diffusion du logiciel libre dans le secteur de l’industrie informatique est concomitante avec la financiarisation de ce secteur : elle signifie un affaiblissement du modèle traditionnel de la relation salariée au profit d’une exacerbation de la concurrence entre développeurs et passe par une surveillance panoptique du code. Cet article est judicieusement intitulé « Le logiciel libre : un dispositif méritocratique ? » Car c’est bien la notion de méritocratie que l’on retrouve au coeur de cette communauté comme de celle des hackers. Quelques années auparavant, le sociologue Nicolas Auray avait utilisé le concept de« puritanisme civique » proche de cette notion pour décrire les valeurs structurant la communauté de développement de la distribution Linux Debian. Or, le propre de la méritocratie est d’ignorer toute logique sociale au profit d’un raisonnement individualiste abstrait.
L’école française, pour prendre un exemple dans un tout autre domaine, repose sur un dispositif méritocratique. Formellement et à l’échelle de l’individu, elle permet à chacun, quelles que soient ses caractéristiques de départ, de s’élever au-dessus de sa condition par son seul mérite scolaire. Les études montrent qu’en réalité, il s’agit d’une des écoles les plus inégalitaires des pays de l’OCDE, où les déterminations sociales jouent le rôle le plus important dans les trajectoires scolaires des élèves, comme les fameux tests Pisa viennent le rappeler année après année. Formellement et à l’échelle de l’individu, le code source ouvert du logiciel libre, les pratiques des hackers, la structure distribuée d’Internet doivent permettre à chacun, pour peu qu’il le veuille, de conquérir sa propre autonomie et de prendre une place sur le réseau et dans les communautés de pratique proportionnelle à son investissement et son degré de maîtrise technique. Dans la réalité, nous sommes majoritairement réduits au rang de consommateurs de services informatiques, devenus dépendants de boîtes noires, sous licence libre ou non, qui nous contrôlent plutôt que nous les contrôlons. Dans les deux cas, c’est une ignorance des logiques sociales qui conduit à un résultat pratique inverse du principe théorique affiché.
C’est bien en ignorant les logiques sociales réelles que le mai 68 numérique se transforme en grille-pain fasciste et il ne faut pas attendre des hackers qu’ils viennent nous en sauver. Les hackers nous éblouiront toujours par les « exploits » qu’il continueront d’effectuer au firmament de la matrice. Ils susciteront notre admiration et alimenteront notre sentiment de culpabilité de ne pas être aussi libres qu’eux. Ils recevrons notre reconnaissance pour nous avoir aidé à neutraliser tel ou tel vilain dans les ruelles sombres de notre Gotham numérique. Mais si nous voulons inverser le cours de cette histoire qui prend des allures de cauchemar technologique, c’est nous seulement qui le pouvons, et seulement en recourant à des méthodes éprouvées par tous les peuples du monde depuis des millénaires : la pensée critique et la mobilisation politique.
Collé à partir de <http://www.homo-numericus.net/article313.html>