Plus personne n’entre dans le domaine public aux USA Tout est figé jusqu’en 2019 !

samedi 4 janvier 2014, par aKa

 

Joies de la non harmonisation des législations internationales, 1984 d’Orwell est depuis 2001 dans le domaine public au Canada mais pas en Europe où nous devrons attendre l’an 2020. Quant aux USA, l’oeuvre aurait dû y entrer en 2006 mais la nouvelle loi de 1978 est venue tout modifier et il faudra patienter jusqu’en… 2044 ! [1]

Pire encore pour nos amis Américains, cette loi étant rétroactive, rien n’est entré dans le domaine public en ce 1er janvier 2014, normalement jour de fête, comme l’illustre en France l’original calendrier de l’Avent. Tout est paralysé jusqu’en… 2019 ! Et comme la juridiction est complexe et oblige à prendre sa loupe au cas par cas, c’est-à-dire œuvre par œuvre, on n’a plus vraiment de garantie sur tout ce qui a été créé après… 1923 !

Toute culture prenant ses sources dans le passé, on imagine sans peine les dégâts occasionnés, d’autant qu’en matière de copyright international ce sont souvent les USA qui donnent le ton et influencent les lois des autres pays.

Pour en savoir plus, nous vous proposons ci-dessous la traduction d’un article du Centre d’étude sur le domaine public de la Duke Law School (Caroline du Nord) à qui nous devons également cette fort instructive bande dessinée.

Remarque : le terme « copyright » a été conservé et préféré à « droit d’auteur », car ils n’ont pas tout à fait la même définition et ne recouvrent pas exactement les mêmes champs.

Journée du domaine public : 1er janvier 2014 — La Route qui n’a pas été prise

Duke Law School - 1er janvier 2014 - Creative Commons By-SA

(Traduction : aKa, sinma, Ulan, Amok, eve, Llu, Olivier, Asta, Garburst, Fchaix + anonymes)

La journée du domaine public a lieu le 1er janvier tous les ans.

Si vous vivez au Canada, le 1er janvier 2014 devrait être le jour où les écrits de Robert Frost, W.E.B Du Bois, C.S. Lewis, Sylvia Plath, et même Aldous Huxley entrent dans le domaine public. « Ô Le meilleur des mondes, qui a tant de trésors en son sein ! »

En Europe, les œuvres de Fats Waller, Nikola Tesla, Sergei Rachmaninoff, Elinor Glyn, et des centaines d’autres vont s’élever dans le domaine public [2] où elles seront librement accessibles à n’importe qui pour les jouer, les traduire et les republier.

Tous ces travaux du domaine public peuvent être librement numérisés et archivés, de façon à ce que n’importe qui puisse les trouver et les utiliser. Les Canadiens peuvent mettre en scène leurs propres Monde de Narnia, et les Européens étudier l’autobiographie de Tesla ou les partitions de Rachmaninoff, sans demander la permission ou enfreindre la loi.

Chaque premier jour de chaque nouvelle année, le « Jour du Domaine Public » célèbre l’expiration des copyrights. Les films, photos, livres et symphonies, dont le copyright arrive à son terme, deviennent, pour citer le juriste Louis Brandeis, « libres comme l’air d’utilisation ». La fin du copyright sur ces œuvres signifie qu’elles entrent dans le domaine public, ayant accompli leur « copyright bargain » [NdT, « marchandage du copyright », compromis entre le droit à rémunération de l’auteur et le droit du public à accéder à l’œuvre].

Le copyright donne aux créateurs — auteurs, musiciens, cinéastes, photographes, etc. — des privilèges d’exploitation exclusifs sur leurs œuvres, pour une durée limitée. Cela encourage les créateurs à créer, et les éditeurs à distribuer — ce qui est une très bonne chose. Mais lorsque le copyright se termine, l’œuvre entre dans le domaine public — pour rejoindre les pièces de Shakespeare, la musique de Mozart ou les écrits de Dickens — autrement dit la matière première de notre culture collective. C’est le deuxième aspect du « copyright bargain » et c’est aussi une très bonne chose. La période limitée des droits exclusifs s’achève et l’œuvre entre dans le royaume de la culture libre. Les prix s’écroulent, de nouvelles éditions voient le jour, des chansons peuvent être chantées, des symphonies composées, des films projetés. Et surtout les gens peuvent légalement construire sur ce qui a déjà été fait.

Quelles œuvres entrent dans le domaine public aux États-Unis ? Pas un seul travail publié. Encore une fois, nous n’allons rien avoir à célébrer ce 1er janvier car aucun travail publié n’entre dans le domaine public cette année ! Ni même l’année prochaine !

En fait, aux États-Unis, aucune publication ne va entrer dans le domaine public avant 2019 [3]. Quand la première loi sur le copyright a été écrite aux États-Unis, le copyright s’arrêtait 14 ans après la publication de l’œuvre, renouvelable si l’auteur le souhaitait [NdT, voir Copyright Act of 1790 et Histoire du droit d’auteur]. Jefferson ou Madison pouvaient regarder les livres écrits par leurs contemporains et attendre en toute confiance de les voir entrer dans le domaine public une ou deux décennies plus tard.

Et qu’en est-il aujourd’hui ? Aux États-Unis, comme dans une bonne partie du reste du monde, le copyright s’étend pendant tout le vivant de l’auteur, plus 70 autres années. En toute logique, et comme en Europe, le travail d’auteurs morts en 1943 devrait donc être librement accessible le 1er janvier 2014. Et pourtant, à cause de la nouvelle loi américaine dite Copyright Act de 1976 (effective en 1978), aucun de ces travaux ne va entrer dans le domaine public avant 2019. Pire encore, comme cette loi est rétroactive, les travaux publiés en 1957 qui devaient eux aussi, avant cette loi, entrer dans le domaine public n’y entreront pas avant 2053 ! En plus d’en allonger sa durée, le Congrès a aussi changé la loi pour que chaque œuvre soit automatiquement copyrightée, même si l’auteur ne fait rien [NdT, ce qui n’était pas le cas auparavant où l’auteur devait faire démarche volontaire].

Qu’est-ce que cela signifie pour nous, citoyens Américains ? Comme vous pouvez le lire dans notre analyse ci-dessous, ils imposent des coûts non-négligeables (et dans de nombreux cas inutiles) pour la créativité, l’éducation, les bibliothèques, les archives, etc. Plus généralement, ils imposent des coûts sur notre culture collective. Nous n’avons que peu de raisons de célébrer la journée du domaine public car notre domaine public a été rétréci au lieu d’être élargi.

Ce qui aurait dû se passer

Cela ne devait pas nécessairement se passer comme ça. Comme vous pouvez le lire dans cet autre analyse, si nous avions eu aujourd’hui les lois qui étaient encore en vigueur en 1978, des milliers de travaux depuis 1957 seraient entrés dans le domaine public. Par exemple des œuvres aussi illustres que Sur la route de Kerouac ou Fin de partie de Beckett, des films comme Le Pont de la rivière Kwai ou Douze hommes en colère et des chansons telles que All Shook Up de Presley ou la bande-originale de West Side Story de Bernstein. D’autres œuvres sont disponibles ici.

En fait, comme le copyright fonctionnait avant en périodes de 28 ans renouvelables, et que 85% des auteurs ne le renouvelaient pas, 85% des travaux de 1985 seraient en train de rentrer dans le domaine public. Imaginez ce que les bibliothèques — ou simplement des amateurs — pourraient faire : numériser ces œuvres, les rendre disponibles pour l’éducation et la recherche ou tout simplement pour le plaisir de la culture.

Pour les travaux qui sont toujours disponibles sur le marché, leur non entrée dans le domaine public coûte aux citoyens et limite la réutilisation créative. Mais au moins ces œuvres sont disponibles. Malheureusement, une vaste partie de notre héritage culturel, probablement la majorité de la création culturelle de ces 80 dernières années, est constituée par des œuvres orphelines. Ce sont des travaux qui n’ont pas d’ayants droit identifiables. Bien que personne ne bénéficie plus du copyright, ces œuvres ne sont pas disponibles et il est considéré comme illégal de les copier, les distribuer, ou d’en faire une représentation publique.

Et ce qui peut être fait pour régler cela

Est-ce que cela veut dire que le copyright est mauvais en soi ? Non, bien sûr. Le copyright a un rôle important dans la création et la distribution de travaux artistiques. Les principes de base de notre système de droit intellectuel sont solides.

Cependant, selon des études comme celle de la récente commission Hargreaves commandée par le gouvernement Britannique, une comparaison de la disponibilité des travaux protégés par le copyright et ceux dans le domaine public suggèrent que la durée prolongée du copyright impose un coût qui dépasse largement son intérêt économique (autres articles ici et ici).

Des économistes ont modélisé la durée optimale de copyright pour affirmer qu’elle devrait être bien plus courte que sa durée actuelle. Certains ont suggéré que cette durée devrait être de 15 ans et que s’il doit y avoir des extensions de cette durée, ces mesures ne devraient pas être rétroactives [NdT, c’est d’ailleurs la durée initiale prévue pour le brevet d’invention, la protection spécifique des créations industrielles].

Que peut-on faire alors ? La première étape serait évidemment une réforme de la loi pour un plus grand accès aux œuvres orphelines. Le US Copyright Office a redoublé d’efforts pour trouver un solution face à ce problème. Les auteurs peuvent également choisir de placer leurs travaux sous une licence plus généreuse qu’un simple copyright classique, comme les licences Creative Commons (pour des œuvres telles que des livres, musiques, films, etc.) ou les licences libres pour les logiciels. Ces licences font directement entrer l’œuvre dans les biens communs que tous peuvent partager librement. La clé fondamentale reste cependant l’éducation du public sur l’équilibre délicat entre la propriété intellectuelle et le domaine public. C’est le but de notre Centre.

Vous pouvez en apprendre plus à propos du domaine public en lisant notre FAQ, ainsi que les ouvrages sur ce sujet, tel que l’article Recognizing the Public Domain [NdT, Reconnaître le domaine public] de David Lange (1981) et le livre The Public Domain : Enclosing the Commons of the Mind [NdT : Le domaine public : encloser les biens communs de l’esprit] de James Boyle (Yale University Press, 2008). Bien entendu, vous pouvez consulter ce livre en ligne gratuitement, et vous êtes libre de le copier et le redistribuer pour une utilisation non-commerciale. Vous pouvez également parcourir cet article du Huffington Post.

Voir en ligne : Public Domain Day : January 1, 2014 — The Road NOT Taken

Notes

[1] Source : Wikipédia anglophone

[2] La durée du copyright au Canada correspond aux 50 ans après la mort de l’auteur, donc les travaux des auteurs qui sont morts en 1963 sont entrés dans le domaine public le 1er janvier 2014 (soit le début de l’année après l’expiration du copyright). L’Union Européenne impose quant à elle une durée de 70 ans après la mort de l’auteur, ce qui veut dire que les œuvres des auteurs décédés en 1943 sont entrés dans le domaine public en 2014. Dans les faits, il est souvent très compliqué de déterminer si une œuvre spécifique est dans le domaine public. La liste des œuvres dans le domaine public en Europe à laquelle nous faisons référence se base sur l’hypothèse que l’auteur nommé est le propriétaire du copyright, et que la durée du copyright est de la fin de la vie de l’auteur plus 70 ans.

[3] Aucune des œuvres publiées aux États-Unis n’entrera dans le domaine public avant 2019. Cependant, un sous-ensemble d’œuvres — celles non publiées qui ont été créées par des auteurs décédés en 1943 et qui n’ont pas été enregistrées auprès du Copyright Office avant 1978 — va entrer dans le domaine public cette année. Mais, parce que ces œuvres n’ont jamais été publiées, les utilisateurs potentiels sont beaucoup moins susceptibles de les rencontrer. En outre, il n’est pas toujours évident de déterminer si les travaux ont été ou non « publiés » à des fins de copyright. Ce sont bien des millions d’ouvrages publiés qui ne seront pas dans le domaine public cette année.

 

Collé à partir de <http://romainelubrique.org/pas-de-domaine-public-aux-usa>