« Le Web fait de plus en plus partie des droits de l'homme »

LE MONDE | 12.03.2014 à 09h37 • Mis à jour le 12.03.2014 à 10h54 | Propos recueillis par Yves Eudes et Damien Leloup

Abonnez-vous

à partir de 1 € Réagir Classer

Partager facebook twitter google + linkedin pinterest

Tim Berners-Lee est le principal concepteur du World Wide Web, qui fête, jeudi 13 mars, ses 25 ans, et le président du W3C, l'organisme chargé d'établir les normes du réseau utilisé au quotidien par des milliards de personnes.

Quel regard portez-vous sur le Web, vingt-cinq ans après sa création ?

Nous devons nous poser un moment, réfléchir au Web que nous voulons créer pour les vingt-cinq prochaines années. La Toile fait partie de notre quotidien, et je crois que le Web fait de plus en plus partie des droits de l'homme. Quand vous avez accès au Web, vos droits sont plus importants que quand vous n'y avez pas accès. Je suis aussi inquiet : si nous n'y prenons pas garde, la Toile deviendra un média contrôlé, sur lequel les gouvernements et les entreprises peuvent limiter ce à quoi nous avons accès, nous espionner.

Mais ils nous espionnent déjà ; comment y mettre fin ?

C'est vrai. Si vous habitez dans un pays « civilisé », vous ne pouvez empêcher votre police de surveiller le Web, parce qu'elle doit lutter contre le crime organisé. Mais il est impératif que vous disposiez d'une agence indépendante qui s'assure que les personnes qui ont le pouvoir d'espionner en ligne doivent répondre de leurs actions.

Nous devons mettre en place de nouveaux systèmes de responsabilisation. S'il y a de la surveillance en ligne, les citoyens doivent savoir dans quelles circonstances elle est possible, et doivent être assurés que leurs informations ne seront pas utilisées à leurs dépens.

Voir tous nos contenus sur le scandale Prism et ses conséquences

N'est-ce pas un peu utopique ?

Beaucoup de choses le sont. Les démocraties que nous connaissons aujourd'hui n'en ont pas toujours été, et de nombreux pays ne sont pas libres.

Nous devons mettre un coup d'arrêt à la surveillance sauvage. Les gens qui utilisent le Web au quotidien doivent changer la manière dont il fonctionne, pour qu'il redevienne sûr.

Que saviez-vous du système de surveillance mis en place par l'Agence nationale de la sécurité (NSA) américaine ? Avez-vous été surpris par son ampleur ?

Je n'avais aucune information particulière, cela a été une surprise pour moi comme pour la plupart des gens. On savait que la NSA disposait de capacités d'espionnage d'Internet, mais ce que nous n'avions pas compris, c'est à quel point le système était hors de contrôle. Il faut reformuler entièrement la manière dont la NSA et la Government Communications Headquarters sont rendues responsables de leurs actions.

C'est la seule manière dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni pourront à nouveau convaincre le reste du monde qu'ils sont des pays où l'ont peut héberger des données et faire des affaires en toute confiance.

Êtes-vous optimiste sur le fait que les citoyens puissent avoir un droit de regard sur les agences de renseignement ?

Je suis de nature optimiste. Il y a eu de nombreux moments dans l'histoire où des changements se sont produits, où le peuple s'est soulevé pour demander à son gouvernement d'être responsable. Certains de ces mouvements ont conduit à des choses formidables, comme la Grande Charte au Royaume-Uni ou le Bill of Rights aux Etats-Unis , la Constitution sud-africaine d'après-apartheid… Nous sommes à un moment similaire, où nous devons demander la même chose pour le Web.

Vous prônez un mouvement citoyen sans lien avec les Etats ?

Pour moi, c'est un effort qui doit se faire à de multiples niveaux. Ça ne peut pas être une démarche nationale, c'est nécessairement un mouvement global, qui implique de très nombreuses organisations, comme celles de Webwewant.org.

Il y a aussi des hommes politiques fortement impliqués dans ce mouvement. Au Brésil, un « Bill of Rights » pour l'Internet est en discussion au Parlement.

Vous pensez qu'un tel mouvement peut fonctionner aux Etats-Unis ?

Souvenez-vous du projet de loi Stop Online Piracy Act, en 2011, qui devait donner au gouvernement des pouvoirs très forts en matière de contrôle du Web. Il y a eu un mouvement de résistance, des citoyens ont signé des pétitions, ont manifesté, et la plupart des députés favorables à un renforcement des droits d'auteurs ont changé d'avis.

En France, en Allemagne les gouvernements proposent de relocaliser les données de leurs citoyens…

Je ne peux pas être favorable à une balkanisation d'Internet. Le Web ne peut pas fonctionner au niveau national. Si les Français décident que toutes les données des citoyens doivent être stockées sur le territoire national, imaginez ce que serait le lancement d'un nouveau réseau social ! Vous seriez obligé d'avoir des centaines de serveurs dépendant de centaines de législations différentes.

La création d'un « cloud européen » serait donc dangereuse ?

Il aboutirait à une balkanisation du Web. Il y a bien d'autres choses que les gouvernements peuvent faire, comme mettre à disposition les données en leur possession, ou s'assurer que la culture européenne est correctement archivée en ligne et reste donc préservée. Le rôle des gouvernements n'est pas de bloquer le développement d'Internet et d'empêcher l'information de circuler entre les pays.

Des entreprises ont récemment signé des accords remettant en question la neutralité du Net, ce principe qui veut que toutes les données circulent de manière égalitaire ? Êtes-vous inquiet ?

Non, je pense que les gens vont s'apercevoir que la neutralité est très importante. Le degré d'ouverture de l'Internet va décider des lieux où les gens feront du commerce, où ils trouveront du travail, où ils vivront. Cela deviendra un élément de la concurrence entre les pays qui veulent attirer les jeunes les plus intelligents. L'opinion va aussi s'apercevoir que c'est important pour la démocratie.

Pour bien fonctionner, la démocratie a besoin d'un média de communication ouvert. On sait que le quatrième pouvoir, les médias classiques, est essentiel à la démocratie. Or, on dit aujourd'hui que l'Internet est le cinquième pouvoir. S'il n'est pas libre et ouvert, il n'y aura pas de démocratie.

 

Collé à partir de <http://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/03/12/le-web-fait-de-plus-en-plus-partie-des-droits-de-l-homme_4381402_651865.html>