Avec l’affaire Snowden, les Etats-unis accentuent leur dérive sécuritaire
Quand le peuple américain refusait qu’on espionne Al Capone
Nul n’a été surpris d’apprendre que Washington disposait d’un puissant système d’espionnage, mais la révélation de son ampleur par l’informaticien Edward Snowden a créé un scandale planétaire. Aux Etats-Unis, la nouvelle fut accueillie avec une certaine apathie. Le temps est révolu où les affaires d’écoutes téléphoniques déclenchaient l’ire de la population, des médias… et des entreprises de télécommunications.
par David Price, août 2013
Les révélations de M. Edward Snowden sur l’étendue du programme de surveillance électronique de la National Security Agency (NSA) posent la question de l’intrusion des agences américaines de renseignement dans la vie des citoyens. Mais, au-delà de l’enregistrement de métadonnées à partir des lignes télé-phoniques et de la navigation sur Internet, cette affaire met au jour une autre réalité, tout aussi inquiétante : la plupart des Américains approuveraient le contrôle des communications électroniques privées. Selon un sondage du Washington Post effectué quelques jours après les déclarations de M. Snowden, 56 % de la population juge que le programme de surveillance Prism est « acceptable » et 45 % que l’Etat doit « être capable de surveiller les courriels de n’importe qui pour lutter contre le terrorisme ». Des résultats peu surprenants : depuis plus de dix ans, médias, experts et dirigeants politiques ne cessent de présenter la surveillance comme une arme indispensable à la « guerre contre le terrorisme ».
Ce consentement à l’espionnage n’a pas toujours existé aux Etats-Unis. Quelques semaines avant les attentats du 11 septembre 2001, le quotidien USA Today titrait : « Quatre Américains sur dix ne font pas confiance au FBI [Federal Bureau of Investigation] » (20 juin 2001). Pendant des décennies, des études successives du ministère de la justice ont montré la vive opposition de la population aux écoutes téléphoniques par les pouvoirs publics. Entre 1971 et 2001, le taux de défiance fluctuait même entre 70 et 80 %. Mais les attentats du World Trade Center et du Pentagone, puis la « guerre contre le terrorisme » du président George W. Bush, ont changé la donne, conduisant les Américains à remiser leur opposition séculaire à la surveillance des citoyens.
En 1877, la planète ne comptait qu’une seule ligne téléphonique, qui reliait sept cent soixante-dix-huit postes entre Boston et Salem (Massachusetts). Mais cette technologie allait se diffuser à une vitesse soutenue. Au début du XXe siècle, un Américain sur mille possède un téléphone ; vingt ans plus tard, le ratio passe à 1 % ; au milieu du siècle, un tiers de la population en dispose ; aujourd’hui, les Etats-Unis abritent plus de téléphones que d’habitants. Avant l’émergence de la fibre optique et des portables, à la fin du XXe siècle, les écoutes exigeaient des moyens techniques peu sophistiqués et une faible complicité de la part des compagnies de télécommunications. Pour enregistrer une conversation à partir d’une ligne composée de fil de cuivre, il suffisait d’avoir accès au fil et de disposer d’une pince crocodile pour y accrocher un micro.
Trafic de rhum et écoutes téléphoniques
Les premiers scandales relatifs aux écoutes remontent au début du XXe siècle. Durant la première guerre mondiale, cette pratique — réprouvée par la population — est à ce point répandue que le Congrès la déclare illégale, et ce malgré la menace réelle que représentent les espions étrangers. Nombre d’Etats fédérés lui emboîtent le pas, après la guerre, en adoptant des législations qui limitent les capacités de surveillance des forces de l’ordre locales.
Cela n’empêche pas ces pratiques de perdurer. Pendant la Prohibition (1919-1933), les polices locales et fédérale, désireuses de surveiller les contrebandiers qui utilisent le téléphone afin de mettre en relation producteurs, distributeurs et consommateurs d’alcool, enfreignent régulièrement la loi en enregistrant leurs conversations. Avec le soutien de l’opinion publique, le procureur général des Etats-Unis, Harlan F. Stone, s’en émeut et interdit au ministère de la justice de réaliser des écoutes en 1924. Peine perdue : n’appréciant guère la décision de Stone, le département du Trésor et le Bureau d’investigation — ancêtre du FBI — continuent secrètement leurs activités.
Deux ans plus tard, une nouvelle affaire met la question au centre des débats : à Seattle, des agents fédéraux espionnent les conversations de l’ancien lieutenant de police Roy Olmstead, qui se livre au trafic de rhum. Malgré l’illégalité des écoutes, la justice donne raison à la police et condamne Olmstead. La décision fait bruisser les couloirs des tribunaux. Le juge Frank Rudkin affirme alors que les menaces criminelles ne sauraient justifier les pratiques illégales de la police : « Aucun agent fédéral n’a le droit d’écouter les conversations téléphoniques d’autrui pour les utiliser contre lui. De tels agissements sont lamentables et intolérables. Les accepter reviendrait à admettre l’échec de nos ancêtres dans leur volonté d’établir, pour eux et pour leurs enfants, un Etat qui garantit la liberté et la prospérité (1). »
En 1928, Olmstead porte son cas devant la Cour suprême des Etats-Unis. Il reçoit alors le soutien d’entreprises comme la Pacific Telephone and Telegraph Company de Seattle, qui publie une déclaration défendant le droit des contrebandiers à discuter sans être espionnés : « Lorsque deux lignes téléphoniques sont reliées au bureau central [d’une compagnie téléphonique], elles sont censées être réservées à leurs deux utilisateurs, et en ce sens elles leur appartiennent exclusivement. Un tiers qui surveille la ligne viole à la fois le droit de propriété des utilisateurs et celui de la compagnie téléphonique (2). » On peinerait aujourd’hui à imaginer un fournisseur d’accès à Internet ou une entreprise de télécommunications défendant les droits à la vie privée de ses clients. Mis en cause par M. Snowden, Facebook, Google, MSN et consorts feignent plutôt de ne rien savoir...
La Cour suprême statue finalement contre Olmstead par cinq voix contre quatre. L’un de ses juges, Louis Brandeis, manifeste son opposition farouche à une telle décision : « Le crime est contagieux, argue-t-il. Si l’Etat se met hors la loi, il encourage les autres à faire de même ; il invite à l’anarchie. Déclarer que, dans la lutte contre le crime, la fin justifie les moyens — que l’Etat peut commettre des crimes afin d’obtenir la condamnation d’un criminel — aura des conséquences terribles. La Cour suprême doit s’opposer résolument à cette doctrine pernicieuse (3). »
Le regard des Américains change durant les années 1940. C’est la guerre, et, par ailleurs, le téléphone n’est plus l’apanage d’une élite que les magistrats fréquentent et protègent : il devient accessible aux classes populaires. Cela conduit les pouvoirs publics à réexaminer la question de la légalité des écoutes. Peu avant l’entrée en guerre des Etats-Unis, le directeur du FBI, John Edgar Hoover, exige du Congrès de nouvelles prérogatives en matière de surveillance téléphonique. Malgré l’opposition du président de la Federal Communications Commission (FCC), James Fly, Franklin D. Roosevelt permet secrètement au ministère de la justice de surveiller les individus « subversifs » et les espions présumés.
Sa conception de la subversion s’avérant pour le moins extensive, Hoover n’utilise pas seulement ses nouveaux pouvoirs pour enquêter sur les nazis. William Sullivan, son assistant, racontera que, pendant la guerre, le FBI a régulièrement procédé à des écoutes sans disposer de mandat : « Avec l’avenir du pays en jeu, expliquait-il, obtenir l’accord de Washington n’était qu’une formalité inutile. Plusieurs années après [la fin du conflit], le FBI continuait à écouter les conversations sans autorisation du procureur général. » En d’autres termes, l’histoire des écoutes aux Etats-Unis s’apparente à un glissement où les agents du FBI ont peu à peu dévié de leur mission initiale — traquer les sympathisants nazis — pour surveiller pêle-mêle les militants des droits civiques, les dirigeants syndicaux, les travailleurs sociaux, les chrétiens progressistes et les personnes suspectées de communisme.
A partir de 1950, dans le cadre de la chasse aux sorcières lancée par le sénateur anticommuniste Joseph McCarthy, le FBI profite des craintes inspirées par la guerre froide pour étendre ses écoutes illégales. Et ce malgré l’opposition des tribunaux, qui refusent de cautionner ces petits arrangements avec la loi. Ainsi, lors du procès en appel de Judith Coplon, accusée d’être une agente du KGB — les services secrets soviétiques —, le FBI révèle qu’il a enregistré les conversations de l’accusée avec son avocat. Résultat : la cour d’appel casse la condamnation formulée en première instance.
Les années qui suivent la mort de Hoover, en 1972, apportent de nouvelles révélations sur les intrusions illégales du FBI et de la Central Intelligence Agency (CIA) dans la vie privée des Américains. Les commissions Church et Pike (4), en 1975, étalent sur la place publique les vastes campagnes de surveillance ciblant des citoyens engagés dans des activités politiques pourtant parfaitement légales. L’affaire fait la « une » des journaux, l’opinion publique s’insurge. Mais le Congrès abandonne rapidement les enquêtes.
Ravages du Patriot Act
Nouveau scandale en 1978 : lors d’une audition devant le sous-comité du renseignement du Sénat, David Watters, un ancien ingénieur en télécommunications de la CIA, assure que la NSA surveille et enregistre des milliers de conversations téléphoniques, aux Etats-Unis et à l’étranger. Ce témoignage est accueilli avec colère par la population, mais rien n’y fait : en octobre 1978, le président James Carter promulgue le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), qui établit un système juridique secret pour veiller à la « sécurité nationale ». Une victoire pour le petit monde du renseignement, qui milite depuis des années pour la légalisation des écoutes. Le nombre d’autorisations délivrées dans le cadre de cette loi n’a cessé d’augmenter (de 322 en 1980 à 2 224 en 2006), et celui des refus a toujours été ridiculement bas : seulement cinq sur 22 990 demandes entre 1979 et 2006.
Alors qu’à l’origine Internet n’était utilisé que par les militaires et les chercheurs, son ouverture au grand public pose de nouveaux problèmes. Jusqu’à l’adoption de l’Electronic Communications Privacy Act (ECPA), en 1986, il était légal d’intercepter les courriels circulant par les lignes téléphoniques. Avec cette loi, les communications électroniques bénéficient des mêmes protections légales que les conversations téléphoniques.
En 1994, nombre d’Américains dénoncent le Digital Telephony Act, qui impose d’équiper les fibres optiques de façon à faciliter les écoutes autorisées par les tribunaux. L’American Civil Liberties Union (ACLU) et l’Electronic Privacy Information Center (EPIC) organisent l’opposition au projet de loi. Dans tout le pays, des lettres sont envoyées aux journaux pour dénoncer son caractère liberticide. Mais les temps ont changé depuis le procès d’Olmstead : l’industrie des télécommunications soutient de tout son poids le Digital Telephony Act, et la loi est finalement votée. Sans que la population s’en rende vraiment compte, les administrations des présidents Ronald Reagan, George Bush père et William Clinton, l’une après l’autre, permettent une utilisation toujours plus importante des écoutes, ainsi que la collecte de données personnelles par les entreprises. La justice ne trouve rien à y redire.
La fin des années 1990 connaît également son lot d’affaires. La NSA est accusée d’avoir mis sur écoute des lignes téléphoniques internationales et d’avoir utilisé des ordinateurs pour en analyser les mots-clés. En même temps, une série de procès s’ouvrent pour déterminer si les courriels professionnels doivent ou non bénéficier du même niveau de protection que les lettres et les appels téléphoniques. La plupart des juges sont totalement ignorants du fonctionnement d’Internet ; ils peinent à comprendre qu’on puisse attendre la même confidentialité pour un échange de courriels que pour une conversation téléphonique.
Si, au début des années 1990, le pouvoir judiciaire avait considéré que les courriels étaient un peu plus que des enveloppes électroniques, les Etats-Unis seraient aujourd’hui un pays très différent. Dans son avertissement, lors du procès Olmstead, le juge Brandeis avait établi un parallèle entre le téléphone et le courrier postal : « Il n’y a pas, affirmait-il alors, de réelle différence entre la lettre cachetée et le message téléphonique privé. » Mais, dans le monde post-11-Septembre, les chances sont faibles de parvenir à protéger les courriers électroniques grâce à un raisonnement similaire…
Le Patriot Act du 26 octobre 2001 a en effet supprimé certaines des limitations juridiques — mises en place depuis la commission Church — aux écoutes téléphoniques conduites par l’Etat fédéral. Cette loi a également levé les restrictions qui empêchaient les services de renseignement d’espionner les citoyens américains ; entériné l’utilisation de mouchards permettant de surveiller les déplacements ; autorisé le contrôle massif des courriels et des activités en ligne. Avec la création, en 2003, du ministère de la sécurité intérieure (Department of Homeland Security), l’Etat se voit doté d’une agence centralisée qui coordonne les opérations de renseignement par des moyens auxquels Hoover n’avait jamais osé rêver et qui pousse la surveillance des individus à un niveau jamais atteint.
Après un siècle de vive opposition, la société américaine a peu à peu renoncé à son droit à la confidentialité. Au sein d’une large frange de la population, oublieuse de ce passé, la crainte savamment entretenue du terrorisme et la promesse que les droits des « innocents » seront respectés ont eu raison des aspirations à la protection de la vie privée et des libertés civiles.
David Price
Professeur d’anthropologie à l’université Saint Martin, Lacey (Washington, DC). Auteur de Weaponizing Anthropology : Social Science in Service of the Militarized State, AK Press, Oakland (Californie), 2011. Une version longue de ce texte a été publiée dans la revue CounterPunch, Petrolia (Californie), en juin 2013.
(1) « Minority opinion on the appeal of the Olmstead defendants », cour d’appel des Etats-Unis pour le neuvième circuit, San Francisco, Federal Judicial Center, 9 mai 1927.
(2) « Amicus curiae brief of telephone companies submitted to the Supreme Court in Olmstead v. United States », Cour suprême des Etats-Unis, Washington, DC, Federal Judicial Center, 1928.
(3) « Dissenting opinion of justice Louis D. Brandeis in Olmstead v. United States », Cour suprême des Etats-Unis, Federal Judicial Center, 1928.
(4) La première, du nom du sénateur démocrate Frank Church, opposant à Richard Nixon, fut mise en place après le scandale du Watergate pour enquêter sur les activités de la CIA. La seconde, du nom du député Otis Pike, également démocrate, était son équivalent à la Chambre des représentants.
Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2013/08/PRICE/49562>