Tribune 16/02/2014 à 10h43

« Eddy Bellegueule » : suis-je le seul à être choqué ?

Thibaut Willems | Libraire

 

Si je me suis mis à lire « En finir avec Eddy Bellegueule », ce n’est pas suite à l’un des nombreux articles de presse lui étant consacrés, ni en écoutant France Culture, mais ce n’est pas non plus complètement par hasard.

Libraire, j’avais appris sa parution quelques mois auparavant et le fil du récit m’avait déjà interpellé. Le titre me rendait le livre prometteur, je l’attendais donc avec une relative envie.

La biographie de l’auteur n’est pas banale, parti d’une famille pauvre de la campagne picarde, il s’est retrouvé à vingt ans à peine à l’école normale supérieure, à organiser des colloques avec et sur certains grands pontes de la littérature et de la sociologie (l’un de mes amis avait d’ailleurs assisté à l’un d’entre eux).

Un manque de recul incroyable

Dès le début, son ton m’a déplu, mais j’ai continué la lecture, très vite en espérant y trouver des éléments qui contrebalanceraient la violence que j’estimais m’être envoyée sans aucune perspective au visage.

Si certaines parties du roman m’ont semblé puissantes, d’autres intéressantes, dans l’ensemble je n’arrivais pas à croire qu’un disciple de Pierre Bourdieu et de Didier Eribon pût écrire comme il le faisait, avec si peu de recul.

Très rapidement, j’ai terminé le livre – qui se lit vite et bien – ce doit être d’ailleurs un des éléments qui en font le succès. Puis, déçu, irrité même, je suis passé sans grand mal à autre chose.

Nombre de lectures me plongent dans des désarrois bien plus profonds à longueur d’année et je ne voyais pas à ce moment là pourquoi je m’offusquerais plus de celle-ci que d’autres, d’autant qu’à certains égards, le livre était probant.

J’aurais pu rester tout à fait hermétique à l’importante présence médiatique d’ Edouard Louis. Seulement voilà, une vidéo a attiré mon attention : celle de son passage dans l’émission « La Grande librairie », où il présentait son livre.

« Mon livre excuse tout »

Je me suis alors dit, son écriture ne laissant peu de doutes sur sa finesse d’esprit, qu’il pouvait être intéressant d’entendre comment lui-même justifiait sa démarche. C’est à cette occasion qu’il a prononcé cette phrase, répétée à peine variée plus tard dans d’autres occasions :

« Mon livre excuse tout, mon livre aurait pu s’appeler “ Les Excuses sociologiques ”, et je déresponsabilise tout le monde. »

A ce moment mon irritation a viré à l’indignation, tout en se teintant d’une profonde perplexité. Celle-ci fût notamment renforcée par le fait que malgré la grande variété de choix, il a été impossible ou quasiment impossible de trouver une critique nuancée dans les médias.

Cela ? aujourd’hui encore ? je ne me l’explique que très mal, d’autant que, c’est l’avantage de mon métier, j’ai pu en discuter avec nombre de mes clients qui partageaient clairement mes griefs et parfois plus encore.

Je précise déjà que la véracité des faits ne m’intéresse pas, il est inscrit « roman » sur la couverture, et savoir ce qui est vrai ou pas n’est pas mon objet, même si certains personnes autour de moi y ont vu une terrible violation d’intimité, Edouard Louis assumant clairement le caractère autobiographique du livre.

J’ajoute que je prends pourtant comme véritable, ou disons plausible, tout le contenu du livre ; j’entends par là que je ne conteste aucunement les violences et les brutalités de toutes sortes qui y sont énoncées, et je compatis sincèrement avec l’auteur si comme il l’affirme, un éditeur lui aurait répondu que personne ne pouvait croire à un tel récit, ce qui en dit long…

De la « sociologie » qui humilie

Ce qui m’a d’abord beaucoup déplu c’est l’absence de mise en perspective, même légère, même détournée, des faits relatés. Ce qui m’a ensuite indigné ce sont les propos de l’auteur lui-même, prétendant faire de la sociologie pour se légitimer dans un livre qui en manque gravement, avec comme cerise sur le gâteau le fait qu’il prétende déresponsabiliser à l’endroit même où il humilie.

Parler d’une classe implique d’insérer des subtilités dans son propos, la contrainte étant bien sûr démultipliée lorsqu’il s’agit de personnes qui ne sont quasiment jamais regardées, écoutées, ni même vaguement considérées autrement qu’avec distance et mépris.

J’ajoute également, car je vois venir la réplique évidente, que je ne tiens pas à garder vierge de toute souillure l’image que je porterais en moi d’un prolétariat pur et frondeur, tel le désespéré Winston de 1984. Au contraire, le quotidien que décrit Edouard Louis ne m’est pas du tout étranger, et à vrai dire il y a là, peut-être, un élément d’explication à ma réception de son livre.

A l’inverse de beaucoup je n’y ai donc pas appris grand chose et ne pouvais pas succomber aux charmes exotiques de ce voyage au cœur d’un Lumpen prolétariat survivant dans le grand Nord et pataugeant dans la violence.

« Dès qu’on parle de cette classe », dit Edouard Louis, « on est accusé de prolophobie, alors qu’il faut dire la vérité pour changer les choses ».

Les questions, si je puis me permettre, seraient plutôt que dit-on d’elle ? Quelle vérité ? Et de manière corollaire, comment la dit-on ? Est-ce qu’aligner les faits, désagréables ou pas, suffit à énoncer une vérité ?

« Il faut montrer l’invisible », rajoute-t-il ailleurs, et il est sûr que, dit de cette manière, cela ne mange pas de pain, mais encore une fois, de quel invisible parle-t-on ? Pourquoi et comment le montrer ? Toutes ces questions auxquelles, à ma connaissance, Edouard Louis ne donne que des réponses vagues, au mieux.

Combien de fois le mot « classe » ?

Il est effectivement essentiel de donner à voir une violence que de larges pans de la société ignorent, simplement il est du devoir du romancier, du sociologue, ou de toute personne qui se confronterait à cette tâche – avec la volonté et surtout les moyens de l’accomplir – de poser les jalons d’une réflexion, et ce afin de ne pas tomber dans le « choc » stérile, ni « le coup de poing » dans le vent.

Qu’est-ce qui dans ce livre suggère la violence que ces personnes subissent au quotidien, et qui, peut-être peut-on en faire l’hypothèse, pourrait expliquer en partie la leur ? Combien de fois trouve-t-on le mot pouvoir ? Combien de fois peut-on y lire celui de classe ? Peut être deux ou trois fois dans les deux cas.

C’est vrai il y a bien le travail harassant de l’usine qui détruit le dos du père, le manque total de débouchés pointé à plusieurs reprises, tellement intégré qu’il ne semble pas y avoir de vie en dehors du village pour ses habitants.

Et puis il y a ce moment où son cousin se retrouve face au procureur et où Edouard Louis enfin parle de la violence de classe qui se manifeste par le langage utilisé au tribunal, ce même langage qui avait exclu ce membre de sa famille du système scolaire avant de l’amener de fil en aiguille devant les juges.

Je me rappelle m’être dit à ce moment-là de la lecture (page 140 sur 220) :

« Ah enfin, le ton va changer ! »

Malheureusement je n’ai rien pu retrouver de similaire jusqu’à la fin du livre.

Un massacre symbolique des siens

Ce qui nous est donné à lire tourne beaucoup autour de la violence, une violence verbale, symbolique, et souvent physique, bien plus qu’on ne pourrait le croire.

L’homophobie est centrale, le racisme suit de près, et de manière générale vivre dans ce milieu tel qu’il est décrit – tel qu’il est en fait ,car comme je le disais plus haut je n’ai pas de doute sur la véracité de ce qui est énoncé – cela signifie vivre dans un cadre extrêmement normatif dont il ne fait pas bon sortir.

Le virilisme a une place majeure, et le livre montre d’ailleurs bien comment ce système de valeur ne cesse d’écraser les femmes. Tout est bien sûr concentré sur le rapport très douloureux qu’Eddy entretient avec son milieu de naissance. Il est un enfant qui malgré tous ses efforts ne peut rentrer dans le moule viril que son statut de garçon lui impose, et qui donc le paiera pas toutes sortes d’humiliations, de souffrances, et de meurtrissures.

Je ne doute pas pas que le livre puisse d’ailleurs être inspirant pour des personnes prisonnières comme le fût Eddy, et qu’il pourra aider certains à trouver la force pour la révolte ou la fuite, j’espère néanmoins qu’elles ne finiront pas par salir leurs proches comme le fait Edouard Louis.

Car si haïr peut être une chose légitime quand on a souffert, humilier sur la place publique des personnes qui n’ont aucun moyen de se défendre relève pour moi du massacre symbolique, car aujourd’hui ses parents comme tout son milieu d’origine sont prisonniers du jugement d’autrui.

Du mépris pour les « canapés poisseux »

Si je parle d’humiliation ici, c’est parce qu’une réception subtile des personnages est quasiment impossible. Quelques passages, c’est vrai, leur donnent un semblant d’épaisseur, mais cela pèse trop peu pour bouleverser l’équilibre des représentations majoritairement en vigueur.

C’est aussi parce que nous est répété jusqu’à la nausée, outre la violence, le manque d’hygiène, l’alcoolisme, la bêtise, à savoir, entre de très nombreux exemples :

·                                      les soirées Ricard devant la télévision ;

·                                      les excréments de chien avec lesquels certains vivent ;

·                                      les pots de lessive recyclés en carafe ;

·                                      les canapés poisseux, comme celui sur lequel son père est né.

Tout un chapelet d’immondices qui, par le sentiment d’horreur suscité, annihile mille fois le peu de densité gagné par quelques-uns au détour d’une scène.

Beaucoup plus profond sont le dégoût, le mépris, au mieux la pitié suscités. Le ton employé par Edouard Louis ne peut pas provoquer en nous l’empathie nécessaire à toute révolte, contrairement d’ailleurs à ce qu’il feint de croire.

La langue des son entourage en italique

La présence de deux registres de parole dans la narration est probablement à cet égard la plus grande productrice de distance entre le lecteur et le personnage, en même temps qu’elle est la preuve de la volonté d’humiliation de ceux-ci par l’auteur.

En effet il distingue sa langue d’aujourd’hui, raffinée, à laquelle l’immense majorité des lecteurs s’identifie, ne serait-ce que parce qu’elle est celle du « je », et puis la langue de son entourage, retranscrite en italique, mise à distance, aussi dure que bourrée de fautes de syntaxe.

Les premiers intéressés – dont la parole je le rappelle, est tellement dévaluée qu’eux mêmes en ont intériorisé le peu de valeur supposée – n’oseraient jamais parler de la sorte à une audience qui dépasserait les cadres de la communauté.

Cette retranscription donc, surtout dans cette mise en scène binaire, ne peut être vécue par eux que comme une insulte, ce qu’elle est, d’autant plus que l’auteur ose se plaindre à un moment d’éprouver parfois des difficultés pour retranscrire ce langage dans lequel il baignait plus jeune.

Ce prolétariat sage et beau

Je trouve juste de se battre contre les images idylliques que certaines personnes entretiennent, ce prolétariat sage et beau qui attendrait tapi chez lui le rapport de forces opportun pour suivre voire lancer la révolution.

En cela affronter la réalité est une nécessité, dans laquelle justement le « Retour à Reims » écrit par Didier Eribon, mentor d’Edouard Louis à qui l’ouvrage est dédié, me semble s’inscrire, mais comment pourrait-on mettre sur le même registre « En finir avec Eddy Bellegueule » ?

Si son livre est sociologique, et que l’on admet que cette discipline est éminemment politique, quelle peut être l’efficacité, politique justement, d’un tel ouvrage ? D’une telle humiliation ? Au mieux il me semble que cela ne peut que susciter une condescendante charité, et encore peut être, pour quelques uns.

Assurément en tout cas la distance réelle et symbolique qu’il y a entre les personnes décrites et la majorité des lecteurs d’Edouard Louis ne fera que grandir, contrairement à ce qu’il prétend pour se justifier, sentant intelligemment l’attaque que l’on pourrait lui faire.

« Ma mère n’aurait pas dû mal le prendre »

Au cours de son interview à la grande librairie, le journaliste s’est enquis de savoir comment ses parents avaient réagi à la lecture du livre, ce à quoi il a répondu, après avoir précisé qu’il n’avait plus de contacts avec son père depuis longtemps, que sa mère l’avait apparemment mal pris, mais qu’elle ne devrait pas.

On trouvera dans cet article du Courrier Picard un peu plus d’éléments de réponse. Mais j’aimerais quand même revenir sur le « elle ne devrait pas », corollaire au sournois « ce livre est une déclaration d’amour pour maman, que personne ne comprendra », envoyé apparemment par texto à sa sœur.

Sa mère pouvait-elle vraiment bien prendre un livre où son fils raconte à des dizaines de milliers de lecteurs, entre autres menus détails, qu’elle mettait du parfum dégueulasse, qu’elle simulait l’orgasme avec son mari pour le faire venir plus vite, ou qu’elle allait aux toilettes la porte ouverte ? Cela, je le rappelle, n’étant contrebalancé par aucune déclaration valorisante à son égard.

De l’argent et une notoriété sales

« C’est de l’argent sale », dit d’ailleurs sa mère dans la même interview au Courrier Picard.

Je trouve qu’elle a raison, mais j’ajoute même et ce surtout face au concert de louanges qui lui a été offert, que c’est une notoriété sale qui entoure Edouard Louis aujourd’hui, parce que pour elle, des invisibles – que le livre n’a aidé en rien et qu’il a même insulté – ont servi de marchepied.

Un mal a été fait qui je trouve est regrettable à bien des égards. Pourtant Edouard Louis pourrait être un bon écrivain, il a probablement le talent pour ça, à condition d’ajouter un élément plus rare qui va de pair avec la rigueur, l’honnêteté intellectuelle, parce que, franchement, de quelles « excuses sociologiques » parle-t-on ?

 

Collé à partir de <http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2014/02/16/eddy-bellegueule-suis-seul-a-etre-choque-249946?imprimer=1>