Retour sur un « grand dialogue »
Enquête sur une vague de suicides à La Poste, et sur la non-réponse qui lui fut apportée
18 février 2014
Alors que, depuis le début de l’année 2014, deux nouveaux suicides au travail viennent de frapper à La Poste, à Salviac puis à Noisy-le Grand, il nous parait nécessaire de recommander l’édifiante enquête consacrée par Sébastien Fontenelle à la vague de suicides qu’a connue depuis deux ans cette « entreprise » qui fut, naguère, un service public. De simples « drames personnels et familiaux », nous dit-on, dans lesquels « la dimension du travail est inexistante ou marginale ». Des accidents, en quelque sorte, dont s’empareraient des syndicalistes à l’esprit mal tourné, pour le plaisir pervers de « couler La Poste »... Sébastien Fontenelle, pour sa part, prend au sérieux le diagnostic desdits syndicalistes, mettant en cause le traitement stressant infligé aux salariés, la destruction de près de 80 000 emplois en dix ans, la réorganisation permanente exigée par un management sourd à toutes les sonnettes d’alarme – bref : toute une logique économique, dont le livre Poste stressante retrace la généalogie. Une histoire qui s’étend sur des décennies, implique au premier chef le pouvoir socialiste, et a pour nom « la nécessaire modernisation des PTT »... De cette enquête accablante, voici un extrait, revenant sur l’année 2012, et sur le semblant de dialogue et de remédiation alors organisés par l’entreprise...
En 2012, un profond malaise persiste au sein du groupe La Poste, au point que plusieurs cadres feront cette année-là le choix de rompre, « au nom des responsabilités et des valeurs qui les animent », l’« usage » qui veut qu’ils « prennent rarement la parole », et de publier, sous le sceau de l’anonymat, un « manifeste » pour dire qu’ils ne « supportent plus » d’être « ravalés au rang d’exécuteurs des basses œuvres », et qu’ils ne veulent plus contribuer à « instaurer, à leur corps défendant, un système sauvage sans garde-fous ».
Le 29 février 2012, Jérémy B., 28 ans, ancien directeur du centre courrier de Lannion récemment nommé à la direction industrielle du courrier à Rennes, se donne la mort en se défenestrant sur son lieu de travail. Il a rédigé, avant de mettre fin à ses jours, une lettre dans laquelle il dit une « anxiété professionnelle » qui lui rend insupportable le « contexte opprimant » dans lequel on lui a demandé d’exercer son métier. Sa compagne, interviewée par Paris Match, estime qu’il s’agit d’un « suicide assisté », et met en cause une hiérarchie qui a, selon elle, « poussé » ce jeune cadre au désespoir.
Quelques jours plus tard, un autre cadre, Bruno P., se donne la mort – par pendaison – à Trégunc, dans le Finistère. Il laisse derrière lui une série de documents qui permettent de comprendre ce qui l’a poussé à cette extrémité. Dans une lettre d’explications, il écrit :
« Depuis trois ans, j’ai l’impression d’un acharnement, d’une volonté hiérarchique de m’acculer… À quoi ? Je considère que la hiérarchie de La Poste (à tous niveaux) est à l’origine de ma perte de repères, de la remise en cause de valeurs profondes sur lesquelles j’avais construit ma vie… Et que nous essayons de transmettre à nos enfants = le respect de l’autre (relation humaine), le respect de la parole donnée… Expliquer les faux pas, aider à ne pas les reproduire, accepter le droit à l’erreur, redonner une chance, faire confiance (à la base, tout en contrôlant, mais de manière “soft”, humaine), aider l’autre à s’épanouir, “à grandir” (à apprendre ? à tout âge ?). Bien sûr ma hiérarchie postale (tous niveaux) n’est pas la cause de la remise en cause de tous ces principes que j’avais faits miens et sur lesquels j’avais bâti ma vie, la vie de notre famille… Mais une chose en a entraîné une autre, et de remise en cause en remise en cause, de doute en doute… Enfin, ces responsables hiérarchiques, jusqu’au plus haut niveau, sont coupables, à mes yeux, d’avoir développé ou pire encore (?) laissé se développer des méthodes de gestion des hommes et des femmes de notre entreprise indignes (= ne respectant pas la dignité de l’autre) et ayant fait la preuve depuis bien longtemps dans d’autres pays ou d’autres entreprises (cf. France Télécom, par exemple) de leur inefficacité voire de leur dangerosité. »
Après le décès de Bruno P., le CHSCT de la direction opérationnelle qui l’employait demande une expertise à un cabinet indépendant, dont les conclusions seront, nous le verrons, sévères.
Après ces deux suicides consécutifs, la direction de La Poste décide d’initier un « Grand Dialogue » durant lequel ses salariés auront l’occasion d’exprimer leurs attentes. Il s’agit de chercher les raisons du mal-être qui subsiste au sein de l’entreprise, et les moyens d’y remédier – et cela est d’autant plus nécessaire que les preuves ne cessent d’affluer, qui montrent toutes que certaines urgences sanitaires n’ont peut-être pas été suffisamment prises en compte.
Des salariés « malmenés »
Par l’effet d’une coïncidence de calendrier, c’est dans les jours qui précèdent l’annonce du lancement de cette consultation que le cabinet Isast, saisi par le CHSCT du centre financier de Paris après le suicide de Brigitte C. en septembre 2011, rend, le 29 février 2012, son rapport d’expertise sur les « conditions de travail et de santé des salariés » du service où la jeune femme était employée.
Cet édifiant document doit être cité longuement, car il permet de prendre la mesure des effets concrets de certaines méthodes managériales sur la vie des postiers. Les experts d’Isast se sont en effet penchés sur la manière dont les employés de ce service « font face sur le plan psychique aux situations de réorganisations et aux réalités actuelles » de leur travail, et sur les effets que le management peut avoir sur « la santé des agents et des cadres ».
Au terme de leurs investigations, leur conclusion est que les réorganisations « mettent très fortement à l’épreuve les manières de travailler » des salariés. Elles bouleversent, au nom d’un gain de productivité, leurs habitudes de travail. Par exemple, le plus « récent changement » qui leur a été imposé a consisté en une segmentation de leur activité « en différentes tâches : enregistrement d’un dossier, étude, ouverture, fermeture, envoi de courriers ». Concrètement, ils se sont vu signifier qu’ils disposaient d’un « temps donné », calculé en minutes, pour exécuter chacune de ces tâches. Suivant cette modélisation, « une ouverture de compte est estimée à x minutes, un changement de représentant légal à x minutes », et ainsi de suite : tout a été chronométré.
En fonction de cette estimation, des tâches sont quotidiennement attribuées à chaque agent – ouvertures de comptes, demandes de cartes bleues, etc. L’addition de ces divers travaux doit correspondre à la durée estimée de la « vacation » journalière de ces salariés – soit 400 minutes. « À l’issue de sa vacation, l’agent peut “rendre” le travail qu’il n’a pas fini. »
Le problème vient de ce que ces salariés « ne savent pas très bien » comment le chronométrage de leurs différentes activités a été effectué. Leur « poids » – en minutes – a été fixé, expliquent-ils, « à partir de données datant des années 1990 » : une époque où les dossiers à traiter étaient, selon eux, « moins complexes qu’aujourd’hui ».
Mais ce n’est pas tout : ces employés jugent également que la segmentation de leur travail ne leur permet plus de traiter convenablement « un dossier, “de A jusqu’à Z” ». Par exemple, ils ne peuvent plus enchaîner, assurent-ils, les deux activités, pourtant étroitement liées, que sont la vérification qu’un dossier a été complètement rempli et sa saisie informatique. Effectuer cette saisie immédiatement après cette vérification leur permettait de gagner du temps et d’être plus efficaces : « Au moment de saisir, on était imprégnés du dossier », expliquent-ils. Mais, après la mise en place des nouvelles méthodes de travail qui leur ont été imposées, ils se sentent « privés de cette efficacité ».
Autre grief, la distribution journalière de tâches individuelles permet une « comptabilisation du nombre de dossiers réalisés » par chaque salarié, dont le rendement peut ainsi être surveillé. Pour ces agents, relèvent les rapporteurs d’Isast, « la finalité d’une telle organisation ne fait aucun doute : elle permet de savoir qui fait quoi. Autrement dit, elle a été mise en place pour identifier le nombre de dossiers traités » chaque jour par chaque employé. Et cela, « dans un contexte d’incertitude sur l’avenir », peut très facilement devenir anxiogène, le risque étant que chaque salarié se demande, en permanence, « s’il traite le nombre de dossiers nécessaire » et si le fait de ne pas en avoir traité assez « à la fin d’une journée ne le désigne pas naturellement comme un des agents dont on cherchera à se séparer », car il sera jugé insuffisamment productif, et, partant, peu rentable.
Commentaire des experts d’Isast :
« Cette pression rend les agents fébriles et psychiquement indisponibles pour faire un travail de qualité. Plusieurs (d’entre eux) ont fait le constat que cette fébrilité les poussait à l’erreur et accroissait la charge de travail : “Les choses se font tellement rapidement qu’il y a des erreurs, cela engendre des réclamations et ça fait boule de neige.” Dans ce contexte, on peut estimer que les satisfactions que l’on peut tirer de son travail sont comme annulées par l’obsession de compter jour après jour le nombre de dossiers qui sont “en reste”. »
Et cela est d’autant plus dommageable que « le travail “soigné” ne fait », lui, « l’objet d’aucune comptabilité particulière ». Or, « une organisation qui volontairement ou non met davantage l’accent sur le travail non réalisé que sur celui déjà effectué réduit drastiquement les satisfactions que l’on pouvait en tirer ».
Plus généralement, les incessantes réorganisations auxquelles ils sont sommés de s’adapter fragilisent les salariés du centre financier de Paris. Ainsi, « les agents disent être lassés de devoir s’essayer continuellement à de nouvelles procédures ». Ils ont le sentiment, à chaque fois que de nouvelles méthodes de travail leur sont imposées, d’être eux-mêmes « testés », et se sentent comme des « cobayes » dans un « laboratoire ». D’autre part, ces changements continuels contribuent à tendre leurs relations avec leur encadrement. « Quand les agents se tournent vers leurs cadres professionnels, ils disent se trouver “face à un vide”. » (Mais ils pensent aussi – et il est important de le souligner – que ces supérieurs hiérarchiques sont « aussi démunis qu’eux ».) Dès lors, chacun « fait comme il peut » au risque permanent « de se planter, de prendre la mauvaise décision », dans un contexte où « les discours managériaux autour du “sureffectif” alimentent la peur de se voir signifier un jour son congé » – et cela, aussi, produit de l’anxiété.
Au bout du compte, écrivent les auteurs du rapport d’Isast, les agents du centre financier de Paris estiment que leur travail est « attaqué au quotidien ». Ils se sentent « injustement traités, malmenés », et cela n’est pas seulement l’expression d’un ressentiment, car leurs témoignages se fondent sur leur expérience et sur un certain nombre d’observations précises. Ils se sentent « transparents, inexistants, ils perçoivent leur lieu de travail comme déshumanisé, délabré, désinvesti, sale. Le fait qu’on ait pu par exemple désinsectiser le service alors qu’ils étaient présents sur le site a été jugé non seulement dangereux pour leur santé, mais significatif du fait que les agents sont devenus transparents : on ne les verrait même plus, au point de passer de l’insecticide en leur présence ».
On le constate, le stress, s’il touche principalement les facteurs et les guichetiers, n’épargne pas non plus les salariés de La Banque postale…
Lorsqu’ils prennent connaissance du rapport du cabinet Isast, quelque peu accablant (et qui devrait, selon les délégués de Sud-PTT de l’entreprise, inciter La Poste à « cesser d’ignorer ses responsabilités »), des représentants du personnel du centre financier de Paris demandent que le CHSCT vote une extension de cette expertise, qui s’appliquerait cette fois-ci à l’ensemble de l’établissement, et non plus au seul service où travaillait Brigitte C., suicidée le 15 septembre 2011. Leur intention est de vérifier si les problématiques identifiées au sein de ce service ne se retrouveraient pas ailleurs dans le centre [1].
Mauvaise pioche : leur direction, qui estime que « seul le constat d’un risque grave », inexistant selon elle, pourrait justifier une nouvelle expertise externe, saisit la justice, afin d’empêcher cette poursuite d’une investigation indépendante dont les premiers résultats, il est vrai, sont d’un effet déplorable, à l’heure où la communication du groupe est principalement dédiée à la valorisation du « dialogue » et du ralentissement du rythme des réorganisations.
Dans une lettre de mission datée du 27 mars 2012, Jean-Paul Bailly, président, a en effet demandé à un ancien secrétaire général de la CFDT, Jean Kaspar, de prendre la tête d’une « Commission du Grand Dialogue de La Poste », composée de syndicalistes, de dirigeants de l’entreprise et de « personnalités qualifiées ». [2] Elle devra « procéder à toutes les auditions et visites qu’elle jugera nécessaires » pour « analyser la situation de l’entreprise et de ses salariés en matière de vie au travail ». Après quoi, elle remettra, au début du mois de septembre, un rapport exposant les « préconisations et propositions qu’elle jugera utiles ».
Peu de temps après, la direction du groupe produit « dix mesures pour la vie au travail », qui stipulent notamment qu’« un délai d’au moins deux ans » – contre dix-huit mois auparavant – devra désormais être « respecté entre deux réorganisations », et qu’aucune nouvelle restructuration ne sera « mise en œuvre jusqu’à ce que le protocole de conduite du changement que La Poste souhaite partager avec les syndicats soit finalisé ». Toutefois, « les adaptations qui recueillent l’adhésion des postiers » seront « naturellement menées à leur terme ». Car, explique à la presse une « source proche » de Jean-Paul Bailly, « il n’est pas envisageable de tout arrêter ». De sorte que « seules les réorganisations structurantes, celles qui ont un impact sur le travail des postiers », seront pour de bon suspendues – au grand dam des syndicats, qui font régulièrement le constat de la gravité des maux dont souffrent de nombreux salariés.
Une « situation dangereuse »
De fait, des hiérarchies locales, au sein du groupe, continuent de se montrer trop inattentives, quand elles sont informées de ce mal-être. Dès 2008, un médecin du travail a alerté la direction du centre de Tours Marceau, après y avoir constaté une « souffrance au travail » de plusieurs salariés. Il a ensuite réitéré cette mise en garde à plusieurs reprises : il a systématiquement signalé, dans ses rapports annuels d’activité, des « souffrances psychologiques et physiques qui se sont traduites, notamment, par une augmentation de l’accidentologie et de l’absentéisme entre 2009 et 2010 ».
D’autres que lui se sont également émus de cette situation préoccupante. Après le suicide d’un salarié en 2009, les membres du CHSCT ont demandé une intervention urgente de l’inspecteur de la santé et de la sécurité au travail (ISST) de La Poste, qui a préconisé que soit mise en œuvre, « sans tarder, une démarche d’évaluation des risques psychosociaux » au sein de l’établissement, où les agents se trouvent régulièrement confrontés à des réorganisations qui se traduisent par des réductions d’effectifs.
La direction du centre était donc informée de la détresse de nombre de ses salariés – et pouvait d’autant moins l’ignorer qu’elle disposait à ce moment-là des résultats d’une expertise effectuée par le cabinet Stimulus, dont le rapport relevait, en juin 2009, « un état de mal-être au travail très préoccupant ». Mais les décisions qui auraient permis d’en finir avec ces souffrances n’ont pas été prises.
Au mois de mars 2011, le CHSCT, constatant que la direction ne réagissait pas, a saisi l’inspection du travail. Celle-ci a procédé, le mois suivant, à une première enquête, dont les conclusions ont été qu’« il existait un réel sentiment de malaise de la part de la très grande majorité des facteurs rencontrés », mais que « la question des risques psychosociaux était […] largement minorée » par leur hiérarchie. Les inspecteurs du travail qui avaient mené cette investigation ont donc demandé, compte tenu des « risques encourus par les salariés », qu’une nouvelle expertise indépendante soit rapidement réalisée.
Le cabinet Ergos, chargé de cette mission, a rendu son rapport final en mars 2012. Il en ressort que les « facteurs de risques psychosociaux s’accumulent », créant « une situation inquiétante » qui n’a cessé de s’aggraver au fil des ans, mais qui n’a cependant pas « donné lieu à des actions correctives, préventives, ou même à un ralentissement des changements » imposés aux salariés. D’après ce document, « des actes graves ne sont pas à écarter » si rien n’est fait pour remédier à cette situation. Mais, précisément, l’« encadrement » tout entier, jusqu’au « niveau national », semble se cantonner dans une position de déni des souffrances exprimées par les employés. Il est donc « impératif et urgent », selon les experts d’Ergos, que La Poste « prenne effectivement la mesure de l’ampleur du phénomène et conduise une action énergique ».
Mais encore une fois, ces préconisations ne sont pas suffisamment prises en compte, et le 12 avril 2012 – soit quelques jours après l’ouverture officielle du « Grand Dialogue » – un inspecteur du travail dénonce de nouveau, après une visite sur les lieux, une « situation dangereuse », imputable au non-respect par l’employeur des principes de prévention des risques psychosociaux.
La Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), constatant que ses salariés ont été maintenus (en dépit des « constats concordants » réalisés au fil des ans « par le médecin du travail, le cabinet Stimulus, l’inspecteur santé et sécurité de La Poste et les experts du cabinet Ergos ») dans « un état d’angoisse, de stress et de souffrance au travail », adresse alors au directeur de l’établissement une sévère mise en demeure, pour le sommer de « mettre en place une évaluation pertinente des risques » auxquels ces employés se trouvent exposés, et d’établir enfin « un programme d’actions de prévention effectives »…
Un certain décalage persiste donc, entre un discours public dédié à la valorisation du dialogue avec les forces vives de l’entreprise, et une réalité où la prise en compte du mal-être de certains salariés n’est pas toujours complètement acquise.
P.-S.
Ce texte est extrait du livre Poste stressante, paru au Seuil en 2013, que nous recommandons vivement. Nous le publions avec l’amicale autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
Notes
[1] « La Poste, un dialogue social au tribunal », par Xavier Monnier, Bakchich, 13 avril 2012.
[2] Comme le philosophe Raphaël Enthoven.
Collé à partir de <http://lmsi.net/Retour-sur-un-grand-dialogue>