L’offensive du grand patronat et des médias contre le repos

par Antoine Léaument, le 9 juillet 2014

Nous reproduisons, sous forme de tribune [1], et avec l’autorisation de son auteur, un article publié par Antoine Léaument sur son blog. L’auteur, membre du Parti de Gauche (PG), y analyse un nouvel épisode de la construction médiatique de l’opinion économique, à propos de la bataille menée par le patronat contre le repos (« entendu au sens large, c’est à dire autant la durée légale hebdomadaire du travail que le nombre de congés annuels ou encore le nombre d’années de cotisations pour pouvoir partir en retraite »). Une fois de plus, les médias y jouent un rôle déterminant dans la vulgarisation d’une pensée de marché faite de fausses évidences, de raccourcis simplistes, voire de vraies mystifications (Acrimed).

Fort des victoires qu’il engrange les unes après les autres face à un pouvoir politique qui ne lui résiste pas, le grand patronat est plus combatif que jamais. Il faut dire que Jérôme Cahuzac avait clairement montré le manque d’ambition de François Hollande et de son gouvernement en la matière lorsqu’il avait déclaré, face à Jean-Luc Mélenchon : « La lutte des classes, au fond, ça résume ce qui est notre réelle divergence : vous vous y croyez toujours, moi je n’y ai jamais cru. Jamais. ». Comme l’avait parfaitement analysé Jean-Luc Mélenchon deux jours plus tard chez Jean-Jacques Bourdin : « C’est une déclaration politique. Il dit : “il n’y aura pas de bataille contre le capital” » (voir de 00:00 à 01:30)

 

J.-L. Mélenchon "Bourdin Direct" BFMTV par lepartidegauche

Un an et demi plus tard, et après que chacun a pu découvrir que Jérôme Cahuzac était capable de mentir « les yeux dans les yeux » et « en bloc et en détail », on s’aperçoit combien Jean-Luc Mélenchon avait vu juste ce 9 janvier 2013 où il était interviewé par Jean-Jacques Bourdin : la lutte contre le capital n’a pas eu lieu et elle n’aura pas lieu. Alors que François Hollande candidat promettait que « [son] adversaire, [son] véritable adversaire » c’était « le monde de la finance », le Premier ministre de François Hollande président déclare, au siège du groupe AXA, que « nous avons besoin de la finance ».

Dans ce contexte, on comprend que le grand patronat soit gourmand : à chaque fois qu’il demande, il obtient ! C’est comme jouer au loto en sachant déjà qu’on va gagner… pourquoi se priver ? Pourquoi s’arrêter tant qu’il n’y a pas de résistance en face ? La lutte des classes, le grand patronat sait très bien qu’elle existe et, comme il a face à lui un pouvoir politique qui croit qu’en faisant des risettes au Medef on fait baisser le chômage, il en demande toujours plus.

Après avoir obtenu plusieurs dizaines de milliards d’euros de cadeaux fiscaux au moment même où il est demandé au peuple de « faire des efforts » et de « se serrer la ceinture », le grand patronat prépare sa prochaine offensive. Sans doute s’est-il senti renforcé par la manière dont le gouvernement a répondu aux grèves des cheminots et des intermittents : désormais, chacun sait que face à un mouvement social, François Hollande fait comme Nicolas Sarkozy et joue le pourrissement et l’épuisement de celles et ceux qui ne peuvent se priver trop longtemps de précieuses journées de salaires. Sans doute, aussi, le grand patronat se sent-il appuyé par les médias qui parlent d’« économies nécessaires », de « manque de compétitivité » et qui font passer les cheminots grévistes pour de dangereux terroristes. Sur ce dernier point, je vous invite d’ailleurs à aller consulter l’article de mon camarade de l’OPIAM sur le champ lexical utilisé par le Parisien, mais aussi cet excellent article d’Acrimed sur le vocabulaire utilisé par divers médias.

Je le disais : le grand patronat se sent fort et prépare sa prochaine offensive. Les signaux se font de plus en plus évidents et il est donc nécessaire de nous préparer à mener une bataille que le gouvernement ne mènera pas de notre côté de la barricade. Cette offensive sera contre le repos (entendu au sens large, c’est à dire autant la durée légale hebdomadaire du travail que le nombre de congés annuels ou encore le nombre d’années de cotisations pour pouvoir partir en retraite), et elle a déjà commencé.

Dans cette bataille qui s’avance, le grand patronat a décidé d’utiliser deux armes extrêmement efficaces : les sondages « d’opinion » et les enquêtes « scientifiques ». Armes d’autant plus efficaces qu’elles produisent des chiffres en tout genre, dont les médias sont friands. On peut donc s’attendre à des séries d’articles sur le temps de travail… et ça a déjà commencé.

1. Le sondage d’Ethic

Ethic : un mouvement patronal associé au Medef

Comme je l’expliquais dans mon article sur les sondages à la con employés par les médias pour justifier qu’ils avaient bien eu raison de parler de « boulet du Front national » à propos de Jean-Marie Le Pen, ou comme l’expliquait encore mieux Pierre Bourdieu à propos des enquêtes d’opinion effectuées par un pouvoir politique pour appuyer ses réformes, les sondages ont un puissant effet de validation : ils sont une arme presque imparable pour dire « j’ai raison ». Comme l’explique parfaitement Bourdieu dans l’article que j’ai mis en lien :

« On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit : « Dieu est avec nous ». L’équivalent de « Dieu est avec nous », c’est aujourd’hui « l’opinion publique est avec nous ». Tel est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion : constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.  »

Cela, il n’y a pas que les personnalités politiques ou les médias qui l’ont compris : il y a aussi le grand patronat. Pour preuve ce sondage Opinionway commandé par « Ethic », le mouvement patronal dirigé par Sophie de Menthon. Ne vous laissez pas tromper par le nom : cette organisation n’a rien de particulièrement éthique. Pour vous situer l’organisation et sa dirigeante, voici ce que dit Sophie de Menthon à propos du travail des enfants :

 

Sophie de Menthon sur le travail des enfants par Toinou0409

Les gentilles multinationales contre les méchantes PME, il faut l’entendre pour le croire, mais c’est bien ce que pense Sophie de Menthon. Ajoutons, pour parfaire le tableau, que son organisation fait partie des « membres associés et partenaires du Medef », comme le prouve sa présence en page 2 de la liste fournie par le Medef lui-même.

Le traitement médiatique du sondage d’Ethic

L’organisation patronale « Ethic » a donc commandé un sondage. Etrangement, le résultat va tout à fait dans le sens du Medef… A tel point que Le Point a pu faire un article sur ce sondage, sobrement titré : « Scoop ! Les Français sont favorables aux réformes… ». Et le fait que soit signalée l’origine patronale du sondage ne pousse pas Le Point à questionner ledit sondage et à en chercher les limites. Non, tout au contraire : les résultats sont pris comme des données scientifiques sur lesquelles est fait un compte rendu objectif. Et pourtant, l’article du Point touche du doigt le principal problème de ce sondage. Voyez plutôt :

«  Les Français prêts à la fin de la durée légale du travail !

Mais les Français ne semblent pas seulement prêts à demander des efforts aux fonctionnaires : ils sont 63 % à approuver “la fixation du temps de travail par accord de branche ou d’entreprise, au lieu d’une règle nationale”. En clair, une fin des 35 heures, même si l’intitulé de la question se garde bien de les citer.  »

Le plus intéressant ici, c’est que l’article dénonce la formulation des questions (au point de devoir préciser « en clair, une fin des 35 heures ») mais en tire quand même des conclusions comme « Les Français prêts à la fin de la durée légale du travail ! ». Le point d’exclamation à la fin de cet intertitre en dit long sur la complicité médiatique avec le grand patronat.

Analyse critique du sondage d’Ethic

Allons dans le détail de ce sondage. Six grandes questions sont posées. Les voici :

- 1. Êtes-vous favorable ou opposé(e) à la restriction du statut de fonctionnaire aux missions régaliennes de l’Etat (police, justice, armée et certains domaines de la santé) ?

- 2. Êtes-vous favorable ou opposé(e) aux mesures suivantes ? – 1) En cas d’arrêt maladie, un nombre identique de jours de délai de carence pour les salariés du privé et du public ; 2) Une cotisation identique à l’assurance chômage pour les salariés du privé et du public ; 3) Un régime de retraite unique pour les salariés du privé et du public.

- 3. Êtes-vous favorable ou opposé(e) à une limitation importante du financement public des associations et à l’incitation aux dons privés, déductibles des impôts sur le revenu ou locaux, qui seront seulement complétés par les fonds publics en fonction des montants récoltés ?

- 4. Êtes-vous favorable ou opposé(e) à une réduction de 20 milliards d’euros par an des subventions aux entreprises en échange d’une baisse de charge ?

- 5. Êtes-vous favorable ou opposé(e) à la fixation du temps de travail par accords de branche ou d’entreprise, au lieu d’une règle nationale ?

- 6. Êtes-vous favorable ou opposé(e) à l’allongement d’un mois chaque année de l’âge de départ à la retraite pour bénéficier d’une retraite à taux plein ?

Évidemment, tout va toujours dans le sens des réformes proposées par le grand patronat, même si les choses sont plus ténues sur la question des retraites. Signalons d’abord qu’il existe dans chaque sondage ce qu’on appelle en science politique un « effet d’acquiescement », c’est à dire qu’une personne sondée a toujours plutôt une tendance à répondre positivement à une question plutôt que négativement. Si l’on observe la tournure des questions, on s’aperçoit d’abord qu’elles sont formulées systématiquement de manière à ce qu’une réponse « favorable » aille dans le sens de ce que préconise le grand patronat. D’autre part, les termes « favorable » et « opposé(e) » sont loin d’être équivalents puisque le premier est très fortement connoté de manière positive alors que le second est au contraire connoté très négativement. J’exagère ? Qu’on en juge par les listes de synonymies proposées par le CNTRL :

Favorable : bon, propice, bienveillant, beau, avantageux, heureux, indulgent, complaisant, bénéfique, bienfaisant…

Opposé : contraire, inverse, hostile, ennemi, discordant, différent, antagoniste, incompatible, séparé, contradictoire…

On le voit : rien que le choix de l’outil interrogatif pose déjà un problème. Mais ça ne s’arrange pas quand on entre dans le détail de la formulation des questions :

- 1. Pour la question sur les missions régaliennes de l’État, qu’auraient répondu les sondés s’il leur avait été demandé « Êtes-vous d’accord pour que l’éducation de vos enfants soit désormais réalisée par des entreprises privées ? ».

- 2. Pour la question « Êtes vous favorable ou opposé(e) aux mesures suivantes ? » (question 2), on s’aperçoit que la vraie question posée est celle de l’égalité. Comment être contre ce qui est dans la devise de notre pays ? Ce qui reste dans le non-dit, en réalité, c’est sur qui est fait l’alignement : le mieux ou le moins-disant ? Pas sûr que les gens auraient répondu pareil avec ces éléments-là en balance.

- 3. Pour la question sur le financement des associations, rien n’est dit sur le cas où la fin des financements publics entraînerait la fin de l’activité associative et rien n’est dit sur la provenance des « dons privés ». D’autre part, la formule « seulement complétés par des fonds publics » donne l’impression qu’il n’y aurait pas de baisse massive des financements, ce qui est évidemment faux.

- 4. Pour la question sur la réduction des subventions aux entreprises, qui pourrait être opposé à cela ? D’autant que l’idée d’une baisse « des charges », mot clairement connoté négativement, apparaît comme quelque chose de positif. Bien sûr, on ne précise ni le montant de cette baisse « des charges », ni à qui elle profiterait, ni quelles en seraient les conséquences.

- 5. Pas besoin de revenir plus que ne l’a fait Le Point sur la question des accords de branche qui est une question sur les 35h.

- 6. Enfin, la question sur la retraite est celle qui pose à la limite le moins de problème d’un point de vue scientifique (hors, bien sûr, la question du « favorable / opposé(e) ») mais il est intéressant de regarder les résultats détaillés où l’on s’aperçoit que chaque classe d’âge y est défavorable à l’exception des plus de 65 ans…

On le voit : ce sondage est hautement critiquable d’un point de vue scientifique. Le fait que ce soit un organisme patronal qui ait fait la commande doit normalement mettre la puce à l’oreille d’un journaliste critique, mais on voit que ce n’est pas le cas pour celui ou celle du Point, qui semble se réjouir du « résultat » complètement biaisé. Fait intéressant : cette fois, la ficelle est assez grosse pour que les gens ne se laissent pas avoir. Je vous invite à aller regarder les commentaires laissés sous l’article : ils sont moqueurs. Que disait Bourdieu, déjà ? « On sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel ». Loupé, donc.

Mais le fait que l’opération soit un échec parce que Sophie de Menthon a pris des gros sabots ne doit pas nous rassurer pour autant. Voyez les questions posées : restriction du statut de fonctionnaire, augmentation du délai de carence, baisse du financement public des associations, nouveaux cadeaux fiscaux aux entreprises, fin des 35 heures, nouvel allongement de la durée de cotisation pour la retraite… Voilà ce que le grand patronat a encore dans ses cartons. Et on voit que plusieurs questions concernent la durée du travail (délai de carence, 35 heures, durée de la cotisation pour la retraite). Soyons donc très vigilants.

2. Le rapport « scientifique » de Coe-Rexecode

Je le disais plus haut, l’autre technique qui a été employée récemment par le grand patronat pour s’attaquer au temps de travail (ou plutôt au temps de repos) est l’utilisation d’une enquête « scientifique » visant à montrer, pour faire court, que les Français sont des paresseux qui se tournent les pouces, contrairement aux autres européens qui, eux, sont des gens travailleurs et motivés.

Coe-Rexecode : un institut du grand patronat

Avant de nous intéresser au fond de cette étude et à ses résultats médiatiques, intéressons-nous d’abord aux conditions sociales de sa production. Elle est le fruit du travail de l’institut « Coe-Rexecode » pour « Centre d’observation économique et de recherches pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises ». Ça en jette, non ? « L’expansion de l’économie » et « le développement des entreprises », ça doit déjà vous situer de quel côté de la barricade se situe l’institut.

Si l’on va maintenant faire un tour sur le site internet de « Coe-Rexcode », on trouve des choses particulièrement intéressantes. A la une, bien sûr, l’étude sur le temps de travail, avec le graphique le plus accablant possible pour la France : avoir une des durées du travail les moins élevées de l’Union européenne nous classe en 27e position (sur 28) là où les Roumains tiennent la première place du podium. En soi, l’ordre du classement en dit long lui aussi : j’aurais plutôt tendance naturellement à faire le classement dans l’autre sens et à mettre aux premières places les pays où l’on travaille le moins. Je vous mets une image de ce graphique et, à côté, une autre de la CGT datée de 1919. Elle a le mérite d’expliquer de manière assez simple ce qu’est la lutte des classes dans le domaine du temps de travail.

Toujours sur la page d’accueil de l’institut Coe-Rexecode on trouvait au moment où j’ai rédigé cet article un autre graphique : celui du « coût de la main d’œuvre en Europe », qui représente le « niveau du coût de l’heure de travail ». Les Français ont la barre qui monte le plus haut, ça veut dire qu’ils coûtent cher à leurs patrons. A côté de ça, les Britanniques, eux, ne coûtent pas cher à leurs patrons. Deux cibles dans le collimateur ici : le niveau de revenu et le niveau des cotisations patronales.

Rien que sur la page d’accueil, l’essentiel du discours du Medef était donc résumé au moment où j’ai écrit cet article : les Français ne travaillent pas assez et ils coûtent trop cher aux patrons. Ils ne sont pas assez esclavagisés au goût des puissants.

Ceci posé, il est intéressant d’aller faire un tour du côté des adhérents et généreux donateurs de cet institut. La liste est accessible sur le site. Et c’est là que ça devient cocasse, car parmi les 76 adhérents, on trouve :

- 30 entreprises du monde de la banque, de la finance et de l’assurance, avec l’essentiel des grandes banques françaises : BNP, BPCE (Banque populaire – Caisse d’Epargne), BRED-Banque Populaire, Crédit du Nord, Banque Postale et Société Générale.

- 13 entreprises du CAC 40 : BNP, Société Générale, Bouygues, Air Liquide, L’Oréal, Lafarge, Renault, Saint-Gobain, Solvay, Total, EDF, Orange et GDF-Suez. Notez aussi la présence de PSA Peugeot-Citroën et Natixis, respectivement sorties du CAC 40 le 24 septembre 2012 et le 19 septembre 2011.

- 15 organisations patronales membres du Medef : le CCFA, le CISMA, la FFA, la FFB, la FIM, la FPI, le GFI, le GIM, la LEEM, le SYMOP, le SYNTEC, UFIP, l’UIC, l’UIMM et l’UNICEM.

- Le Medef lui-même en tant qu’organisation

Pour faire court, c’est bien simple : toutes les organisations adhérentes qui ne sont ni des entreprises ni des organismes publics sont des organisations membres du Medef ou le Medef lui-même

Bien sûr, on peut considérer que tout cela est le fruit du hasard. On peut penser que c’est tout à fait par hasard qu’un institut de recherche très majoritairement financé par des banques, des entreprises du CAC 40, le Medef et des organismes membres du Medef, fait des rapports sur le temps de travail qui vont exactement dans le même sens que ce que dit Pierre Gattaz.

On peut aussi penser, contrairement à Jérôme Cahuzac, que la lutte des classes n’est pas une théorie mais un fait concret, particulièrement palpable dans la situation présente. On peut penser que le rapport fourni par Coe-Rexecode est éminemment politique et qu’il ne survient pas à n’importe quel moment. On peut penser que si les classes pauvres, moyennes et précaires sont désorganisées, la classe des très riches, des puissants et des oligarques est, elle, organisée et combattive.

Les médias complices du grand patronat

La provenance du rapport aurait en soi mérité une enquête approfondie des journalistes, d’autant que l’orientation politique de l’organisme a déjà été mise en cause par le passé. Les chiffres avancés par Coe-Rexecode auraient normalement dû être questionnés en détail, du fait de leur probable manque d’objectivité (on a vu plus haut, par exemple, qu’il n’était pas neutre de présenter en bas de classement les pays ayant les temps de travail les moins élevés). Pourtant, les grands médias ont très largement repris les données du rapport sans les questionner. Mieux : certains ont carrément repris la dépêche AFP telle quelle. Si l’on compare par exemple l’article du Monde sur le sujet et celui de Challenges, on s’aperçoit que les phrases et les paragraphes sont globalement identiques et le sont même parfois au mot près.

Ainsi, dans la liste d’articles évoquant ce rapport que je fournis ci-dessous, seuls les deux derniers ont une attitude un minimum critique par rapport aux résultats : La Croix interroge un chercheur de l’OCDE pour avoir un point de vue différent ; Libération utilise un titre interrogatif, précise que l’institut est « proche du patronat », change l’ordre du classement du rapport (« notre pays se [situe], en 2013, au 2e rang des pays où l’on travaille le moins en Europe  »), compare les données de manière rigoureuse, précise qu’il existe une marge d’erreur dans ce type de données et, enfin, interroge sur la pertinence même des chiffres (« Une durée élevée du temps de travail, enfin, n’est pas forcément signe d’un haut niveau de développement »).

Voici la liste, sans doute non exhaustive, des articles que j’ai pu repérer. Notez bien l’orientation des titres et le déclinisme quasi général vis-à-vis de notre pays.

- Le Figaro : « Exclusif : le rapport accablant sur le temps de travail des Français »

- Le Figaro : « Les Français travaillent cinq semaines de moins que les Allemands »

- Le Monde : « Les Français travaillent moins que les autres Européens »

- Les Echos : « Travail : les salariés français loin d’être les plus bosseurs, en Europe »

- Le Huffington post : « Temps de travail : le rapport qui accable les Français »

- TF1  : « Les Français travaillent 30 jours de moins que les Anglais » (et encore, si on en croit l’adresse du lien, le titre initial était même : « Les Français travaillent le moins en Europe »)

- Challenges : « La durée du travail en France est (presque) la plus faible d’Europe ». On notera le « (presque) » entre parenthèses, qui permet de dire qu’on est bien les plus mauvais et les plus nuls.

- RTL  : « Les Français ne travaillent pas assez »

- Libération  : « Les Français, travailleurs fainéants de l’Europe ? »

- La Croix : « Le temps de travail des Français à nouveau dans le collimateur »

Analyse critique du rapport de Coe-Rexecode

Pourtant, il y aurait eu matière à critiquer ce rapport et à en tirer des choses intéressantes. Ne souhaitant pas ici rallonger inutilement cet article, je ne ferai que donner des pistes de réflexion qui sont autant d’angles possibles qui auraient pu être adoptés par des médias critiques. J’ai déjà parlé de l’orientation pro-patronale de l’organisme Coe-Rexecode, je n’y reviens pas. De même, je ne reviens pas sur la manière dont les résultats sont présentés en classant derniers les pays où la durée du travail est la moins élevée, alors qu’il s’agit au contraire d’un indice du progrès social. L’article de Libération donne quant à lui des pistes utiles sur la question de la durée du travail, j’y reviendrai un peu plus bas.

Notons ici (mais nous y reviendrons) qu’en recoupant les données de l’institut Coe-Rexecode avec celles de l’OCDE [2] (dont on peut difficilement penser qu’il s’agit d’une organisation marxiste), on s’aperçoit qu’il existe des différences assez élevées entre les chiffres ; ainsi, en 2012, les salariés allemands travaillaient en moyenne 1597 heures par an pour Coe-Rexecode contre 1393 pour l’OCDE (écart de plus de 200 heures) et les Français 1553 heures pour Coe-Rexecode contre 1479 pour l’OCDE (écart de plus de 120 heures). Dit autrement : pour Coe-Rexecode, les Français travaillent moins que les Allemands ; pour l’OCDE, c’est l’inverse.

Mais il y a un point, pourtant capital, que je n’ai vu soulevé dans aucun article pour critiquer ce rapport : celui de la productivité horaire. Raisonner en termes d’heures de travail « dans l’absolu » est complètement abstrait si l’on ne sait pas ce qui est fait pendant ces heures de travail. Et ça, le grand patronat ne l’ignore pas ; c’est bien pourquoi l’étude elle-même ne fait pas le rapprochement.

Pour rendre les choses plus visuelles, j’ai préparé six graphiques que j’insère ci-dessous. Vous pouvez visionner chacun d’entre eux en cliquant sur la barre grise qui se situe juste en dessous du titre du graphique. Vous allez voir, c’est joli comme tout et ça bouge dans tous les sens. Notez tout de même avant de vous amuser :

- 1. que j’ai sélectionné l’année 2012 parce que la valeur de la production horaire moyenne par salarié (graphique 4, valeur également utilisée dans les graphiques 5 et 6) n’était pas disponible pour l’année 2013.

- 2. que je n’ai mis dans ce graphique que les pays pour lesquels l’OCDE fournissait cette donnée ; ne figurent donc pas ici la Bulgarie, la Croatie, Chypre, la Lettonie, la Littuanie, Malte et la Roumanie.

- 3. que je n’ai mis dans ce graphique que les pays qui ont adopté l’euro pour monnaie afin d’éviter un effet des taux de change sur la valeur de la production ; ne figurent donc pas non plus ici la Pologne, la République Tchèque, la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni et la Hongrie.

Le premier graphique, qui s’intitule « Durée effective annuelle moyenne de travail des salariés à temps plein (Coe-Rexecode) » reprend les chiffres mis en avant par l’étude Coe-Rexecode et reproduit fidèlement le sens de classement utilisé par l’institut patronal. On voit ici la France à l’avant-dernière place, juste devant la Finlande ; l’Allemagne est quant à elle dans le premier tiers du classement. C’est ce graphique qui a été mis en avant par Coe-Rexecode, puis par l’AFP, puis par les journaux qui ont repris la dépêche AFP. L’objectif ici n’est d’ailleurs pas tant de s’en prendre aux 35 heures (puisque l’étude démontre qu’en moyenne les Français travaillent plus de 39 heures par semaine) qu’aux RTT, jours fériés et congés payés. Quand le grand patronat sent qu’il a le vent en poupe, plus rien ne l’arrête…

Le deuxième graphique, qui s’intitule « Durée effective annuelle moyenne de travail de l’ensemble des salariés (Coe-Rexecode) », reprend des données fournies par Coe-Rexecode… mais beaucoup moins mises en avant par l’institut. Comme le nom du graphique l’indique, il s’agit du temps de travail annuel de l’ensemble des salariés, qu’ils soient à temps plein ou à temps partiel. On s’aperçoit que la France et l’Allemagne font partie d’un ensemble de huit pays ayant un temps de travail moyen globalement similaire (entre 1546 heures par salarié pour la Finlande et 1648 heures pour l’Espagne), parmi les plus bas de la zone euro. Pourquoi une telle différence par rapport au graphique précédent ? C’est ce qu’explique Luc Peillon dans l’article de Libération que j’évoquais plus haut :

« Pour calculer (et comparer) le temps de travail de l’ensemble d’une société, il faut réintégrer les temps partiels. Leur développement ne constitue en effet, à l’échelle de la population active, rien d’autre qu’une forme (souvent imposée) de réduction du temps de travail, de la même manière que les 35 heures en France. Et l’Allemagne, pour ne citer qu’elle, est friande de cette RTT qui ne dit pas son nom. Elle compte ainsi 26,7% de temps partiels, contre 18% en France.  »

Le troisième graphique reprend exactement la même donnée, mais utilise les chiffres de l’OCDE. Pour certains pays, les choses ne changent pas beaucoup ; pour d’autres, en revanche, les différence sont énormes : l’Allemagne passe ainsi « derrière » (je reprend le vocabulaire patronal) la France ; le Luxembourg « perd » plusieurs places. L’Italie en « gagne » quelques unes. Hors quelques éléments stables (la Grèce et les pays de l’est sont dans les deux cas ceux où les travailleurs sont le plus exploités), le graphique est globalement chamboulé. La base des bases en matière de journalisme étant normalement de recouper les sources, on est en droit de se demander pourquoi cela n’a été fait dans aucun article alors même que des données contradictoires existent…

Au quatrième graphique, qui représente la productivité horaire moyenne en euro dans chaque pays [3], ça commence à devenir franchement croustillant, tant on voit à quel point le déclinisme généralisé des médias n’a pas lieu d’être. Pour faire simple, il s’agit de la valeur moyenne, en euros, de ce qui est produit par l’heure de travail d’un salarié. En observant ce graphique, on constate plusieurs choses très intéressantes :

- D’abord, puisque les médias comparent toujours la France et l’Allemagne, signalons que nous sommes devant ce pays en terme de productivité : un salarié français produit en une heure près de trois euros de plus qu’un salarié allemand.

- Ensuite, on constate qu’il existe un écart assez considérable entre le Luxembourg et l’Irlande d’une part et les autres pays d’autre part. Cela vient de la taille des secteurs bancaires et financiers dans ces deux pays, qui sont disproportionnés. Les encours bancaires au Luxembourg représentent ainsi 21 fois le PIB du pays ; en Irlande, ils représentent 6,6 fois le PIB du pays.

- Enfin, hors le Luxembourg et l’Irlande dont on vient de voir le poids du secteur bancaire, on constate que la France fait partie du groupe de tête qui se tient dans un mouchoir de poche (entre 45,4 et 45,7 euros produits par heure de travail) et qui comprend, en plus d’elle, les Pays-Bas et la Belgique. L’Allemagne se trouve quant à elle à mi-chemin entre ce groupe-ci et celui d’après où la productivité horaire d’un salarié tombe à 39,5 euros.

Les cinquième et sixième graphiques croisent la productivité horaire et le temps de travail moyen effectif sur une durée d’un mois. J’ai fait deux graphiques pour montrer l’effet considérable de la différence de chiffres de Coe-Rexecode et de l’OCDE sur le temps de travail (différence évoquée dans la comparaison entre les graphiques 2 et 3). Ainsi, alors que dans le graphique 5, qui prend les chiffres de Coe-Rexecode, l’Allemagne est juste derrière la France, elle se trouve reléguée en milieu de tableau avec les chiffres de l’OCDE, quand la France conserve sa quatrième place (et même sa deuxième place si l’on sort du tableau le Luxembourg et l’Irlande). Alors que l’écart de productivité mensuelle entre la France et l’Allemagne est de 200 euros par salarié si l’on s’appuie sur les chiffres de Coe-Rexecode, il est de 650 euros par salarié si l’on prend les chiffres de l’OCDE.

***

 

Qu’il le fasse à l’aide de sondages ou à l’aide d’enquêtes « scientifiques », le grand patronat est en train de travailler au corps l’opinion publique pour s’en prendre au temps de repos. Il est difficile de prédire si la prochaine attaque se fera contre les 35 heures, contre les congés et RTT, contre les jours fériés ou contre la retraite, mais cette attaque arrivera bientôt, probablement au début de l’année prochaine.

Alors que le grand patronat est clairement passé à l’offensive, François Hollande cède mois après mois un peu plus des acquis sociaux acquis de haute lutte par ceux qui ne niaient pas la lutte des classes.

Dans le même temps, la presse a quasiment cessé toute activité critique et prend de plus en plus pour argent comptant (c’est le cas de le dire) les chiffres fournis par le grand patronat.

Dans une logique circulaire, le grand patronat utilise ensuite les articles d’une presse qui se prétend « objective » pour renforcer son propre discours. C’est ainsi, par exemple, que Pierre Gattaz peut « retweeter » un article de RTL faisant état de l’étude de Coe-Rexecode sur le temps de travail. Dit autrement, Pierre Gattaz paie pour qu’un institut fasse des études économiques qui sont reprises par la presse puis reprises par Pierre Gattaz. La boucle est bouclée.

La lutte des classes n’est pas une religion : c’est un fait socio-économique. Toute la difficulté est de réussir à le rendre visible quand le grand patronat, la presse et le gouvernement cherchent à le faire disparaître.

J’espère que l’exemple étudié ici rend cette lutte des classes palpable. Il est fondamental de le faire chaque fois que cela est possible afin que cesse l’idée que les accapareurs de richesse sont ceux que les puissants gavés d’argent appellent « les assistés ». Ils utilisent ce mot pour diviser les classes pauvres des classes moyennes et faire en sorte que personne ne regarde les vrais accapareurs : grand patronat, actionnaires, financiers, oligarques en tout genre. N’oubliez pas que les 85 personnes les plus riches du monde possèdent autant que la moitié de l’humanité et que si la loi forçait les vrais accapareurs de richesse à partager, le monde irait bien mieux.

Tenez, prenons un exemple concret tiré des graphiques que je vous ai présentés plus haut. On a vu que la productivité mensuelle moyenne d’un Français salarié se situait entre 5 600 et 5 900 euros (graphiques 5 et 6). Pourtant, le salaire net moyen en France n’était en 2011 que de 2 128 euros et le salaire net médian de 1 712 euros [4]. À votre avis, à qui profite l’écart entre la productivité et le salaire ? [5]

Antoine Léaument

Notes

[1] Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2] Pour consulter les données, sélectionnez « Average hours worked per person engaged ».

[3] Source : OCDE. Sélectionnez la valeur « GDP per hour worked, national currency, constant prices » pour retrouver ces données.

[4] Pour ces chiffres, voyez cet article assez complet. Vous pouvez également utiliser cet outil, qui vous permet de comparer votre revenu avec celui de la population française.

[5] Il s’agit là d’un raccourci polémique de l’auteur. La totalité de la différence entre la productivité moyenne des salariés et le salaire moyen ne revient évidemment pas à l’actionnaire : une grande partie de cette productivité va dans les salaires, puis dans les impôts, puis dans les remboursements d’emprunts, puis dans les investissements de l’entreprise et puis, bien sûr, dans les poches de l’actionnaire. Ceci dit, si la part des salaires dans le PIB reste supérieure à celle des dividendes, la première baisse constamment depuis une trentaine d’années, tandis que la seconde ne cesse d’augmenter... (Note d’Acrimed)

 

Collé à partir de <http://www.acrimed.org/article4400.html>