Briser la banlieue par l’image

Emmanuel DEBONO Historien à l’ENS-Lyon et Jean-Philippe DEDIEU Sociologue à l’EHESS

 14 juillet 2014 à 18:06

 

TRIBUNE

 

Le 26 juin, le tribunal correctionnel de Grenoble a débouté de son action en justice contre France Télévisions l’association des habitants de la Crique sud qui avait attaqué le groupe pour «délit de diffamation publique» envers les résidents du quartier de La Villeneuve à Grenoble. Le tribunal a en effet estimé que leur constitution en partie civile n’était pas recevable. S’estimant trahis par la réalisatrice du documentaire La Villeneuve : le rêve brisé diffusé sur France 2 dans Envoyé spécial en septembre 2013, ils s’étaient mobilisés pour saisir la justice et demander réparation.

Les chercheurs travaillant sur la représentation journalistique des quartiers populaires ont depuis longtemps documenté la récurrence avec laquelle les professionnels de l’information ont contribué à la stigmatisation des banlieues. Aux récits de vie ouvrant à la complexité de ces mondes sociaux sont souvent préférées la focalisation sur les phénomènes de violence ainsi que la sélection de plans dramatiques accentuant l’image «dégradée» des banlieues et scénarisant la dimension «anxiogène» du sujet.

Plus encore que la responsabilité des médias, cette décision de justice nous paraît témoigner de la relativité des politiques de lutte contre les discriminations raciales. Longtemps rétive à reconnaître l’existence et l’ampleur des discriminations au nom d’un universalisme républicain prétendument aveugle à la couleur, la France a fini par se doter à partir de 2001 d’un cadre juridique de lutte contre les discriminations. Les pouvoirs patronaux l’ont relayé par le lancement d’initiatives centrées autour de la «diversité», non sans avoir procédé à la traduction d’une contrainte juridique en un discours certes volontariste mais peu contraignant, tant la notion de diversité offre prise à toutes les interprétations. L’affaire du reportage à La Villeneuve met en exergue les écueils engendrés par la grande labilité de ce terme. France Télévisions s’est en effet engagée dans ce processus, non sans communiquer sur ses initiatives. En 2004, il a été signataire de la charte de la diversité. Cette année, il s’est même vu octroyer par l’Association française de normalisation le label diversité lequel atteste d’un «engagement concret et efficace en faveur de la prévention des discriminations».

Dans un courrier de novembre 2013 à la direction de France Télévisions, l’association des habitants de la Crique sud avait indirectement pointé l’ambiguïté de la politique poursuivie par le groupe dans ce domaine. S’estimant blessée de «voir les témoins bafoués ou manipulés dans des mises en scène du réel», elle avait en effet souligné les éventuelles conséquences de ce reportage sur les «discriminations à l’emploi des jeunes et des autres habitants qui verront leur CV rejeté au vu des images». Dépassant le strict ancrage local, l’association entendait assurer la défense de «tous les habitants des quartiers populaires qui en permanence subissent le même traitement stéréotypé et indigne dans les médias». Cette démarche civique renvoyait certes à la singularité d’un quartier mais s’inscrivait dans une demande plus large : la condamnation d’une indignité sociale et de ses conséquences.

L’échec de l’action en justice peut être regretté. Il ne surprend malheureusement guère. Il ne fait que prolonger l’histoire de mobilisations collectives passées, également vouées à l’échec. Portées par des acteurs locaux aussi bien de La Courneuve que de Gennevilliers ou de Tremblay, elles n’avaient pu contrer, par leur protestation ou l’arme du droit, les représentations stigmatisantes des banlieues diffusées par les chaînes nationales, privées ou publiques.

Dans une décision publiée en janvier, le CSA a souligné, concernant ce reportage, les manquements déontologiques du groupe aux principes d’«honnêteté» et de «pluralisme de l’information» stipulés dans son cahier des charges. Il avait en outre déploré que «seuls les aspects négatifs du quartier aient été mis en avant, stigmatisant l’ensemble du quartier de La Villeneuve». La direction de la chaîne a récusé la pertinence de cet avis, soulignant dans sa réponse avoir respecté sa «mission fondamentale d’information». Cette raideur institutionnelle est-elle à la hauteur de l’enjeu ? Son cahier des charges ne dispose-t-il pas aussi que France Télévisions «veille à ce que ses programmes donnent une image la plus impartiale possible de la société française dans toute sa diversité» ? Alors que les institutions de la République, à commencer par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ne cessent d’alerter sur la montée des intolérances, il importe de noter les contradictions à l’œuvre au cœur même du service public : prétendre analyser la réalité sociale de manière impartiale en recyclant les stéréotypes les plus corrosifs ; promouvoir la diversité en en ignorant les manifestations les plus concrètes. L’issue de l’affaire aura davantage témoigné des difficultés liées à une juste représentation de certaines réalités sociales que validé la qualité d’un reportage dont chacun est à même de vérifier l’approche sensationnaliste. Aucun habitant n’a pourtant voulu fermer les yeux sur l’ampleur des difficultés rencontrées et la réalité de la violence qui s’exprime en ces lieux.

Les enjeux nous paraissent se poser en ces termes. Dans un contexte où s’affirment avec toujours plus de force les extrêmes, pouvons-nous ignorer les effets de ces partis pris sur les représentations collectives ? Ne faut-il pas s’interroger sur les difficultés à se faire entendre pour les habitants d’un quartier attachés à renvoyer une image plurielle de leur identité, et qui ont situé au cœur de leur démarche la notion - non reconnue juridiquement - de «diffamation territoriale» ? Encore moins qu’hier, les chaînes publiques, et plus largement les pouvoirs publics, ne peuvent ni ne doivent s’exonérer de leurs responsabilités dans la lutte contre les discriminations au risque d’accélérer, par le pouvoir létal de l’image, la mort sociale des quartiers.

Emmanuel DEBONO Historien à l’ENS-Lyon et Jean-Philippe DEDIEU Sociologue à l’EHESS

 

Collé à partir de <http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2014/07/14/briser-la-banlieue-par-l-image_1063735>