Le cul des riches préfère l’épaisseur triple

Par Blaise Mao le 11 mars 2014

 

Quand les nobles se torchaient avec de la laine parfumée à l’eau de rose, le pli fessier du bas peuple se contentait d’un « bâton merdeux ». Depuis toujours et pour longtemps, l’hygiène anale après défécation est un incontestable marqueur social et culturel. Voici l’histoire mouvementée de la toilette post-défécation à travers les âges. Un article publié en juin 2010, dans le tout premier numéro d’Usbek & Rica.

Antiquité : pierres polies et laine parfumée

Difficile de savoir comment nos plus lointains ancêtres prenaient soin de leur croupe. Ni même s’ils cherchaient seulement à la nettoyer. Pour trouver trace de témoignages écrits sur la toilette postdéfécation, il faut attendre les premiers Grecs. La plèbe se débrouille avec ce qui lui tombe sous la main. Voire avec ses propres mains, même si la norme est alors l’usage de la pierre. Le confort est spartiate mais, d’après Aristophane, l’outil est diablement efficace : « Trois pierres peuvent suffire pour se torcher le cul si elles sont raboteuses. Polies, il en faut quatre », écrit le dramaturge quatre siècles avant notre ère, précisant que la haute société n’hésite pas, pour se distinguer du bas peuple, à se servir aussi de poireaux ou de ses propres vêtements.

Les coutumes romaines en la matière ne sont guère plus délicates. Si l’on en croit la légende, les toilettes publiques étaient équipées dans la Rome antique de petites éponges fixées au bout de bâtons plongés dans des amphores d’eau salée. Plus fiable, le témoignage du poète Catulle, au Ier siècle av. J.-C., indique que les patriciens, après s’être soulagés de leurs luttes intestinales dans le fameux « vase des nécessités » – ancêtre du pot de chambre déjà cher aux Égyptiens –, disposent de serviettes en tissu. La noblesse apprécie la laine parfumée à l’eau de rose, tandis que le peuple n’est toujours pas sorti de l’âge de pierre. Déjà, la lutte des classes.

Aristophane : « Trois pierres peuvent suffire pour se torcher le cul si elles sont raboteuses. Polies, il en faut quatre. »

Moyen Âge : bâton merdeux et papier impérial

Les mœurs évoluent. Une certaine idée du confort gagne la haute société, où l’on prend soin de son fondement avec de l’étoupe de lin ou de chanvre. Un tampon de filasse fort utile après un passage sur la chaise percée. Le bas peuple, en revanche, est condamné à faire travailler son imagination pour ne pas se retrouver « emmerdé ». Surtout en hiver quand, faute de ressources naturelles à portée de main, les pauvres « sortent souvent chemise dorée ». Un objet de forme courbe, devenu mythique, va leur rendre bien des grâces : le bâton merdeux. Une poignée de foin ou de terre suffit alors pour finir le travail. En Chine, à la même époque, le bâton à usage hygiénique est un objet sacré. Non seulement il ne se jette pas après usage, mais il se transmet aussi de père en fils. Tant pis pour les germes pathogènes. Les exigences de confort des puissants sont tout autres. À la fin du XIVe siècle, le bureau impérial en charge de l’approvisionnement lance la production de 720 000 feuilles de papier parfumées (90 x 60 cm), réservées à l’empereur. Le papier-toilette est né. Ailleurs en Asie, les populations se contentent de coquillages et de coquilles de moule.

À la Renaissance, la matière fécale inspire en France contes populaires et œuvres littéraires. Le chef-d’œuvre le plus emblématique de ce grand élan scatologique demeure le Gargantua de Rabelais. Après avoir testé pantoufles, tapis ou orties, le géant glouton conclut qu’« il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. (…) Vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison. »

D’après Gargantua, « il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux » / © jamia54/Flickr

Ancien Régime : journaux et dentelles

Les techniques d’hygiène intime des colons qui débarquent aux Amériques au début du XVIIe siècle sont des plus rudimentaires. Paille, foin, épis de maïs… Pour préserver leur flore anale, les « pères pèlerins » recourent aux merveilles de la nature. Un moyen moins désagréable d’effacer les traces des nécessités physiologiques va s’imposer au siècle suivant : le papier journal. Les pages de l’Old Farmer’s Almanac sont d’ailleurs percées en leur centre pour faciliter la prise en main. En Europe aussi, le journal ne sert plus seulement à s’informer. L’encre n’est pas réputée pour sa douceur, mais l’habitude va perdurer dans les campagnes françaises jusqu’à la fin des années 1980. Découpées en fines bandelettes, les pages sont accrochées au mur des commodités. Une pratique qui donnera naissance à l’expression « mettre au clou ». Sous l’Ancien Régime, les maisons bourgeoises préfèrent se frotter avec du lin, du velours et même du satin. Les manuels d’hygiène corporelle sont peu diserts sur le soin du pli fessier, même si, en 1763, le Conservateur de la Santé mentionne la nécessité de nettoyer « l’entre-fessons ou la raie » pour prévenir les effluves nauséabonds. Les dames portent à l’occasion des robes à multiples volants, jetables après usage. Dernière maîtresse de Louis XV, la Du Barry demeure célèbre pour ses torche-culs en dentelle, quand la marquise de Maintenon devait se contenter de laine de mérinos. Excusez du peu. Le siècle des Lumières voit aussi naître un nouvel usage : le bidet. Objet de distinction sociale, cette « chaise de propreté » fait alors partie du mobilier des plus riches. En merisier ou bois de rose avant d’être en porcelaine, il fera au début du XXe siècle le bonheur des filles de joie dans les maisons closes. Autre révolution française qui ne connaîtra le succès que bien plus tard : le jet d’eau qui balaie les fesses.

Au XVIIe siècle, les Américains se torchent avec les feuilles de l’Old Farmer’s Almanac.

Révolution industrielle : double épaisseur et ouate de cellulose

En 1857, le New Yorkais Joseph Gayetty invente le « papier thérapeutique ». Son nom figure sur chacune des 500 feuilles préhumidifiées et parfumées à l’aloe du paquet. Mais la production industrielle de rouleaux à usage unique ne démarre qu’à la fin du XIXe siècle, en pleine poussée hygiéniste. La Scott Paper Company vend à des milliers de commerçants un papier « customisé » à la demande, sans associer son nom à ce produit sulfureux que le puritanisme empêche de promouvoir. Les affaires décollent, même si le papier est réservé à une élite durant la première moitié du XXe siècle. Beau Monde, Imperial, Majestic, Nile Queen, Charmin… Des dizaines de marques aux noms fleurant bon l’exotisme colonial voient le jour aux États-Unis. En 1935, Northern Tissue résout une « épineuse » question, en faisant disparaître les échardes que des techniques de fabrication archaïques laissaient passer dans certains rouleaux. Une révolution qui précède de sept ans un nouveau séisme : la conception du premier papier double épaisseur à la fabrique anglaise de St. Andrews.

Il faut attendre la fin des années 1950 pour voir le « papier cul » – très vite désigné par ses initiales phonétiques PQ – s’introduire dans les foyers français. Il se vend en rouleaux ou en paquets de feuilles intercalées les unes dans les autres. Une spécificité tricolore qui tend aujourd’hui à disparaître des rayons. Le gros du marché est alors occupé par le papier dit « bulle corde lisse », de couleur beige, fabriqué à partir de sacs de toile et d’espadrilles, puis de carton. Une espèce plus résistante que moelleuse, aujourd’hui en voie d’extinction. Le « bulle corde » ne pèse pas lourd face à la ouate de cellulose, qui débarque sur le marché américain en 1966. Une texture à la douceur incomparable, toujours employée aujourd’hui pour confectionner les rouleaux.

Société de consommation : patchouli et fibres recyclées

Dans les années 1970, le PQ coloré fleurit sur les rayons des supermarchés. Les teintes lilas, vert d’eau ou bleu azur, obtenues à grands renforts de substances chimiques, ont la cote. Le champion national de la couleur s’appelle alors Le Trèfle, célèbre pour ses publicités vantant des feuilles parfumées à la sauge des Alpes, à la berga­mote, au géranium ou au patchouli. Habile manière de ne pas nommer l’innommable. Depuis les années 1940, les publicitaires se refusent d’ailleurs à évoquer la mission première du papier cul. Leur arme fatale pour éviter de montrer une paire de fesses ? Jouer sur la fibre animale. Fluffy l’our­son du Nord (Northern Tissue), Puppy le labrador (Andrex) ou le Saint-Bernard placide et son rouleau en guise de collier (Lotus) deviennent ainsi des symboles de douceur, de confort et de fidélité.

Le Trèfle a fabriqué du papier-toilette parfumé à la sauge des Alpes, au géranium ou au patchouli.

Dans les années 1990, les Français se lais­sent séduire par les vertus du papier dou­ble épaisseur qui garantit, d’après Lotus, « plus de sûreté à l’usage ». Autres tendances contemporaines : la triple épaisseur et le PQ « compact ». En 2008, Lotus lance « Just-1 », une gamme de papier « ruptu­riste » : six plis avec une feuille 25 % plus grande et si épaisse « qu’une seule peut suffire ». Les supermarchés britanniques Waitrose viennent de mettre en rayon un papier enrichi en cachemire. Quant à Mol­tonel, il améliore aussi la capacité d’ab­sorption du papier pour se positionner sur la « propreté parfaite », argument marketing à même de séduire des consommateurs toujours plus hygiénistes. Sur un mar­ché où il est difficile de se distinguer par l’innovation, c’est bien sur le terrain de la communication que les marques innovent. En 2005, Renova marque les esprits en lan­çant une gamme multicolore destinée aux urbains branchés. Toutes les teintes de l’arc-en-ciel y sont déclinées, la perle de la collection demeurant ce rouleau de papier noir « élégant, sophistiqué, rebelle. Le comble du chic, le must de la “branchitude” », d’après le site de la marque. Trois ans plus tard, Lotus n’hésite pas à s’attaquer aux gamins avec une gamme de mini-rouleaux bleu ou rose, baptisée Kideez. Dollars, enluminures, camouflage militaire, sudoku, papier phosphorescent…, les rouleaux fantaisie ne sont plus réservés à une niche, même s’ils ne seront jamais aussi subver­sifs que le PQ à l’effigie de Hitler, fabriqué en 1943 aux États-Unis.

Aujourd’hui, on surfe sur la vague verte. La confection de rouleaux à partir de fibres vierges provenant des forêts boréales du Canada ou de Scandinavie n’a plus la cote auprès d’une clientèle de plus en plus éco-responsable. Les nombreuses campagnes de Greenpeace et du WWF sur la surex­ploitation forestière ont favorisé l’irrésis­tible percée du papier recyclé, moins cher à produire mais qui n’attire pas encore le grand public, trop attaché à son confort fessier.

2010 : douchette et W-C lavant

Aujourd’hui, plus de la moitié de l’hu­manité n’utilise pas de papier-toilette. Au Burkina Faso ou à Madagascar, le PQ se vend encore parfois à la feuille. En Inde et dans les pays musulmans, la main gauche et un peu d’eau suffisent, la droite servant à se nourrir et ne pouvant être souillée par les excréments. Les toilettes y sont équipées de douchettes flexibles, même si les pauvres se contentent souvent d’un tuyau ou d’un seau rempli d’eau. Une solu­tion plus confortable tend à s’imposer en Asie : le W-C lavant. La plupart des toilettes japonaises sont désormais équipées de ces bidets des temps modernes, avec jet d’eau nettoyant, séchoir et filtre anti-odeurs intégrés. Pour le proctologue japonais Hiroshi Ojima, pas de doute : le succès dans son pays du nettoyage à l’eau s’expli­que par le régime alimentaire de ses com­patriotes, à faible teneur en fibres. Souvent constipés, les Japonais n’auraient guère besoin de s’essuyer. Encore confidentiel en Europe, l’appareil fait chaque jour de nouveaux convertis, certains engins per­mettant même de programmer la température, l’orientation et l’intensité du jet en appuyant simplement sur un bouton. Gourmand en eau, le W-C lavant a pour­tant une meilleure empreinte écologique que le papier-toilette, pénalisé par l’abat­tage des arbres, la production industrielle et l’acheminement des rouleaux. Surtout, le jet d’eau est souvent plus efficace qu’un simple frottement de papier. « Le papier est entré dans les mœurs, mais il n’a aucun avan­tage. Il ne remplit pas sa fonction première, qui est de rester propre. Il n’est ni efficace, ni hygié­nique, ni agréable puisqu’il est parfois source d’irritations », assure Johann Suzanne, res­ponsable des produits W-C lavants pour la société suisse Geberit. « Avec le jet d’eau nettoyant, en revanche, je suis propre et je me sens propre… »

Toilettes à douche lavante de la marque Geberit

Demain : « Papier » fait de la résistance

Le jet d’eau semble promis à un bel avenir en Europe, notamment en France où 70 % des personnes interrogées disent ne pas se sentir propre « à 100 % » en sortant des toilettes. Sans parler des hémorroïdes, rectorragies et autres irri­tations de la muqueuse anale, dont souff­rent un jour ou l’autre plus de la moitié des Français. Si le lien de cause à effet avec le papier n’est pas toujours éta­bli, de nombreux médecins soulignent les vertus du lavement à l’eau. Après le lavage des mains et le brossage des dents, la troisième révolution hygiénique sera-t-elle celle de l’anus, comme l’appelait de ses vœux le professeur Guy Benha­mou, ancien chef du service chirurgie de l’hôpital Bichat, en 1994 ? Pas évident. Les irréductibles accros à la cellulose résisteront toujours à la mode du jet d’eau. Les forêts vierges ? Les Américains se tor­cheront encore avec dans cinquante ans. Les marques l’ont bien compris. L’histoire du papier-toilette n’étant qu’une longue quête de douceur et de confort, les innova­tions technologiques et les astuces marketing de demain permettront de faire du rouleau un véritable objet de plaisir. À court d’ima­gination, les publicitaires finiront par faire tomber le tabou du papier cul. Leur cible prioritaire ne sera plus les marchés américain et européen, trop limités. Les géants du secteur préféreront saturer de rouleaux XXL et colorés les rayonnages des supermarchés de Shanghai, São Paulo et Johannesburg. Décomplexés et prêts à tout pour adopter les mœurs des consom­mateurs occidentaux, les nouveaux riches ne résisteront pas. Ils iront se ruer sur ce produit qui tend de plus en plus à devenir un signe de distinction sociale, et de moins en moins une curiosité occidentale.

Pour réduire leurs coûts de production et faciliter la traçabilité des rouleaux, les marques vont acquérir plusieurs mil­liers d’hectares de forêt en Chine, après avoir déjà privatisé une partie des forêts du Canada ou du Chili. Elles tenteront de relancer sur ces nouveaux marchés le papier préhumidifié, adaptation grand public des lingettes pour enfants, qui séduit déjà les Suisses et les Allemands. Mais c’est la ouate de cellulose, à la dou­ceur sans cesse améliorée dans l’intimité des laboratoires, qui garantira toujours un confort maximal. Certes, la passion des Japonais pour le jet d’eau ne va pas se tarir de sitôt, même si toutes les entreprises nip­pones chercheront à acquérir la dernière machine de Nakabayashi, capable de trans­former en une heure 7 kilos de feuilles A4 en deux rouleaux de PQ. Toujours verts, les Européens finiront par préférer le papier à base de fibres recyclées, malgré sa teinte grisâtre et une douceur toute relative. Les Français goûteront toujours le PQ par­fumé et rose bonbon, les Anglais ne pour­ront pas se passer de leurs chères feuilles longues, et les Allemands ne renonceront pas à la triple épaisseur. Quant aux Sud-Américains, ils continueront à acheter des dizaines de rouleaux sur la route du stade, pour jeter des serpentins de cellulose du haut des tribunes, les soirs de grands matchs. Le papier universel, capable de transcender les curiosités nationales et de séduire autant les écolos que les groupies de la fibre vierge, semble, lui, condamné à demeurer un fantasme.

Jet de papier-toilette sur le terrain par des supporters argentins © Into the area / a futblog

Dis-moi comment tu te torches et je te dirai qui tu es…

Les méthodes de nettoyage du pli fessier varient d’un pays à l’autre. « Les Anglais se frictionnent le derrière, les Allemands se frottent avec force, les Américains se tamponnent avec des boules de papier pour ne pas irriter leurs muqueuses anales, les Français (…) s’essuient négli­gemment ou se torchent avec ardeur en superposant les feuilles pour que leurs doigts ne passent pas à travers », écrit ainsi Martin Monestier dans son Histoire et bizarreries sociales des excréments. La nature du geste technique évolue aussi en fonction du rythme de transit. Pour citer une lapalissade formulée dans un article de la revue Bicolore en 1983, « le constipé chronique épargne son budget face aux dysentériques. » Enfin, le maniement de la feuille dépend aussi du sexe de l’utilisateur. 58 % des hommes aiment plier les feuilles contre seu­lement 32 % des femmes, qui préfèrent tasser le papier ou le rouler en boule, d’après une étude réalisée aux États-Unis par le fabricant de produits hygiéniques Kimberly-Clark. La même société a publié début 2010 les résultats d’un autre sondage sur l’intimité des Américains, qui montre que 72 % d’entre eux préfèrent dérouler le papier par-devant plutôt que du côté du mur.

Le papier-toilette en chiffres :

200 feuilles en moyenne par rouleau de papier-toilette, soit une longueur totale de 24 m

97% du papier vendu est en rouleau

+800% : hausse des ventes de papier-toilette en Chine entre 1986 et 2006

20% : part du papier recyclé dans les ventes en Europe (2% aux États-Unis)

100 rouleaux de papier peuvent être fabriqués à partir d’un seul eucalyptus

423 900 arbres pourraient être épargnés chaque année si tous les Américains passaient au papier recyclé

46% des gens lisent aux toilettes

40% des gens roulent le papier-toilette avant utilisation, 40% le plient et 20% l’enroulent autour de leur main.

24 kg : consommation annuelle de papier-toilette par an aux États-Unis, contre 13 kg pour un Européen et 400 grammes pour un Africain.

 

Collé à partir de <http://usbek-et-rica.fr/le-cul-des-riches-prefere-lepaisseur-triple/>