Ellen Page, c’est moche de crever d’envie face à ton coming out

Monsieur Samovar | Prof de collège

Tribune

Chère Ellen, tu permets que je t’appelle Ellen ? Après tout, j’ai passé un certain temps à insulter ton avatar virtuel, je suppose que ça remplace les présentations et les politesses. Tu sais Ellen, je crois que je suis jaloux de toi. Pas parce que tu es une actrice hollywoodienne, pas parce que tu as joué dans « Juno » ou que tu es mignonne. Si je suis jaloux, c’est à cause de ton coming out d’il y a quelques jours.

C’est moche, hein ? De crever d’envie devant un discours comme le tien, sobre, poli et juste. Bien incarné, et qui pose, face à des extrémismes de plus en plus durs, des mots simples et lucides.

Tu n’as pas étalé ta vie privée, tu as réglé un compte avec elle, en apportant ta pierre au débat public. C’était tout ça, ta prise de parole, Ellen, c’était très beau. Et en l’entendant, j’ai tremblé.

Parce que, Ellen, je suis l’autre visage.

« La fois où j’étais à Londres » : mensonge

Je suis prof, je passe mon temps à l’écrire. Tu es comédienne. Ça peut être ta place de dévoiler certains aspects de ta vie privée, que ce soit par volonté de faire avancer une cause, ou tout simplement parce qu’il y a peu de tes gestes qui ne soient pas volés au coin d’une photo.

Ça n’est pas mon rôle de dévoiler des aspects de mon existence dans mon taf. Evidemment. Et surtout pas à des mômes de 14 ans. Alors pourquoi je chouine ? Tu as parlé de mentir par omission. Tu as dit que tu étais fatiguée de le faire. Tu as mis le doigt dessus.

Il y a dans tous mes cours ce que j’appelle l’angle mort, le Triangle des Bermudes si tu préfères. Celui qu’il faut éviter à tout prix. Parfois c’est simple :

« Monsieur vous êtes marié ?

Ma vie privée ne te regarde pas. »

« Vous avez des enfants monsieur ? »

Ça ne va pas ? Je vous vois toute la journée, je ne vais pas en plus ramener du travail à la maison ! »

Quelques rires, ça s’arrête là.

Pointes et entrechats autour de la question

Et puis il y a des fois, toutes les fois où c’est plus dur. Quand je parle des différences entre les théâtres français et anglais, « la fois où j’étais à Londres. » Mensonge de la première personne du singulier, c’était au pluriel.

Les conversations privées que l’on continue hors de la salle des profs. Ça ne posera pas de problèmes à ces deux collègues de terminer leur discussion à haute voix, celle où il est question de leurs conjoints. Moi je me tairai.

Et puis honte de la honte. Ces deux garçons qui se chuchotent à l’oreille depuis dix minutes, le cours est commencé :

« Bon, les amoureux, c’est terminé les mots doux ? »

Hurlements de rire : « Le prof il vous a traité de pédés. » Je m’étais juré que je vivrais comme je l’entends, Ellen. Que l’homosexualité était une donnée, et que je ne lui accorderais pas plus d’importance qu’à la couleur de mes yeux.

La compagnie les Ballets Trockadero de Monte-Carlo en janvier 2007 (Klaudio Pelazi/NEWSCOM/SIPA)

Et pourtant en cours je danse autour. Pointe, entrechats. Surtout esquivons quand la question s’approche.

Un seul pétage de plombs, une fois

Ça m’est arrivé une fois de faire un coup d’éclat. De péter les plombs, de balancer aux mômes qu’ils avaient intérêt à revoir leur vocabulaire homophobe, parce que oui, leur prof, oui.

C’était au tout début de ma carrière, c’était à quinze jours de la fin des cours. Les quinze jours où de toutes façons, on pourrait se pointer à dos d’éléphant albinos que ça ne changerait rien. Mais depuis mon arrivée au Collège Crimea, non, bien sûr.

Je suis l’autre visage Ellen. Celui du quotidien. Celui qui n’a pas forcément envie que « ça se sache », pour éviter les rires bêtes dans les couloirs, les réactions éventuelles de parents – principe de précaution, « on ne sait jamais » – pour éviter les cinq heures par semaine d’interrogations muettes d’élèves.

Des élèves avec qui c’est déjà difficile au quotidien, qui mènent une vie infernale à tant de collègues femmes. Sexe féminin, c’est déjà un sous-genre, alors pédé, n’en parlons pas.

On est pas toujours en 2014, tu sais

Et c’est pas juste la petite terreur des couloirs, hein. La blondinette abonnée aux 18/20 et le beau gosse aussi fort en maths qu’en EPS tordent eux aussi la bouche quand on évoque, pendant quatorze secondes et demi, les aventures communes de Rimbaud et Verlaine.

Alors j’esquive. Et à chaque fois je pense qu’inconsciemment, je donne raison à tout ce que j’abhorre. Que « ça » ne doit pas se savoir, que « ça » doit rester caché. Les chiards verront des gays, certes. Dans des films, dans des émissions de télé, lors de ton discours, Ellen. Mais pas au quotidien.

L’homosexualité reste au pire une maladie au mieux une jolie abstraction dont on ne doit pas se moquer. Mais pour ceux qui, au creux de leur ventre savent – oui Ellen, dès la 5e, la 4e, tu es au courant –, pour ceux qui épient du coin de l’œil, on ne peut pas offrir un visage quotidien. Apaisé.

On n’est pas toujours en 2014, tu sais. Il y a des poches temporelles de 1950. Cette génération-là aussi devra se construire avec cette crainte chevillée au corps, ce démon qui se marre devant nos petits exorcismes. Peut-être as-tu réussi à le faire reculer en crachant, derrière ta tribune, pendant que ta main battait la mesure. Moi je n’en suis pas capable.

Après, les propositions subordonnées

Ce n’est pas un problème insoluble, je pense. Peut-être qu’un jour j’aurais les mots, la force et le calme pour entrer dans le Triangle des Bermudes sans craindre, justement, que la tempête ne se lève.

Peut-être que j’aurais assez de charisme et de bienveillance pour pouvoir, une fois dans l’année au détour d’une conversation, évoquer ma vie privée. Pas par militantisme, pas même pour faire réfléchir deux mômes au vocabulaire blessant qu’ils emploient.

Non, juste pour illustrer un exemple, ça durera dix secondes et on poursuivra, parce que bon, il y a plus important, genre les propositions subordonnées. Et alors certains mômes verront leurs insultes se décomposer devant tant de banalité, alors d’autres auront un peu moins mal à l’intime.

Tu crois que ça pourrait être un vœu ? Genre comme dans les contes ? Bonne route Ellen. Au-delà de l’angle mort.

 

Collé à partir de <http://rue89.nouvelobs.com/rue69/2014/02/18/ellen-page-cest-moche-crever-denvie-face-a-coming-out-250047?imprimer=1>