vendredi 13 juin 2014

15:35

Un discours islamique officiel en Égypte

La VIIe conférence du Haut Conseil des affaires islamiques

Anne-Laure Dupont et Anne-Claire de Gayffier-Bonneville

 

Au début des années soixante-dix, l'État égyptien est confronté au militantisme semi-légal ou clandestin de mouvements islamistes qui mettent en cause ses structures en les jugeant non conformes au précepte divin de « commander le bien et pourchasser le mal » dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. Pour ces mouvements, l'islam est un « système global et total » (nizâm kâmil wa shâmil) qui ne peut se réaliser que dans le cadre d'un État islamique dont la législation reposerait sur la loi divine (sharî'a) et où tous les moyens médiatiques et éducatifs seraient mis au service de la propagande religieuse.

2Les groupes qui fondent leur stratégie sur le coup d'État tel al-Jihâd, responsable de l'assassinat du président Sadate en 1981, sont aujourd'hui en retrait par rapport aux Jamâ'ât islâmiyya (associations islamiques), plus populaires et rurales, ayant leur assise territoriale en Haute et Moyenne Égypte. Au début des années quatre-vingt-dix, elles sont sorties des universités où elles étaient nées et sont passées à l'action armée. Elles affrontent indirectement l'État en fomentant des attentats contre les coptes, les touristes ou les intellectuels laïques qui sont, à leurs yeux, le signe de l'« arbitraire du pouvoir impie agissant contre les musulmans authentiques »1.

3Le gouvernement, en recourant à la répression, prend le risque d'être accusé de violence à l'égard de croyants sincères et de se couper des masses, restées profondément religieuses. Aussi tente-t-il de les mobiliser à son tour en s'appuyant sur les institutions de l'islam officiel qu'il contrôle : al-Azhar et le ministère des Waqfs (biens religieux), auquel est rattaché le Haut Conseil des affaires islamiques (al-Majlis al-a'lâ li-l-shu'un al-islâmîyya) depuis la réforme d'al-Azhar en 19612. Il fait appel aux ulémas, les savants de l'islam qui, traditionnellement en pays sunnite, ne remettent pas en cause le pouvoir tant que ce dernier ne manifeste pas d'hostilité à l'égard de la religion et évite la fîtna, la discorde au sein de la communauté unie des croyants (Umma). Ils ne prétendent pas eux-mêmes au pouvoir politique mais entendent le conseiller pour qu'il se maintienne dans la voie de Dieu.

4En recherchant le concours des autorités religieuses traditionnelles d'Égypte et des autres pays musulmans, l'objectif du gouvernement est de délégitimer les islamistes en les accusant d'actions non conformes au Coran et à la Sunna du Prophète, tout en se légitimant lui-même comme gardien de l'islam authentique. Il entend se présenter aussi comme garant du leadership égyptien au Moyen-Orient. La politique régionale du président Moubarak, depuis son arrivée au pouvoir en 1981, a consisté en effet à sortir son pays de l'isolement où la paix séparée avec Israël l'avait conduit en réaffirmant son appartenance arabe et islamique. La réintégration de l'Égypte dans la Ligue des États arabes en 1990 a consacré le succès de cette politique. Or, la fin de la guerre froide et, depuis 1991, l'élargissement du processus de paix entre Israël et les pays arabes – accord avec l'OLP en 1993 ; traité avec la Jordanie en 1994 – peuvent faire craindre à l'Égypte de voir, à terme, son rôle stratégique s'affaiblir. Elle n'est plus un enjeu de la rivalité américano-soviétique et ne peut plus mettre en avant sa position d'interlocuteur unique entre Israël et les Arabes. Aux yeux des États-Unis, son rôle, jusqu'ici essentiel, est néanmoins subordonné à des priorités autres : l'intégration régionale de l'État d'Israël et la stabilité de la zone du Golfe, garante de l'approvisionnement en pétrole. L'Égypte pourrait notamment se trouver en situation de concurrence avec l'un de ses plus proches voisins, l'Arabie Saoudite, pivot de la stratégie américaine au Moyen-Orient, et tirant elle-même sa légitimité de la garde des lieux saints, La Mecque et Médine, et de la défense d'un islam purifié de toute superstition et de toute hérésie selon la doctrine wahabite3. L'Égypte est donc amenée à justifier son rôle à long terme en invoquant non seulement le poids de sa démographie mais encore celui de son rayonnement culturel et religieux.

5Le discours religieux de l'Etat égyptien répond ainsi à une double préoccupation : combattre les islamistes sur leur propre terrain et réaffirmer la vocation régionale et internationale de l'Égypte, présentée comme le berceau du monothéisme et un phare de l'islam. Un exemple nous en a été fourni par la VIIe conférence du Haut Conseil des affaires islamiques (HCAI) qui s'est tenue du 7 au 10 août 1995 à Alexandrie, loin de la touffeur du Caire, dans les hôtels Sheraton et Palestine. Placée sous le patronage du président Moubarak, elle était présidée par 'Alî Mahgûb, ministre des Waqfs, et le shaykh Gâd al-Haqq 'Alî Gâd al-Haqq, grand imam et shaykh d'al-Azhar, décédé depuis, le 15 mars 1996, au Caire4. Le titre de la conférence, « L'apport des religions et la valorisation des hommes »5, témoignait de l'ambition du ministre des Waqfs de défendre une interprétation gouvernementale de l'islam, religion de paix, de tolérance et de dialogue, à l'instar des autres religions révélées qui, loin d'inciter à la violence, sont au contraire au service de l'homme dans tous les domaines. Il s'agissait de susciter autour de l'État égyptien le consensus des musulmans et des autres croyants également menacés, en mettant l'accent sur « les valeurs communes à toutes les religions ». Venus du monde entier, les invités étaient pour la plupart des ulémas ou des hommes de foi musulmans, mais la volonté d'ouverture justifiait l'invitation officielle de non-musulmans : ecclésiastiques coptes, représentants du Vatican, ou simples laïcs comme les auteurs de ces lignes. Les non-musulmans étaient tous chrétiens ou de tradition chrétienne. Il n'y avait pas de juifs bien que leur présence, semble-t-il, eût été envisagée. Des propos haineux furent parfois tenus publiquement contre eux – ce qui limite largement le « dialogue » dont cette conférence se voulait la promotrice. Nous y reviendrons. Comme pour les colloques précédents, la date correspondait au mawlid (mouled) al-nabî, l'anniversaire de la naissance du Prophète Muhammad, célébré officiellement le 9 août au soir (12 rabî' I) dans la grande salle de conférences de la bibliothèque d'Alexandrie.

6Après la récitation de versets coraniques et la remise de récompenses à des ulémas méritants, la cérémonie est inaugurée par un discours du président de la République rappelant que l'islam est la religion de la paix et dénonçant vigoureusement le terrorisme pratiqué en son nom. Il a lui-même été victime, quelques semaines plus tôt, d'une tentative d'assassinat à Addis-Abeba, en Ethiopie, attentat que des participants à la conférence évoqueront d'ailleurs explicitement : le délégué du Pakistan pour exprimer sa sympathie au président, et Muhammad 'Uthmân al-Mîrghanî,  chef de la confrérie des Khatmîya au Soudan, pour accuser le dirigeant du Front national islamique, Hasan al-Turabi, et inviter les conférenciers à dénoncer le régime soudanais.

7Sans citer aucun nom, Hosni Moubarak s'exprime en termes tout aussi éloquents. Son discours, interrompu à plusieurs reprises par les applaudissements habituels, donne clairement le ton de la conférence6. Le président rappelle d'abord la vocation à rassembler des hommes de foi de l'Égypte, en tant que « terre de l'unicité et des religions, asile des Prophètes et protectrice des messages divins », qui accueillit Moïse, Jésus et Muhammad et vit coexister les religions monothéistes. « Dans sa capitale se dresse la noble al-Azhar (al-Azhar al-sharîf) qui protège l'islam, sceau des religions et des messages révélés. » De toutes les valeurs de ce dernier message, la paix – al-salâm, de même racine qu'islâm – est la plus élevée. Il faut entendre par paix, la paix avec soi-même à travers la soumission à Dieu ; la paix avec son entourage représenté par la famille, « cellule de la société », ou les voisins, tous égaux en Dieu ; enfin la paix avec la communauté musulmane et les autres communautés de croyants. Or la paix est menacée par des « menées non conformes à la civilisation » (mumârasât lâ hadârîya) tant en Bosnie qu'à travers des conflits opposant des pays musulmans ou un groupe à un autre à l'intérieur d'un même pays musulman. À ce point du discours, le président Moubarak s'en prend au terrorisme (irhâb) pratiqué par des « groupes islamiques (jamâ'at) contre des fils de la Umma ». De telles actions sont le fait de « bandes – 'asâbât7 – organisées et stipendiées, sans foi ni loi, (...) ne poursuivant que des buts criminels et matériels ». Le terrorisme est aussi le fait « d'États et de gouvernements se réfugiant derrière le masque de la religion et se parant du nom de réformateurs (muslihûn) ». Selon le  chef de l'État égyptien, l'on doit donc dénoncer l'utilisation de la religion par ceux qui se désignent eux-mêmes comme des mujâhidûn et des fidâ'îyyûn. Ces termes sont réservés à ceux qui « se battent contre les ennemis de leur patrie (awtânihim) et se sacrifient pour chasser ceux qui occupent leur terre ». Ils ne peuvent en aucune façon être attribués à ceux qui prennent les armes contre leurs propres frères et contre des innocents8. Le véritable combat (jihâd) est celui de la vérité, poursuit Hosni Moubarak. Ulémas, prédicateurs, hommes de religion doivent coopérer contre le terrorisme. Tous les musulmans sont invités à défendre « la vérité et l'essence de l'islam » (haqîqat al-islâm wa jawharuhu).

8L'intervention du chef de l'État permet de replacer la conférence dans son cadre. Il s'agit bien d'une entreprise de stabilisation interne fondée sur la défense d'une image pacifique de l'islam et le rappel de la dimension historique et spirituelle de l'Égypte, présentée comme le phare de l'humanité à qui elle apporta la civilisation et le monothéisme. Le gouvernement cherche à rétablir son autorité menacée par les mouvements islamistes en invitant les ulémas et les musulmans de bonne volonté à promouvoir un islam ouvert sur les autres religions et trouvant sa place dans le monde contemporain. Les participants à la conférence doivent réfléchir aux mesures à prendre dans les domaines culturel, social, politique, économique et médiatique afin que l'islam donne de lui sa véritable image et contribue pleinement au progrès de l'humanité. L'islam est vécu ici à la fois comme religion révélée (dîn) et comme civilisation (hadâra), c'est-à-dire comme cadre spatio-temporel où société, pouvoir, économie et culture doivent s'organiser de manière spécifique – la civilisation islamique étant principalement conçue en référence à la civilisation occidentale. L'islam « dîn wa hadâra » -religion et civilisation- doit montrer sa capacité de rassemblement des musulmans, d'ouverture aux autres monothéismes et d'échange avec les autres parties de l'humanité.

9C'est sur la mise en oeuvre et les limites de ce rassemblement, de cette ouverture et de cet échange que nous avons fondé notre réflexion. Nous avons d'abord observé ce qu'il en était de la solidarité islamique à travers les pays représentés à Alexandrie et l'image de l'islam qu'ils entendaient promouvoir ; nous avons analysé ensuite la manière dont le dialogue s'était noué entre les musulmans et les quelques chrétiens invités, puis examiné comment s'opérait la rencontre entre la civilisation islamique et les autres civilisations, ou plus exactement l'une d'entre elles, la civilisation européenne ou occidentale.

10Nous avons relevé ces trois thèmes – solidarité de la Umma, dialogue islamo-chrétien et rencontre de la civilisation islamique et de la civilisation occidentale comme les manifestations d'un dialogue dont les conférenciers affichèrent constamment la volonté. Par-delà les mots, comment ce dialogue fut-il effectivement envisagé ? Allait-il rester une pieuse incantation ou bien les conférenciers étaient-ils prêts à assumer ce qui conditionne tout dialogue : la remise en cause de soi-même pour progresser dans la réflexion et dans l'action ? Ces questions ne nous ont pas quittées, pendant et après la conférence. Nous nous sommes constamment demandé si la VIIe conférence du HCAl avait pu susciter un discours novateur, apte à désamorcer la violence de mouvements se réclamant eux-mêmes de l'islam et dont il s'agissait précisément d'écarter la menace.

Une conférence islamique

11En convoquant des ulémas et des responsables de tout le monde musulman, l'Égypte a voulu réaffirmer son rôle régional ou international. Elle a trouvé dans son passé le plus lointain les signes d'une mission religieuse spécifique. Dans l'interprétation reprise à Alexandrie, l'Égypte et, dans une moindre mesure, les autres pays arabes, ont été présentés comme le berceau du monothéisme – l'Égypte à travers Akhénaton, les Arabes à travers Hammûrâbî. L'Égypte apparaissait aussi comme la terre des Prophètes où vinrent s'abriter Moïse, Jésus et Muhammad. Ce dernier scellant le temps de la Prophétie, la vocation de l'Égypte s'accomplit désormais dans l'islam. Sa primauté, réelle ou supposée, dans le monothéisme, justifie la place particulière qui lui a été dévolue jusqu'à aujourd'hui dans le monde musulman.

12Sawfî Abu Tâlib, président de l'Assemblée du Peuple de 1977 à 1983, a reformulé de son côté la théorie des trois cercles nassériens en déclarant que « l'Égypte, d'origine et de fondement pharaoniques, [était] d'environnement asiatique et africain, d'identité (tawajjuh) et de devenir arabes, de civilisation (hadâra) et de conscience (damî’) islamiques »9. On relève dans ces propos l'absence du « cercle » méditerranéen, qui représente pourtant aujourd'hui l'un des volets de la politique étrangère de l'Égypte, dans le cadre d'un rapprochement avec l'Union européenne10. Cette dimension n'a pas été évoquée lors de la conférence d'Alexandrie : il s'agissait de produire un discours religieux à destination des musulmans, l'histoire et la géographie de l'Égypte trouvant leur aboutissement et leur signification dans l'islam.

13Le rappel de la vocation islamique de l'Égypte justifiait ainsi le rassemblement à Alexandrie de délégués musulmans venus de plus de cent pays. Des membres de gouvernements, ministres des Waqfs, de l'Éducation, de l'Information ou de la Culture, côtoyaient le secrétaire général de la Ligue des États arabes, le secrétaire général de l'Organisation de la conférence islamique (OCI), des prédicateurs, des imams, des muftis, des universitaires, des enseignants d'universités islamiques comme la Zaytûna de Tunis, des membres d'associations de musulmans vivant en pays non musulmans... Il faut remarquer l'absence des confréries soufies en tant que telles, même si des participants, à titre individuel, pouvaient en être membres. Si celle des Khatmîya au Soudan, que nous avons mentionnée plus haut, a été mise en avant, c'est avant tout pour des raisons politiques : son chef est d'abord le représentant de l'opposition soudanaise et s'est vu offrir à Alexandrie une tribune contre le Front national islamique. Les confréries égyptiennes, pourtant si vivantes, n'étaient pas partie prenante d'une réunion dont la mystique religieuse, il est vrai, était la moindre des préoccupations. Condamné par les islamistes, le soufisme est également soupçonné, par les tenants d'un fondamentalisme modéré ou de la « modernité », d'hétérodoxie et d'irrationalité. Au mieux apparaît-il comme une survivance du folklore populaire. Il serait, en tous cas, distinct de l'islam savant et institutionnel dont se réclamaient les organisateurs. Certes, le Prophète a été célébré à l'occasion de son anniversaire – ce qui ne se fait pas en Arabie Saoudite, cependant représentée à Alexandrie – mais c'était comme l'unique concession au culte des saints, si présent dans la pratique religieuse des Égyptiens11.

14Deux types de discours ont dominé la manifestation : celui d'ulémas réputés pour leur science religieuse et leur audience populaire, et celui d'universitaires et d'hommes politiques, souvent juristes, chargés de mettre en lumière le caractère démocratique des premières institutions islamiques, en particulier la shûrâ – consultation – à laquelle Dieu invite les croyants.

15Parmi les ulémas, on retiendra la présence de deux prédicateurs célèbres en Égypte et au-delà : le shaykh Mitwâlî al-Sha'râwî et le shaykh Muhammad al-Ghazâlî, tous deux partisans d'une stricte application de la loi religieuse. Le shaykh al-Sha'râwî. né en 1911 et diplômé de la faculté de langue arabe d'al-Azhar, a enseigné et prêché en Arabie Saoudite et en Algérie avant de devenir ministre des Waqfs en 1976. Il s'est spécialisé dans le commentaire coranique mêlant érudition religieuse, considérations scientifiques et références au folklore égyptien. De 1974 à 1976, une émission de télévision l'a rendu extrêmement populaire. Son arrivée à la tribune de la conférence du HCAl a d'ailleurs été saluée par des murmures approbateurs.

16Le shaykh al-Ghazâlî, né en 1917 et mort à Riyâd le 9 mars 1996, lors d'un colloque sur « L'islam et l'Occident », appartient à la même génération que le shaykh al-Sha'râwî. Diplômé de la faculté de théologie d'al-Azhar, il fut membre du Bureau d'orientation de l'Association des Frères musulmans avant d'en être exclu en 1953 par le guide al-Hudaybî pour avoir choisi de participer aux institutions révolutionnaires après le coup d'État des Officiers libres. Il a fait carrière au sein du Ministère des Waqfs et, comme le shaykh al-Sha'râwî, a séjourné en Arabie Saoudite et surtout en Algérie, où il s'est fixé de 1981 à 1989. Directeur des études de l'Université islamique de Constantine à partir de 1984, il donnait également des sermons hebdomadaires à la télévision algérienne. Il illustrait l'émergence d'un fondamentalisme radicalisé au sein des institutions religieuses algériennes dont l'islamisme naissant, particulièrement le FIS, allait se nourrir12.

17À côté de ces ulémas, connus pour leurs positions conservatrices, voire leurs liens avec les islamistes modérés dans le cas du shaykh al-Ghazâlî, la conférence a fait une place importante à des juristes non issus des institutions religieuses, souvent de formation française, à la fois proches du pouvoir et préoccupés de réintroduire des éléments du droit islamique dans la législation, dont la sharî'a est reconnue comme l'une des sources depuis la Constitution de 1971, et la source principale depuis 1981. On peut citer en exemple Mufîd Mahmûd Shihâb, président de l'Université du Caire et du Comité des affaires arabes et extérieures et de la sécurité nationale (al-amn al-qawmî) au Majlis al-shûrâ (Conseil consultatif), et Sawfî Abu Tâlib, actuellement professeur de droit à l'Université du Caire qu'il présida lui-même un temps. Comme nous l'avons dit plus haut, Sawfî Abu Tâlib a pris la tête de l'Assemblée du Peuple (le parlement égyptien) en 1977, et à ce titre, a dirigé à partir de décembre 1978 une commission de codification de la sharî'a en vue de son application future. Le projet, présenté à l'Assemblée en 1982, a été repoussé par les députés13. Redevient-il ou pourrait-il redevenir d'actualité ? Son promoteur, en tous cas, a été extrêmement présent, tout au long de cette conférence, notamment comme président du comité chargé de préparer et de rédiger les résolutions finales.

18Tous les pays de la Ligue des États arabes avaient envoyé des délégués, à l'exception notable de l'Irak et de l'Algérie, laquelle, dans le cadre de sa politique d'arabisation, a pourtant fait largement appel à des professeurs et des prédicateurs égyptiens, à commencer par les shaykh al-Ghazâlî et al-Sha'râwî dont nous venons de parler. Mais dans un pays déchiré par la guerre civile, quels ulémas seraient venus dénoncer les mouvements islamistes ? La situation que connaît ce pays est justement celle que l'État égyptien veut à tout prix éviter. Il ne fallait pas parler de l'Algérie.

19Les États arabes présents avaient participé à la coalition internationale contre l'Irak en 1990-1991. Le cas de ce dernier, contrairement à celui de l'Algérie, a été évoqué. Les conférenciers s'en sont tenus à une attitude prudente et équilibrée, celle adoptée quelques mois plus tard dans le cadre de l'accord « pétrole contre nourriture ». Ils ont demandé au gouvernement irakien de respecter les décisions du Conseil de sécurité de l'Onu et à la communauté internationale d'alléger les souffrances du peuple irakien, que l'embargo privait de produits de première nécessité. Ils ont également exprimé le souhait que « la solidarité arabe tant recherchée au Moyen-Orient » porte enfin ses fruits14.  

20Les pays de la péninsule arabique étaient tous représentés, y compris l'Arabie Saoudite- nous l'avons dit – qui ne célèbre pas l'anniversaire du Prophète ni aucun culte de saints car dans la doctrine wahabite, rien ne doit détourner le croyant de Dieu et de son unicité absolue. L'on a pu également noter la présence de délégués des pays du Golfe.

21Vingt-sept pays d'Afrique noire ont participé à la conférence. La présence de Mme Aîcha Bah, ministre guinéenne de l'Éducation et de la Formation professionnelle, a donné lieu à un petit incident, les délégués de l'Inde refusant de s'asseoir à côté d'elle au matin du deuxième jour. Notre délégation française, pour moitié féminine, se trouvait placée derrière elle, et elle nous prit à témoin, furieuse, pour s'affirmer comme femme et comme musulmane, « Qu'est-ce que c'est que cet islam-là ? L'islam, ce n'est pas cela ! » Quelques minutes plus tard, dans son intervention publique – en français – elle expliquait, en citant le Coran, les Hadith et La Civilisation des Arabes de Gustave Le Bon15, que l'islam, religion de paix et de tolérance, refuse toute coercition à l'égard des femmes comme à l'égard des minorités. Le lendemain, les Indiens avaient été placés à l'autre bout de la salle et un Italien débonnaire, converti à l'islam, s'installait aux côtés de Mme Bah...

22L'on notait également une forte représentation des musulmans turcophones, venus non seulement de Turquie mais de trois Républiques d'Asie centrale, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Turkménistan – auxquels on pourrait ajouter les représentants des Tatars de Russie, dont le mufti de Moscou. Leur présence était pour les conférenciers le signe de la force de l'islam qui s'était maintenu même dans la clandestinité, de sa capacité de résistance et de l'idéal de liberté qu'il incarnait face au joug de la Russie et de l'idéologie communiste. L'exemple de l'Ouzbékistan fut mis en valeur par son représentant : plus de cinq mille mosquées, quatre éditions et plus d'un million d'exemplaires du Coran traduit en ouzbek, traduction en ouzbek également du traditionniste al-Bukhârî. Cette activité devait être poursuivie, en même temps que l'apprentissage de la langue arabe longtemps proscrite. Il fit état enfin de très nombreux manuscrits en arabe et persan ignorés des chercheurs musulmans.

23Le premier volet des résolutions finales de la conférence, consacré à la culture, faisait spécialement mention des États de la Communauté des États Indépendants (CEI) après l'éclatement de l'Union soviétique. Il rappelait les efforts consentis à leur égard par les pays arabes et musulmans et invitait à la poursuite d'une collaboration tant matérielle qu'intellectuelle16. Cela s'est traduit concrètement par la remise d'un prix au Turkménistan. Le ministre des Waqfs a rappelé en effet qu'« en considération de l'apport de l'Égypte au monde musulman, le président Moubarak le bien guidé (al-râchid) avait décidé d'allouer chaque année un grand prix des sciences islamiques aux ulémas et aux chercheurs qui auraient marqué la pensée islamique mondiale ». C'était au tour du Turkménistan de le recevoir pour édifier un centre islamique et une faculté de langue arabe et des sciences religieuses à Achkhabad17.

24Il convient de s'arrêter un moment, dans ce tour d'horizon, sur l'Iran, qui avait délégué à Alexandrie son ministre de la Culture et de l'Orientation islamique, Mustafâ Mîr Salîm. De tous les pays représentés, l'Iran était la seule république islamique susceptible de servir de modèle à ceux que combat précisément l'État égyptien. Sa présence avait donc une grande signification. Sur le plan religieux, elle montrait que cette réunion ne se limitait pas au monde sunnite. C'était bien la Umma tout entière qui était convoquée pour manifester son unité. Sur le plan politique, elle traduisait la volonté d'un rapprochement entre l'Iran et l'Égypte, pour assurer en particulier la stabilité du Golfe. Le chef de la diplomatie égyptienne, Amr Musa, dans un entretien récent avec le mensuel Arabies, a ainsi résumé la tendance actuelle des relations entre les deux pays, exprimant une volonté d'apaisement à condition que l'Iran y mette de la bonne volonté ; « L'Iran est un pays du Moyen-Orient avec lequel les Arabes ont des liens historiques. Il ne sert à rien de maintenir la tension qui caractérise les relations actuelles. Mais ceci relève de la responsabilité de la politique étrangère iranienne, qui doit changer, de manière à assurer aux Arabes que le conflit entre l'Iran et les Émirats arabes unis, par exemple, ou bien avec le Bahrein, seront réglés selon les normes de la légalité internationale et conformément aux principes qui régissent les relations entre pays différents mais voisins. »18

25L'antagonisme entre les deux pays remonte à l'accueil au Caire du Shah Muhammad Reza Pahlavi après la Révolution islamique en 1979, et au soutien apporté par l'Égypte à l'Irak en guerre contre l'Iran de 1980 à 1989. De plus, l'Égypte, incommodée par le discours iranien sur l'exportation de la révolution islamique, accusa longtemps l'Iran de s'immiscer dans les affaires intérieures de ses voisins en soutenant les mouvements islamistes.

26Or ce n'était pas l'Iran mais le Soudan qui était visé dans le discours de Hosni Moubarak, dénonçant les États qui soutenaient le terrorisme au nom de la religion et « se paraient du nom de réformateurs ». Les propos du ministre iranien, lors d'une conférence de presse tenue en marge des débats, le confirment19. Il assura que l'Iran avait été « l'un des premiers États à condamner le terrorisme et la lâche tentative d'attentat dont le président Moubarak avait été victime ». Il déclara que son pays recherchait une coopération économique avec l’Égypte, ainsi que de meilleures relations avec les pays du Golfe. Tant devant les Journalistes qu'au cours des échanges entre conférenciers, il rappela l'intérêt commun des Arabes et des Iraniens pour le sort de la Bosnie et de la Palestine, dénonçant les « complots contre l'humanité » qui s'y tramaient. Les musulmans devaient « donner l'exemple d'un peuple qui marche vers Dieu ». Dans cet effort, le ministre iranien reconnaissait à l'Égypte un rôle éminent. Significativement, il évoqua, dans sa conférence de presse, l'héroïsme de l'armée et du peuple égyptiens contre « l'ennemi sioniste » lors de la guerre d'Octobre 1973, passant sous silence les événements des années suivantes : la signature d'une paix séparée entre Israël et l'Égypte en 1978-1979, longtemps perçue par l'Iran comme une trahison ; et, plus récemment, le développement du processus de paix entre Israël et l'OLP, dont l'Égypte est un acteur essentiel et qui inclut la reconnaissance explicite de l'État hébreu par les Palestiniens. En rappelant la guerre d'Octobre, Mustafâ Mîr Salîm manifestait ainsi les réticences de l'Iran à l'égard d'une normalisation de l'État d'Israël dans la région, tout en saluant l'Égypte et en lui faisant une offre de conciliation.

27Pour l'Égypte, la présence de l'Iran dans le cadre d'une conférence à caractère religieux signifiait l'apaisement des relations entre chiites et sunnites. Face à la menace islamiste, il était indispensable d'éviter la fitna, la discorde. La communauté montrait son unité doctrinale et politique face à ceux qui pratiquent le terrorisme.

28À cet égard, la fin de la communication de Sawfî Abû Tâlib est éloquente20. On en trouvera des extraits significatifs en annexe du présent article. Partisan de la réislamisation du droit, l’auteur répond aux objections qui pourraient être émises contre l'application de la shari'a. Il s'en prend notamment aux « laïcistes »21 pour qui elle ne ferait qu'accroître la division du monde musulman sur des questions doctrinales et de pouvoir politique liées à l'éventuelle désignation d'un calife, ce qui favoriserait la montée en puissance dés extrémistes. Pour Sawfî Abu Tâlib, une telle division n'est pas à craindre et il le justifie en faisant appel à l'histoire. Il cherche à atténuer les effets de la grande discorde survenue entre les musulmans après la mort du troisième calife, 'Uthmân, en 656, et souligne l'unité profonde du monde de l'islam dont l'expression politique est la sharî'a, quelles que soient ses modalités d'application et l'origine du pouvoir. Les seuls ayant véritablement rompu cette unité sont les kharidjites. L'auteur les décrit comme de véritables dissidents qui se sont exclus eux-mêmes de la communauté des croyants par leur intransigeance et leur refus du consensus. Les islamistes sont pour lui, explicitement, les nouveaux kharidjites, ajoutant l'hypocrisie à la déviance (« Ils s'abritent derrière cette doctrine »). L'accusation de kharidjisme contre les islamistes n'est pas propre à Sawfî Abû Tâlib. C'est le procédé traditionnel de leur mise à l'index par les ulémas et l'islam officiel. Les islamistes eux-mêmes ne se reconnaissent pas dans les kharidjites et se réfèrent soit directement au gouvernement de Médine et des quatre premiers califes, soit au juriste médiéval Ibn Taymiyya (mort en 1328) qui a légitimé le jihâd contre les Mongols car, bien que convertis à l'islam, ils n'appliquaient pas la totalité de la sharî'a22.

29Si l'on suit la démonstration de Sawfî Abu Tâlib, le consensus refusé par les kharidjites n'est pas, à l'inverse, totalement remis en cause par la fraction entre sunnites et chiites. Le partage du pouvoir entre eux est inéluctable, voire légitime. L'instauration de l'État islamique en Iran ne représente plus une menace, alors que sa réalisation par les nouveaux kharidjites serait une catastrophe, Sawfî Abu Tâlib reconnaît implicitement une légitimité historique et religieuse à la République islamique d'Iran, car « pour les chiites, l'organisation du pouvoir politique est au nombre des piliers de la religion ». La contrepartie de cette reconnaissance est que l'État islamique ne doit en aucune façon déborder du monde chiite. À l'instar d'Amr Musa dans l'interview que nous avons citée plus haut, Sawfî Abu Tâlib en appelle à la responsabilité de l'Iran dans le maintien de la paix dans le Golfe et le somme de ne pas chercher à déstabiliser les États riverains. Sawfî Abu Tâlib affirme ainsi que la division entre chiites et sunnites n'est pas dommageable pour l'unité de la Umma tant qu'il n'y a entre eux ni concurrence ni contestation de la légitimité des pouvoirs. S'il est partisan d'une législation fondée sur le droit islamique, cela ne doit se faire que dans le cadre des États et des frontières existants. Dieu et les États sont souverains.

30Les arguties historiques et juridiques de Sawfî Abu Tâlib sont riches d'enseignement. La normalisation des relations avec la République islamique d'Iran manifeste la volonté d'opposer l'unité des musulmans à l'extrémisme islamiste, vigoureusement dénoncé comme contraire à l'islam. En même temps est faite une contre-proposition à leur projet : réislamiser le droit sans révolution et sans toucher aux structures du pouvoir. Il n'est pas question notamment de restauration califale, comme l'auteur le précise dans les pages suivantes.

31Un autre exemple de légitimation de la République islamique d'Iran nous est fourni par le mufti du Mont-Liban. Il s'agit cette fois du point de vue d'un 'âlim23. Sa communication, intitulée « Entre shurâ et démocratie »24, a pour objectif de démontrer la supériorité de la première sur la seconde. L'une des vertus de la shûrâ25 est d'être fondée sur la loi révélée tout en permettant le choix libre du Prince. Les chiites s'en sont éloignés en considérant que le pouvoir avait pour principe l'hérédité (al-wasîya) et que le Prophète avait investi l'imam 'Alî. Or, l'instauration de la République islamique a en partie effacé le différend politique entre sunnites et chiites. Le mufti du Mont-Liban rapporte à ce propos une discussion qu'il a eue avec le guide spirituel du Hezbollah, Muhammad Husayn Fadlallah, au cours de laquelle il lui a fait remarquer que l'Ayatollah Khomeiny, en définissant le gouvernement du juriste-théologien (wilâyat al-faqîh) et en prônant l'élection libre des gouvernants, avait conduit l'Iran à se rapprocher de la doctrine sunnite du pouvoir. Les États arabes sunnites dans lesquels le pouvoir est transmis héréditairement se trouvent au contraire proches du point de vue chiite.

32Le shaykh Fadlallah aurait d'abord ri. C'était la première fois qu'on émettait devant lui un avis pareil. Mais il tomba d'accord avec son interlocuteur sur la nécessité d'un dialogue entre ulémas sunnites et chiites sur la question du pouvoir en islam afin de parvenir à un point de vue unifié. Le mufti du Mont-Liban propose de se référer à l'époque qui a précédé la grande discorde, celle des quatre premiers califes, « un modèle de gouvernement selon la révélation » (mithâlan li-l-hukm bi-mâ anzala Allah). On mesure en réalité toute l'ambiguïté de ces références à l'Iran. Ce que l'on dénonçait à Alexandrie était moins le fond du projet islamiste que ses méthodes : le recours à la violence. Le véritable enjeu, celui de la souveraineté du pouvoir, ne fut pas éclairci. Personne ne remettait en cause le principe de souveraineté divine. Sawfî Abu Tâlib lui-même, qui cherche à concilier ce principe avec la souveraineté des États et des pouvoirs en place, n'explique pas vraiment comment l'on peut préserver l'un sans porter atteinte à l'intégrité de l'autre.

33Plus d'un tiers des délégations, enfin, représentaient des minorités musulmanes d'Europe, d'Asie ou d'Amérique vivant en pays non musulmans, soit par conversion ancienne ou récente, soit par suite d'immigration. L'un des conférenciers les plus congratulés venait des États-Unis. 'Abd al-Rachîd Muhammad put évoquer les quelque deux mille soldats et officiers musulmans de l'Armée américaine dont il est le premier imam. Lors de la cérémonie officielle du Mawlid al-Nabî, le ministère égyptien des Waqfs devait lui offrir le pèlerinage à la Mecque26.

34D'autres, délégués du Japon, du Népal, d'Ukraine, montèrent à la tribune pour solliciter le financement de mosquées et l'envoi d'enseignants et de prédicateurs. Un musulman de Corée du sud rappela qu'il appartenait à une minorité pauvre en comparaison des chrétiens de son pays. Il souhaitait que la conférence appuyât une demande auprès du gouvernement coréen : il s'agissait de laisser les musulmans acquérir un terrain pour la construction d'une université islamique.

35À l'exception d'un musulman d'Australie qui réclama un siège musulman permanent au Conseil de sécurité de l'Onu, en se gardant bien d'en préciser les modalités – l'Onu étant une association d'États -, les minorités, on le voit, exprimèrent avant tout des besoins concrets. Elles cherchaient à améliorer leur situation matérielle, leurs conditions d'exercice du culte et leur connaissance des sciences de l'islam et de la langue arabe.

36Les conférenciers allèrent au-delà de leurs vœux en demandant que les musulmans vivant en pays non musulmans puissent jouir d'un statut personnel conforme à la sharî’a, « dans les limites institutionnelles de ces pays », précisent les résolutions finales27. Or, il s'agit bien là d'une revendication totalement contraire au principe d'égalité devant la loi. C'est pourquoi les intéressés se montrèrent généralement beaucoup plus prudents et réalistes, à l'instar du jeune président de la Fédération des musulmans de France. Insistant sur la spécificité des musulmans installés définitivement en pays non musulmans, il affirma que « [sa] nationalité était française » et que « l'islam était [sa] foi » ('aqîda), ce qui n'empêchait pas les musulmans de France d'être animés d'un « sentiment » ('âtifa) d'appartenance à la Umma.

37Par le resserrement de leurs liens et l'expression concrète de leur solidarité, les participants musulmans cherchaient tous à réaffirmer avec force les valeurs fondamentales de l'islam. Par le discours parfaitement consensuel qu'ils tenaient, ils se montraient à eux-mêmes qu'au-delà des divergences politiques et de la diversité de leur situation au sein des États dans lesquels ils vivaient, ils restaient très fortement unis par une communauté de pensée. Manifestation de l'unité des musulmans, la réunion de la conférence d'Alexandrie représentait ainsi un message de confiance à l'adresse des musulmans à un moment où un certain nombre d'entre eux perçoivent leur civilisation comme menacée ou s'irritent d'un ordre mondial dominé par des puissances non musulmanes.

38La réaffirmation des valeurs de l'islam par les conférenciers musulmans avait également une visée externe, la diffusion d'une image positive de leur religion dans un monde qui, leur semble-t-il, n'a que trop tendance à s'en faire une représentation erronée. Les conférenciers s'inscrivaient ici dans une longue lignée : à la fin du siècle dernier, des penseurs musulmans réagissaient déjà contre les jugements portés par l'Occident sur leur religion, les estimant mal fondés et dépréciatifs. Le réformiste Jamal al-Dîn al-Afghânî (1838-1897) s'était ainsi engagé, en 1883, dans une controverse avec Renan sur les rapports de l'islam et de la science28. Alors que ce dernier tendait à montrer « la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation », al-Afghânî prenait des exemples dans le passé pour soutenir la position inverse : les Arabes, en recueillant l'héritage intellectuel de la Grèce et de la Perse et en le développant, avaient, à n'en pas douter, donné « la preuve de leur amour naturel pour les sciences ». Quelques années avant cette controverse, il s'était déjà montré préoccupé des relations de l'islam avec la science et avait insisté sur le fait que « l'islam s'adresse partout à la raison »29. Les principes de rationalité et de tolérance contenus dans la religion musulmane faisaient de cette dernière la croyance « qu'exige la raison »30.

39L'attention déjà ancienne des musulmans au regard porté par les non-musulmans sur leur religion les conduisit plus récemment, en décembre 1994, lors de la VIIe Conférence de l’OCI, à constituer un comité d'experts chargé de lutter contre la dégradation de l'image de l'islam. La création de cet organisme fut mentionnée par le secrétaire général de l'OCI dès la séance inaugurale de la conférence d'Alexandrie, le 7 août, preuve de l'intérêt porté à cette question par la communauté musulmane. Dans les résolutions finales, un appel vibrant, participant du même esprit, était lancé en direction des médias occidentaux, les enjoignant de cesser de présenter l'islam comme un ennemi de la civilisation occidentale. Il leur était demandé de ne plus accorder aux mouvances extrémistes la place qui leur était jusqu'alors dévolue dans l'information, mais au contraire, par la diffusion d'une image vraie de l'islam, de favoriser le dialogue entre les religions. Le président Moubarak, en soulignant dans son allocution la proximité des musulmans et des non-musulmans dans le partage des mêmes valeurs de tolérance, de cohabitation et de refus tant du fanatisme que de la violence ethnique, invitait lui aussi à la rencontre autour de ces principes moraux. Il proposait en même temps à ses auditeurs une certaine vision de l'islam que les orateurs musulmans avaient, durant les trois jours précédents, abondamment développée.

40La profonde tolérance de l'islam avait été à plusieurs reprises rappelée par les conférenciers. Elle se manifeste pleinement, expliquaient-ils, dans le respect des croyances de l'autre : les gens du Livre ne souffrent d'aucune discrimination en terre d'islam ; ils jouissent d'une égalité complète avec les autres citoyens et  bénéficient d'un statut personnel leur permettant de pratiquer leur religion et de suivre ses prescriptions, même si elles ne rencontrent pas toujours celles de l'islam. Ce dernier, insistaient les intervenants, en accordant dès l'époque du Prophète la liberté de culte aux juifs et aux chrétiens et en ne les brimant pas, abritait déjà les principes dont les Occidentaux – abusivement, selon eux – se targuent d'être les inventeurs et qu'ils font généralement remonter à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

41Ce souci d'égalité qu'anime l'islam s'exprime également à travers un grand sens de l'équité sociale. C'est ainsi que dans les recommandations finales, une place importante fut accordée à la question de la répartition des richesses. Il fallait intéresser les plus riches au sort des plus pauvres et permettre une redistibution d'une partie des richesses, au moyen peut-être de la zakât, l'aumône légale, dont l'organisation, était-il suggéré, devrait être revue.

42Outre le domaine social, les aspects politiques furent aussi abordés à la conférence d'Alexandrie. À plusieurs reprises, les intervenants précisèrent que la consultation (shûrâ) fait partie intégrante de l'islam. De nombreux exemples furent pris dans la vie du Prophète et des quatre premiers califes pour montrer combien ce principe est inscrit dans la conception du pouvoir en islam. Dans toutes les affaires d'ordre général, la shûrâ avait été mise en œuvre. Elle garantit au dirigeant, précisait 'Alî Mahgûb, ministre des Waqfs, un avis éclairé, l'empêchant ainsi de commettre des erreurs. Organe fondamental de pouvoir en islam, le conseil ne devait pas être négligé par les gouvernants, insistait ce même orateur. L'appel fut entendu par l'assemblée d'Alexandrie ; les résolutions finales contenaient une invitation à approfondir le concept de shûrâ dans les pays musulmans.

43Les musulmans voulaient aussi donner de l'islam l'image d'une religion pacifique. Le président Moubarak, en évoquant la racine commune du mot islam et du mot paix en arabe, entendait attirer l'attention de l'assistance sur cette valeur fondamentale et l'inviter à méditer ce principe. Le lendemain de l'intervention du président, les participants se rangèrent unanimement derrière les déclarations du chef de l'État égyptien en condamnant à leur tour le terrorisme. La violence, précisaient-ils, ne fait pas partie des valeurs de l'islam, elle n'est qu'un égarement, elle détourne de Dieu. Ces propos trouvèrent auprès des chrétiens présents, notamment en la personne de l'évêque de l'Église d'Ouganda, un écho important.

44Le rappel des valeurs intrinsèques de l'islam (tolérance, respect, égalité, consultation, paix) devait conforter les musulmans sur la force de leur religion fondée sur des principes universels et positifs. La victoire à long terme de ces principes était symbolisée, nous l'avons dit, par la présence des musulmans d'ex-URSS. Le président de l'Institut islamique de Tachkent évoqua le joug communiste qui s'abattit pendant plus d'un demi-siècle sur les musulmans d'Asie centrale mais aussi l'impossibilité où il fut de venir à bout de l'élan qui animait ces hommes de foi. Le président de la Zaytûna de Tunis et du Conseil islamique tunisien, 'Abd al-Majid b. Hamda, parla ensuite des premiers siècles de l'Hégire, de cette époque où les Arabes étaient au sommet parce qu'ils avaient su accueillir les sciences des nations étrangères, les faire leurs, les développer, les étendre. L'acceptation de la culture étrangère, soulignait-il, n'avait en rien altéré la foi de ces hommes ni fait perdre à l'islam sa vigueur et ses valeurs. Fort de cet exemple, il invitait les musulmans d'aujourd'hui à s'ouvrir à la civilisation occidentale dans ses aspects positifs en lui apportant éventuellement leur sens du sacré.

45Dans cette conférence, la position de la France était un peu à part. Elle présentait une double originalité quant à la composition de sa délégation et à sa contribution. Là où les États-Unis ne comptaient qu'un seul délégué, musulman, là où la Belgique et l'Italie avaient chacune deux délégués, un musulman, un non-musulman, la délégation française était composée de sept personnes dont trois femmes et un seul musulman, le président de la Fédération des musulmans de France déjà évoqué.

46Une partie de notre délégation avait été constituée par Dominique Chevallier, professeur à la Sorbonne et directeur du Centre d'histoire de l'islam contemporain. Il était invité comme spécialiste et ami du Monde arabe et musulman. Nous nous sommes demandé quelle était notre place dans une conférence où chaque orateur affirmait sa foi. Nous savions que des organisateurs souhaitaient la présence de « chrétiens », sans très bien savoir si cela signifiait seulement « non-musulmans » ou si un témoignage comme « disciples du Christ » était attendu de nous. Certains étaient disposés à assumer cette ambiguïté. Mais comme universitaires, nous nous sommes interrogés sur les raisons de notre présence. C'est Dominique Chevallier qui posa publiquement la question, avant de dire comment une action commune devait, selon lui, être envisagée, et ce que pouvait signifier notre participation à une réunion placée sous le signe du dialogue.

« Les difficultés du dialogue n'existent pas seulement entre musulmans et chrétiens, mais aussi entre religieux et universitaires. La relation entre ces derniers est, en effet, délicate à établir parce qu'ils ne placent pas leurs préoccupations au même niveau. Du côté des institutions religieuses comme du côté de la réflexion scientifique, se trouvent des hommes et des femmes qui ont foi en l'esprit, en sa puissance, mais qui n'appréhendent pas la créativité de manière identique. Pourquoi ? Les religieux, théologiens ou prédicateurs, entendent transmettre la vérité d'une foi et sa morale. Les universitaires et les chercheurs, quant à eux, mettent continuellement en doute ce qui est acquis, car c'est par la mise en cause et la critique qu'ils peuvent faire de nouvelles découvertes, faire évoluer le savoir et la pensée, donc aller plus loin dans la recherche scientifique. Les uns maintiennent un dogme et ses valeurs. Les autres ébranlent toutes les croyances et toutes les idées reçues. »

47Dans ces conditions, comment religieux et universitaires peuvent-ils se rencontrer et fonder le dialogue ? Dominique Chevallier mit d'abord en garde contre le « vocabulaire de la polémique, de la propagande et de la justification ». À propos des termes employés par certains conférenciers, qui qualifiaient les politiques occidentales de « croisades », ou par les islamistes qui appellent « jihâd » des actes terroristes éminemment condamnables, Dominique Chevallier affirma que

« notre devoir [était] de démystifier un vocabulaire et des positions idéologiques qui deviennent nuisibles pour tous. Or, sur ce point, religieux et universitaires peuvent et doivent se rencontrer. Ils le doivent, parce que ce sont des hommes et des femmes de bonne volonté, et qu'ils ont pour mission de faire entendre la voix de la sagesse, de la sérénité et de la paix. C'est par là que notre dialogue doit fonder l'amitié et la compréhension réciproque. (...) Nous devons être d'autant plus attentifs au respect de ce que nous sommes les uns et les autres, que les conflits actuels provoquent un déferlement d'arguments démagogiques au lieu de favoriser le simple bon sens. Face à une telle situation, notre responsabilité est de réfléchir ensemble aux meilleures solutions pacifiques et d'agir en leur faveur. (...) [Nous devons trouver et proposer] des issues qui ménagent nos personnalités sans vaines insultes à l'égard de nos cultures et de nos lois. »

48En face d'interlocuteurs qui avaient la tentation de se réfugier dans le passé pour exalter la grandeur de l'islam, Dominique Chevallier rappela enfin l'apport de l'historien qui apprend à regarder les faits avec sérénité :

« Ce qui compte pour moi, historien, ce n'est ni la glorification du passé ni sa critique car, dans les deux cas, il s'agit toujours d'une démarche mystificatrice destinée à étayer une idéologie, et non à comprendre le destin de l'homme. L'histoire permet d'expliquer ; elle ne sert pas à justifier. Ce qui compte pour moi, c'est l'analyse de ce que nous sommes afin de saisir ce que les sociétés humaines ont construit. Par là, nous devons aussi réfléchir ensemble à ce que nous pouvons faire de grand dans l'avenir, puisque l'espérance appartient à notre commune condition humaine, puisque nous sommes tous animés par l'espérance. »31

Un dialogue islamo-chrétien

49La présence de non-musulmans s'expliquait officiellement par la volonté d'un dialogue entre adeptes des religions révélées, ce qui n'empêcha pas certains conférenciers de rappeler qu'ils pouvaient aussi être concurrents. Les délégués du Népal et de la Corée exprimèrent ainsi l'inquiétude des musulmans de leurs pays face au prosélytisme des missions chrétiennes. Le représentant coréen expliqua que chez lui, la tolérance religieuse était réelle mais profitait surtout aux chrétiens. Il se présenta comme issu d'une minorité pauvre ayant besoin de soutien face à « l'invasion du christianisme ».

50À ces réserves près, on voulut surtout souligner la concordance entre l'islam et le christianisme dans la défense de la paix, de la justice sociale et des valeurs morales. Des Églises chrétiennes étaient officiellement représentées au plus haut niveau, ce qui est remarquable en soi dans une conférence islamique. Le pape Chenouda III, patriarche d'Alexandrie et chef de l'Église copte, figurait au rang des principales personnalités. Il prononça un discours lors de la séance inaugurale du 7 août, au même titre, que le ministre des Waqfs, le gouverneur d'Alexandrie, le shaykh d'al-Azhar ou encore le secrétaire général de l'OCI,

51Les coptes-catholiques, de leur côté, étaient représentés par Mgr Yuhanna Golta, vicaire patriarcal. Outre la présence d'un évêque ougandais, il faut rappeler enfin que le Vatican, pour la première fois dans ce type de conférences, avait une délégation composée de deux ecclésiastiques : Mgr Fitzgerald, du Secrétariat d'État pour les relations avec les non-chrétiens, et le Cardinal Lopez Trujillo, président du Conseil pontifical pour la famille.

52L'initiative d'une rencontre entre autorités religieuses chrétiennes et musulmanes venait de l'ADIC, Association pour le dialogue islamo-chrétien et les rencontres interreligieuses, dont le siège se trouve à Paris et qui est co-présidée par un Égyptien, Ali El Samman, ancien conseiller du président Sadate, et Stélio Farandjis, secrétaire général du Haut Conseil de la francophonie. L'ADIC a œuvré à deux niveaux. Depuis 1992, elle a recherché l'établissement de relations entre al-Azhar et le Vatican en permettant au shaykh d'al-Azhar et au Cardinal Franz Kônig, membre du Sacré-Collège, de se rencontrer. En outre, elle a soutenu, début 1994, des échanges entre autorités musulmanes et chrétiennes en Égypte, en particulier une entrevue du pape Chenouda avec le shaykh al-Sha'râwî.

53L'ADIC a enfin organisé une journée de réflexion à la Sorbonne, le 13 Juin 1994, sur « La finalité du dialogue entre les trois religions monothéistes et les dangers qui les menacent ». Aux tables rondes participèrent notamment Dalil Boubakeur, recteur de l'Institut musulman de la Mosquée de Paris, le Cardinal Kônig, René Samuel Sirat, Grand Rabbin du Consistoire de France et le shaykh Mahmûd Zagzûg, doyen de la Faculté de théologie d'al-Azhar32.

54La réunion de la Sorbonne fut prise en compte dans les résolutions de la VIIe conférence du Haut Conseil des affaires islamiques :

« La conférence considère avec bienveillance les efforts manifestés en différents pays en faveur du dialogue entre les religions et les résolutions qui en ont résulté, spécialement la rencontre de la Sorbonne à laquelle assistèrent des représentants d'al-Azhar, du Vatican et des autres Églises en 1415/1994. Ses résolutions les plus importantes stipulaient entre autres :

- l'absence d'amalgame entre la foi et la pratique religieuse, d'une part, et la violence et l'extrémisme de l'autre ;

- la nécessité que les médias occidentaux mettent davantage en lumière l'image authentique de l'islam. »33

55Pour le président de l'ADIC, la reconnaissance de la rencontre du 13 juin 1994 à la Sorbonne était une victoire. Il faut noter cependant que, de toutes les résolutions émises à l'issue de cette journée, les musulmans rassemblés à Alexandrie ne retinrent que celles qui portaient sur l'amélioration de l'image de l'islam, comme s'ils avaient été moins préoccupés d'un échange avec d'autres monothéismes que de la recherche d'une caution morale pour sauver l'islam du discrédit dans lequel la violence pratiquée en son nom risquait de l'enfermer.

56De même, la présence de juifs à la Sorbonne ne fut pas rappelée lors de la conférence du Haut Conseil des affaires islamiques. Les juifs n'avaient pas été invités à Alexandrie, beaucoup de conférenciers les assimilant au sionisme colonisateur honni s'incarnant dans l'État d'Israël. Les Égyptiens se gardèrent de toute attaque sur le sujet, laissant au ministre syrien des Waqfs et au ministre iranien de la Culture et de l'Orienlation islamique le soin de remplir leur rôle en dénonçant « le sionisme ennemi de l'islam ».

57Cette rhétorique fut élendue au judaïsme en tant que religion par le mufti de Tripoli du Liban. Reprenant le titre de la conférence, « L'apport des religions et la valorisation des hommes », il précisa qu'il fallait seulement parler de certaines religions. Seuls l'islam et le christianisme seraient au service de l'homme, le judaïsme servant de son côté les desseins du « colonialisme judéo-américain ». L'orateur croyait-il sincèrement que musulmans et chrétiens pouvaient se rencontrer dans une dénonciation commune du judaïsme ?

58Reste à savoir en quels termes le dialogue islamo-chrétien fut lui-même formulé. On resta principalement sur le terrain moral en soulignant les concordances de vues entre al-Azhar et le Vatican lors de la conférence du Caire sur la démographie en 1994 ou dans la perspective de celle des femmes, qui allait s'ouvrir à Pékin quelques semaines plus tard (fin août 1995).

59La famille était particulièrement à l'honneur. La nécessité de resserrer les liens familiaux fit l'objet d'une résolution, d'ailleurs formulée de manière ambiguë : « C'est la famille, et non l'individu isolé, qui est la première cellule sociale. »34

60Rappelons également que parmi les représentants du Vatican, figurait le président du Conseil pontifical pour la famille. Dans une intervention en français, le Cardinal Lopez Trujillo, après avoir réaffirmé ce qu'était l'islam selon Vatican II, la religion du Dieu unique, miséricordieux et omnipotent qui a parlé à l'humanité, invita à un dialogue autour de la famille, « cellule de la société, source de la vie, fondée sur le mariage ». Il exalta le rôle de la femme, épouse et mère. Il dénonça les attaques dont la famille était l'objet, notamment les agressions contre la vie, avortement et euthanasie. Il qualifia l'avortement de « crime abominable » et regretta son utilisation éventuelle comme régulateur démographique. C'était l'encyclique Evangelium vitae en moins inspiré.

61Le thème moral était sans doute celui sur lequel institutions musulmanes et chrétiennes pouvaient se rencontrer le plus aisément et trouver une forme de consensus. Au plan théologique, bien des incompréhensions subsistent effectivement. C'est ainsi que Mgr Golta dut repréciser à la tribune que les chrétiens ne croyaient pas en trois dieux mais bien en un seul... « Nous sommes monothéistes, rappela-t-il. Il faut redécouvrir la gloire de Jésus. Tant de légendes courent sur lui. » II invita les musulmans et les chrétiens à se découvrir mutuellement en faisant nettement la distinction entre découverte et conversion.

62Dans un entretien accordé début 1995 au journal Le Monde, le patriarche Chenouda III avait exprimé de la sorte les limites du dialogue islamo-chrétien en Égypte :

« Croyez-vous à un dialogue possible avec l'islam ? », avait demandé Henri Tincq, l'informateur religieux du quotidien. « À un dialogue théologique ou dogmatique, certainement pas, avait-il répondu. De même, aucun dialogue n'est possible avec des groupes terroristes ou fanatiques, qui s'en prennent non seulement aux chrétiens mais aussi aux autorités légales. En revanche, une coopération est possible avec des musulmans modérés dans certains domaines d'intérêt commun, comme l'éducation, la solidarité, la lutte contre l'extrémisme religieux précisément. Mais je m'interroge : que signifie un tel dialogue pratique, concret, s'il ne débouche jamais sur le débat théologique qui nous oppose, chrétiens et musulmans ? »35

63On en vient à s'interroger sur le sens des « valeurs communes à toutes les religions » mises en avant dans le programme des travaux. S'agissait-il d'un effort pour mieux se comprendre ? Ou bien deux religions également menacées par la permissivité ambiante cherchaient-elles simplement à se défendre ? Le dialogue fondé sur le discours moral atteignit son apogée dans les propos du shaykh Muhammad al-Ghazâlî, qui invita les religions révélées à combattre ensemble « ceux qui autorisent ce qui est réprouvé (alladhîna yuhillûna al-haram) et permettent la fornication (al-zinâ). » II faut se débarrasser de cette dernière « ou de tout autre crime dangereux ainsi que des vices que l'Occident veut répandre dans le monde »36.

64En termes plus mesurés, 'Alî Mahgûb, le ministre des Waqfs, parla, lors de la clôture de la conférence, de « front commun » des religions révélées contre l'appauvrissement spirituel.

65On retrouvait le thème galvaudé de l'Orient spirituel contre l'Occident matérialiste. Il revint au vicaire patriarcal copte-catholique, Mgr Golta, de le formuler. Son intervention se voulait rassurante pour les chrétiens et les musulmans, surtout ceux qui se côtoyaient en Égypte, À condition de bien se connaître – c'est là que Mgr Golta évoqua la Trinité – il n'y a pas de confrontation entre les religions mais entre les civilisations. Chrétiens et musulmans savent que l'humanité, guidée par son Créateur, avance vers le progrès spirituel et moral, la vérité et la justice. Or ce sens de Dieu, l'Occident, malgré son avance technologique, l'a perdu. C'est alors qu'une scène surprenante se produisit : « Europe, qu'as-tu fait de ton christianisme ? » lança l'orateur. La salle applaudit à tout rompre.

66Plus tard, lors d'une pause entre deux séances, l'évêque nous expliqua avoir voulu ouvrir une porle en direction des musulmans, leur montrer que les chrétiens travaillaient dans le même sens qu'eux. Par sa question, il ne faisait que transposer l'interpellation de Jean-Paul II lors de son voyage en France en 1980 : « France, fille aînée de l'Église, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ? » Pour lui, c'était le cri du pauvre qui, étranger à la société de consommation, préserve cependant ses valeurs spirituelles. Elles sont le bien propre des Orientaux : ce que les Occidentaux, victorieux sur le plan politique, militaire et matériel, ne pourront pas leur enlever.

67Mais les valeurs spirituelles sont-elles seulement le propre du religieux ? Ne faut-il pas dire, comme J.-P. Charnay, que « toute initiative humaine, même matérialiste, prouve par sa simple existence le dépassement du progrès matériel ou du bonheur de jouissance immédiat (...) » et qu'ainsi « L'effort concret est spirituel. »37 Si nous comprenons la vertu consolante de l'assertion de Mgr Golta, si nous avons conscience des souffrances qu'engendrent les inégalités de développement, nous ne pouvons que nous interroger. N'y a-t-il pas encore des chrétiens en Occident ? Comment prétendre s'ouvrir à l'autre si on refuse de le voir tel qu'il est ? Comment se retrouver soi, comment définir son identité en simplifiant la réalité ?

De l’islam et de l’Occident : une confrontation passionnelle

68La manière dont le dialogue islamo-chrétien fut conduit nous a laissé entrevoir la méfiance de certains hommes de religion à l'égard de l'Occident corrupteur. Si, comme religion, l'islam manifestait un timide désir d'ouverture au christianisme, comme civilisation, il était vécu dans la confrontation avec l'Occident. Les orateurs ne cessèrent de se situer par rapport à ce dernier pour s'en démarquer, tout en recourant constamment à son vocabulaire, à commencer par le concept de « civilisation », auquel il faudrait ajouter les droits de l'homme, la liberté, l'égalité, la démocratie.

69Cette attitude s'expliquait par la conscience aiguë qu'avaient les conférenciers du « nouvel ordre mondial », expression qui revint constamment dans leur bouche et qui exprimait la crainte d'une confrontation directe avec l'Occident, rendue possible par la fin de la guerre froide. Car après la chute de l'Union soviétique, l'ennemi potentiel, pour les Occidentaux, ne se trouve plus à l'est mais au sud. La menace d'une guerre viendrait désormais du monde musulman.

70La Russie était incluse dans la conception de l'Occident développée à Alexandrie. Ce dernier se trouvait en quelque sorte réunifié. On renvoyait dos à dos « le libéralisme, qui repose sur l'égoïsme », et « le communisme qui préconise la haine de classe ». Ils n'étaient que les avatars d'une culture occidentale unique, menaçante pour l'unité de la Umma et la « solidarité sociale » qui anime ses membres38.

71Cependant, la référence au « nouvel ordre mondial » pouvait stigmatiser plus particulièrement la domination des États-Unis, dont l'alliance avec Israël fut à plusieurs reprises dénoncée. L'anti-américanisme qui se développe dans le monde musulman, sans forcément englober les Européens, et l'attitude qu'adoptent par ailleurs certains gouvernants arabes corroborent cette idée. À titre d'exemple, Mme Najah al-Attar, le ministre syrien de la Culture, lors d'une conférence à la Sorbonne le 17 mai 1996 destinée à resserrer les liens culturels entre la France et la Syrie et à promouvoir un espace méditerranéen commun, s'en prit à « la culture hégémonique issue du nouvel ordre mondial » ou encore à la « culture dominante utilitariste » dirigée autant contre les Arabes que contre les Européens.

72Le « village planétaire » était une variation du « nouvel ordre mondial ». Les résolutions émises à la fin de la VIIe conférence du HCAI, dans leur préambule, évoquent « la révolution des médias et des moyens de communication [qui] a transformé le monde en un petit village. » Le danger en est grand. Un fossé s'est creusé « entre les hommes et les valeurs religieuses et morales, au point de conduire au retlux de leur influence dans la société. » Cela a engendré deux maux : le terrorisme et le matérialisme39.

73Pour les musulmans réunis à Alexandrie, il s'agissait donc de se protéger, de ne pas se fondre dans une culture occidentale victorieuse et uniformisatrice, mais de trouver sa place dans le monde contemporain, de contribuer au progrès par la revivification des valeurs religieuses. Le président de la Zaytûna et du Conseil supérieur islamique de Tunisie fut l'un des seuls à le dire en termes mesurés, exprimant à la fois la douleur des musulmans et l'ouverture en direction de l'autre. Il rappela que si la civilisation contemporaine était marquée par une avance technologique positive, elle avait néanmoins produit un déséquilibre psychique et social. « À une certaine époque de l'histoire, ajouta-t-il, nous étions au sommet de la civilisation humaine. Et maintenant, voici que nous vivons une civilisation imposée. » Il faut en connaître tous les éléments et les mécanismes et voir comment on peut lui apporter quelque chose avec ses propres valeurs. C'est là « une bataille à remporter ».

74La plupart des autres intervenants exprimèrent le sentiment d'un islam agressé de toutes parts. Le président de l'association Râbitat al-muslimîn au Mali déplora l'ouverture de la société islamique à tout ce qui venait de l'Occident alors que l'inverse n'existait pas. II exprima sa crainte que les générations futures ne perdissent leurs valeurs islamiques, à l'instar du shaykh al-Mirghânî, le guide des Khatmîya au Soudan, qui insista sur la nécessité de rétablir les liens politiques et religieux entre les musulmans pour résister à l'invasion culturelle occidentale40. Beaucoup d'orateurs mentionnèrent à leur suite les attaques dont l'islam était victime de la part des nouveaux croisés occidentaux, en Palestine, où devait être préservée l'arabité de la vieille ville de Jérusalem, en Tchétchénie, en Libye, en Irak et, par­ dessus tout en Bosnie.   .

75Pas un ne manqua de l'évoquer. Le secrétaire général de l'OCI, qui s'exprimait en français, parla d'un « peuple vaillant qui défend[ait] avec courage sa souveraineté et son islamité ». Il fut relayé par le secrétaire général de la Ligue des États arabes, le ministre égyptien des Waqfs, le chef de l'opposition soudanaise, le ministre iranien de la Culture et de l'Orientation islamique. Les ecclésiastiques chrétiens renchérirent.

76Ces références au conflit dans l'ex-Yougoslavie amenaient à faire le procès des Serbes et aussi de l'Onu, ce qui était ambigu dans la mesure où son secrétaire général était alors Boutros Boutros-Ghali, un ex-ministre égyptien. Les conférenciers souhaitaient la levée de l'embargo contre les armes à destination de la Bosnie, embargo perçu comme discriminatoire à l'égard des musulmans. Voici comment les résolutions résumèrent la situation :

« Le peuple de Bosnie-Herzégovine est exposé au racisme destructeur des Serbes au vu et au su des Nations Unies. Les efforts en vue d'un règlement pacifique ont totalement échoué à cause du manque de sérieux des responsables au Conseil de sécurité et dans le cadre de l'Union européenne. Tous les témoignages indiquent que le conflit n'est pas par essence religieux, avec un peuple musulman encerclé par des peuples chrétiens. Ce n'est qu'un aspect de la question. Le fond du problème réside dans les ambitions expansionnistes serbes, dont le but est de mettre fin à l'existence de l'État bosniaque qui est un État indépendant et souverain, membre de l'Assemblée des Nations Unies. »41

77Dans ce monde fondé sur la communication, les hôtes de l'Égypte à Alexandrie percevaient une autre attaque, qui serait venue des médias occidentaux accusés de mener une entreprise volontaire de dénigrement de l'islam. Ils s'inquiétaient de son assimilation au terrorisme et se montraient soucieux d'en diffuser la véritable image, dans la lignée de deux réunions tenues quelques semaines auparavant, en mai et juin 1995, sous l'égide de l'OCI. Les ministres de l'Information des pays membres s'étaient d'abord retrouvés à Damas pour « relever le défi posé à l'islam, dont l'image est déformée dans les organes de presse occidentaux ». Comment promouvoir son « véritable message de fraternité de tolérance et de solidarité » tout en luttant « contre l'invasion médiatique étrangère » ? Un plan d'action proposé par l'Arabie Saoudite et l'Égypte fut examiné avant d'être avalisé quelques jours plus tard à Rabat par des experts. Il s'agissait de créer « tout à la fois, une fédération des radios islamiques, une agence islamique de presse, l'Union islamique des journalistes, ainsi qu'un projet d'échange des programmes de télévision intitulé Islam-Vision ». Sur le fond, les pays islamiques devaient œuvrer à la « réorientation de la politique d'éducation et de communication de ces pays dans le but de valoriser les grands thèmes civilisationnels de l'islam ». De même, était réaffirmée « l'urgence de battre en brèche les menées de certains groupes issus des sociétés islamiques et se réclamant de l'islam, car elles avaient pour résultat pernicieux de dénaturer l'image de l'islam et de sa civilisation. »42

78Le thème de l'Occident agresseur accompagnait ainsi constamment la dénonciation du terrorisme. Sociétés, groupes, États recourant à la violence étaient, certes, accusés de dénaturer l'islam mais toujours de manière générale, sans évoquer de cas concrets. Nous l'avons dit, l'Algérie ne fut pas même mentionnée. Il s'agissait d'une conférence de stabilisation interne mais la faute était finalement rejetée sur des ennemis extérieurs à qui, dans le même temps, l'on demandait de présenter une image flatteuse des musulmans. Les Occidentaux étaient-ils implicitement soupçonnés de nourrir l'islamisme, soit en suscitant involontairement une réaction identitaire à leur domination, soit en le soutenant plus ou moins directement pour éviter la constitution d'un pouvoir arabe unitaire fort ? Quoiqu'il en fût, les autorités légales et les penseurs officiels se trouvaient innocentés. La baisse du niveau de vie, la faillite de l'éducation, le népotisme, la confiscation du pouvoir par des castes militaires, des partis, des communautés, des familles, n'étaient nullement en cause. Du même coup, la répression contre les islamistes était justifiée. Eux seuls menacent la paix civile en se trompant d'ennemis pour s'en prendre à d'authentiques musulmans43.

79Nous fûmes frappées par le complexe que de nombreux participants nourrissaient à l'égard de l'Occident et dont ils cherchaient à s'échapper par le rappel incantatoire de la gloire passée et l'appropriation de grands principes – liberté, égalité, démocratie, droits de l'homme – que le Coran aurait déjà contenus. Dans tous les cas, il fallait prouver l'antériorité de l'Orient sur l'Occident.

80L'expression nostalgique du passé reposait sur le concept de « hadâra », le terme arabe désignant le plus communément la « civilisation »44. Ce concept, présent dans la Muqaddima d'Ibn Khaldûn, a été largement repris et transformé dans le monde arabe et musulman à partir du siècle dernier, sous l'influence de la pensée historique et philosophique européenne. À l'époque moderne, le mot de « civilisation » apparut pour désigner l'appropriation de l'Univers par l'homme et le progrès de la raison dans l'histoire. La « civilisation » repose sur un certain nombre de facteurs présentés comme caractéristiques des sociétés évoluées par opposition à « l'état sauvage » ou à la « barbarie ». Ces facteurs sont la sédentarité, la citadinité, la Loi, la conscience d'un territoire, le culte, le rayonnement culturel et scientifique. La civilisation s'est incarnée tour à tour en différentes aires, l'Égypte antique, le monde gréco-romain, le monde musulman jusqu'aux xive-xve siècles, avant de trouver son accomplissement dans la Renaissance européenne.

81Dans le monde arabo-musulman, une telle conception rencontra de nombreux échos, en particulier dans le dernier quart du xixe siècle. En 1877 paraissait la traduction arabe de l’Histoire de la civilisation en Europe, le cours de François Guizot à la Sorbonne de 1828 à 1830. L'islam, à son tour, fut perçu non seulement comme religion mais comme civilisation. Pour les réformistes musulmans tels Jamal al-Dîn al-Afghânî, le concept de civilisation, sans jamais sortir du dogme, permettait de se représenter le monde musulman comme « un » malgré la diversité des États, et d'envisager l'islam comme cadre juridique, politique et culturel susceptible de se renouveler pour répondre au défi de l'occidentalisation. Chez des auteurs chrétiens, à l'instar de Jurjî Zaydân (1861-1914) qui publia, en 1902-1906, une Histoire de la civilisation islamique45, la notion de civilisation encourageait une vision sécularisée de l'islam, hors du champ de la Révélation. La civilisation islamique devenait le moment d'une histoire arabe dont les chrétiens pouvaient être des acteurs à part entière. Elle appartenait à la mémoire commune des Arabes, qu'ils fussent musulmans ou chrétiens.

82Ce bref rappel des origines du mot « civilisation » et de sa fortune dans le monde arabo-musulman nous permet de saisir deux thèmes récurrents tout au long de la conférence du Haut Conseil des affaires islamiques à Alexandrie. Le premier est celui de « l'Égypte berceau de la civilisation », en insistant, comme nous l'avons vu, sur son apport religieux. Le discours est le suivant : c'est en Égypte qu'Akhénaton pressentit le Dieu unique ; c'est l’Égypte encore qui accueillit les Prophètes des religions révélées, Dès les temps les plus reculés, les peuples d'Orient apportaient ainsi une contribution essentielle à l'humanité en la tirant du paganisme,

83Le deuxième thème est la glorification de la civilisation islamique, « la plus brillante civilisation que l'humanité ait connue » selon les propos du secrétaire général de l'OCI. On rappela qu'elle avait été le lien entre la civilisation gréco-romaine et la civilisation européenne. Les savants musulmans avaient récupéré le patrimoine philosophique et scientifique grec et l'avaient transmis à l'Occident, qui devait ainsi à l'Orient sa Renaissance. Dans cette vision de l'histoire, l'Andalousie, grâce à laquelle l'Europe serait sortie des ténèbres médiévales, était tout spécialement glorifiée. Un musulman de Macédoine y ajouta la célébration de l'Empire ottoman qui avait permis, jusqu'à une date récente, le rayonnement de l'islam en Europe. Il est intéressant de le noter ; un Arabe n'aurait sans doute pas tenu ces propos, l'époque ottomane, dans la vision nationale arabe forgée contre les Turcs, ayant été longtemps considérée comme un moment de décadence de la civilisation islamique.

84Le discours tenu à Alexandrie perpétuait en fait un mythe historique tenace dans le monde musulman depuis cent cinquante ans, celui de l'Orient qui aurait posé toutes les bases du progrès de l'Occident et tout découvert avant lui46. Le paradoxe est que ce mythe lui-même est d'importation occidentale47. Un ouvrage comme celui de Gustave Le Bon, cité par Mme Bah, ministre de l'Éducation de Guinée-Conakry, contribua certainement à le populariser. Dans La civilisation des Arabes, Le Bon critiquait explicitement les propos tenus par Ernest Renan un an plus tôt à la Sorbonne48. Il traitait de « l'influence civilisatrice de l'islam » en des termes absolument conformes à ce que la conférence nous donna à entendre. Gustave Le Bon écrit par exemple : « C'est qu'en effet l'islamisme [nous dirions aujourd'hui l'islam] est une des religions les plus compatibles avec les découvertes de la science, et une des plus aptes en même temps à adoucir les mœurs et à faire pratiquer la charité, la justice et la tolérance. »49 L'auteur multiplie les comparaisons entre la civilisation des Arabes dans sa grandeur et l'état de barbarie et de violence dans lequel était plongée l'Europe au Moyen-Âge. C'est l'Orient qui a civilisé l'Occident, notamment en Espagne dont la Reconquista, présentée sous l'angle de l'Inquisition et de l'expulsion des Arabes, sonna le glas de la prospérité et du rayonnement.

85Il faut noter ici que la référence faite à Gustave Le Bon par une personnalité non arabe est ambiguë. Car ce n'est pas à l'islam que s'intéresse en réalité cet auteur mais bien aux Arabes. Le titre est parfaitement éloquent : La civilisation des Arabes, non celle de l'islam. L'auteur part du postulat de la race. Ce qu'il constate, c'est la supériorité de la « race arabe », apte à la civilisation de par ses « caractères moraux et intellectuels » héréditaires, contrairement aux Turcs, aux Mongols, aux Berbères et aux Noirs, considérés comme « races inférieures ». Ce sont les Arabes que Le Bon admire, non les musulmans en tant que tels. La perle du pouvoir politique des Arabes au profit des Mongols et des Turcs fut le signe d'une décadence inversement proportionnelle à la grandeur qu'ils avaient atteinte – affirmation totalement contraire, on le voit, à celle du musulman macédonien nostalgique de l'Empire ottoman que nous venons d'évoquer. Selon Le Bon, l'islam n'est que le produit d'une histoire arabe qui lui est bien antérieure, un puissant « idéal », né des « hallucinations » de Mahomet, qui aurait permis à des tribus dispersées de s'unir en une seule « nation ». Ses propos sur le Prophète – dont il ne met absolument pas en doute la sincérité et qui est pour lui « l'un des plus grands hommes qu'ait connus l'histoire » – sont d'une orthodoxie douteuse50.

86L'ouvrage de Gustave Le Bon influença directement un Jurjî Zaydân déjà mentionné – bien que ce dernier ait intitulé son livre Histoire de la civilisation islamique. Bien des thèmes communs se retrouvent chez son contemporain, le littérateur égyptien et musulman Ahmad Zakî (1866-1934), qui voulut démontrer le rôle des Arabes dans quelques-unes des découvertes les plus significatives du monde moderne, de l'aviation à l'Amérique51. Des productions récentes vont dans le même sens : tel auteur revient sur la participation des Arabes à la découverte de l'Amérique grâce à leurs connaissances maritimes transmises aux Espagnols et aux Portugais52, tel autre publie un dictionnaire des mots français ayant une racine arabe. Son éditeur n'hésite pas à adopter le titre suivant : Le français trouve son origine dans l'arabe53. Dans tous les cas, il s'agit de se rassurer : non seulement les Occidentaux ne sont pas « supérieurs » mais leur progrès est dû aux efforts consentis par différents peuples au premier rang desquels figurent les Arabes, que l'islam invite à la science.

87Outre la vision imaginaire qu'ils avaient des échanges entre l'Orient et l'Occident, les conférenciers d'Alexandrie, au moins dans les débats publics, ne semblaient pas percevoir l'ambiguïté du concept même de « civilisation islamique » qu'ils utilisaient. La « civilisation » au singulier, dans son acception issue des Lumières, mettait en avant l'idée d'un progrès continu de la raison. Mais les civilisations (au pluriel) qui se sont succédé dans le temps étaient, elles, mortelles. La notion de « civilisation » implique la relativité. C'est un outil d'interprétation de l'histoire. Or, dans ce que nous avons entendu à Alexandrie, cet outil était transformé en donnée intemporelle. La civilisation islamique était à la fois celle qui avait transmis la science à l'Occident avant la Renaissance, à un moment de l'histoire, et l'éternel présent des musulmans, révélé par Dieu. On empruntait à la conception occidentale de la « civilisation » tout ce qui mettait en valeur l'islam comme maillon entre le monde hellénistique et la Renaissance européenne. On acceptait le progrès de l'histoire jusqu'à la Révélation faite à Muhammad. Ensuite, la civilisation s'accomplissait définitivement dans l'islam. On voulait englober un concept relatif et historiquement daté, celui de « civilisation », dans la Révélation, éternité du Verbe.

88Dans ces conditions, l'exaltation du passé, en référence constante à l'Occident, devenait non seulement inopératoire mais dangereuse. Elle traduisait l'ignorance de l'autre, des véritables fondements de la Renaissance européenne, et plus encore, l'ignorance de soi-même à travers la récurrence d'un concept historique vécu comme une vérité révélée. Quel présent et quel avenir fonder sur un passé imaginaire ?

89Un autre moyen de résister à l'Occident était de récupérer ses concepts. La démocratie, les droits de l'homme, la liberté et l'égalité auraient été posés par le Coran longtemps « avant la Révolution française »54. Cette argumentation se développa principalement autour de deux thèmes : la shûrâ (consultation) et les droits des non-musulmans selon la sharî'a.

90La shûrâ fut présentée à maintes reprises comme le fondement du pouvoir dans l'islam, le modèle en ayant été donné par le Prophète lui-même et ses quatre premiers successeurs. Elle était envisagée dans ses relations avec la démocratie, terme pour lequel il n'existe pas de traduction arabe. On emploie une simple transcription : al-dîmuqrâtîyya. Les résolutions résument ainsi le point de vue généralement exprimé par les conférenciers : « Dans son essence, [la consultation] ne diffère pas beaucoup de la démocratie libérale (al-dîmuqrâtîyya al-lîbirâlîyya; par-dessus tout, elle est un système de jurisprudence (nizâm ijtihâdî) soumis au principe des variations de la norme en fonction des variations du temps. »55

91L'idée est que le Coran et la Sunna révèlent une loi religieuse, la sharî'a, qui fixe des principes fondamentaux. Ensuite le droit (fiqh) les fait évoluer en fonction des besoins de la société à différentes époques. Les transformations du droit sont possibles grâce à l'effort d'interprétation (ijtihâd) de ceux qui font usage de leur raison et que le gouvernant consulte sur tous les sujets non traités directement par le Coran et la Sunna. La shûrâ est le moyen de recueillir l'avis le plus éclairé sur telle ou telle question, sans risque d'erreur puisqu'elle accorde une grande place à la raison humaine sans cesser d'être en conformité avec la sharî'a. Ceux que l'on consulte eux-mêmes, les Ahl al-shûrâ, varient en fonction des circonstances : les compagnons du Prophète à Médine, les ministres et les membres des diwân sous les Omeyyades et les Abbassides, les représentants du peuple aujourd'hui56. Le Coran et la tradition prophétique auraient donc prévu la participation des citoyens à la vie politique et la shûrâ serait l'expérience démocratique propre à l'islam.

92Si pour la plupart des conférenciers, la shûrâ était l'équivalent islamique de la démocratie, une tendance plus minoritaire se manifeste dans la communication du mufti du Mont-Liban intitulée : « Entre shûrâ et démocratie ». Il met toujours les deux termes en relation mais pour les différencier, en soulignant la supériorité de la shùrâ : elle permet le libre choix du gouvernant en conformité avec la Révélation. Alors que dans la démocratie, le gouvernant serait prisonnier des groupes de pression qui financent son élection – l'exemple donné étant celui du président américain, « jouet du lobby juif » -, la shûrâ permettrait au contraire la représentation des intérêts de la Umma. De plus, elle éviterait la décadence morale que favorise la démocratie sous couvert de liberté.

93Il convient de s'interroger sur le sens et les limites du parallèle établi entre shûrâ et démocratie. Il est avant tout significatif d'une double quête, d'identité et de liberté, dans les pays musulmans. Il s'agit de trouver sa place dans le monde contemporain en fonction de ses propres valeurs, et pour la société civile, de se ménager un espace de liberté en comblant le fossé qui la sépare de pouvoirs oligarchiques. Mais, dans l'urgence des solutions à élaborer, il y a quelques risques à vouloir faire correspondre de force deux schémas aussi distincts que la consultation coranique et la démocratie. Les propos tenus à Alexandrie laissèrent ainsi des questions essentielles sans réponse.

94La première ambiguïté vient de ce que la démocratie était ramenée au concept de liberté. Mais de quelle liberté parlait-on ? Elle était envisagée uniquement au niveau communautaire : les musulmans ont la liberté de choisir celui qui leur semble le plus apte à servir les intérêts de la Umma, en conformité avec la loi divine. On ne réfléchit jamais aux conditions d'exercice des libertés fondamentales dans toute démocratie : liberté individuelle, liberté d'expression, liberté politique. La nature des relations entre l'individu et la communauté ne fut pas élucidée. Des conférenciers exprimèrent d'autre part des réserves à l'égard de la liberté, comme les propos du mufti du Mont-Liban viennent de nous le montrer. La liberté est menaçante pour la loi religieuse et la morale. Mais que vaut la notion d'abus de liberté dans une démocratie authentique ? La liberté est-elle une valeur qui se marchande ? Dans la conception démocratique, elle ne va pas contre la loi, elle est protégée par elle.

95Or la relation entre loi et liberté était justement impossible à déterminer dans la mesure où la notion même de souveraineté restait dans le flou. La démocratie repose sur le principe de souveraineté du peuple ; la shûrâ est un commandement divin. Elle est conforme au gouvernement selon la Révélation (al-hukm bi-mâ anzala AIlah). Elle implique donc la souveraineté de Dieu. Comment affirmer que « [la consultation] ne diffère pas dans son essence de la démocratie libérale », comme le déclara le texte des résolutions ? Le mufti du Mont-Liban avait au moins le mérite de la clarté en opposant explicitement la souveraineté du peuple dans la démocratie à celle de Dieu dans la shûrâ. Mais alors, quelle pertinence y avait-il à intituler sa communication : « Entre shûrâ et démocratie » ? Pourquoi définir la shûrâ en fonction d'un régime qui lui est étranger ?

96Une question primordiale resta enfin en suspens ; comment combiner la shûrâ et le principe démocratique de la séparation des pouvoirs ? Le principe de la shûrâ conduit à la mise en place d'assemblées consultatives (majlis al-shûrâ). Quels rapports sont-elles supposées entretenir avec les autres organes du pouvoir, législatif, exécutif et judiciaire ? Si l'on voulait véritablement en faire « le fondement du pouvoir dans l'islam », auraient-elles un simple rôle de conseil ou un rôle de surveillance, avec le pouvoir de démettre les dirigeants qui n'agiraient pas en conformité avec la sharî'a ? Le modèle défendu à Alexandrie se rapprochait plus du gouvernement du juriste-théologien (wilâyat al-faqîh) défini par l'ayatollah Khomeiny et mis en place dans la République islamique d'Iran que de la démocratie. Nous avons vu d'ailleurs que le mufti du Mont-Liban y faisait explicitement référence.

97Outre le caractère démocratique de la consultation, les conférenciers s'efforcèrent aussi de montrer que les préceptes coraniques étaient conformes aux « droits de l'homme » et reconnaissaient aux non-musulmans deux principes : la liberté et l'égalité.

98Le principe de liberté était défendu à partir du verset suivant : « Pas de contrainte en matière de religion »57, applicable à ceux qui avaient déjà renoncé aux idoles, c'est-à-dire aux autres croyants monothéistes, juifs et chrétiens, ou gens du Livre, pouvant vivre dans le domaine de l'islam comme « protégés » (dhimmi), On leur a toujours reconnu le droit de pratiquer leur culte et « de gérer leurs affaires, lorsqu'elles dépendaient de leur religion, conformément aux enseignements de cette religion, fussent-ils en contradiction avec le droit islamique ; c'est le cas notamment du droit de la famille et des pratiques alimentaires (consommation de boissons fermentées ou de viande de porc). »58

99L'égalité était aussi reconnue aux dhimmi selon la recommandation du Prophète ; « Ils ont droit à ce à quoi nous avons droit et sont contraints à ce à quoi nous sommes contraints. »59 Autrement dit, musulmans et non-musulmans ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, selon un .principe qui ne fut qu'exceptionnellement démenti depuis les débuts de l'islam.

« Ce traitement égalitaire s'appliquait aux droits politiques, notamment aux conditions d'accès à différentes fonctions politiques, comme le vizirat. Le fait est que les jurisconsultes musulmans ont distingué, parmi les vizirs, ceux qui avaient pouvoir de décision dans toutes les affaires publiques et ceux qui n'étaient investis que d'une délégation. Les premiers disposaient de compétences califales et c'est pourquoi ils devaient être musulmans. Quant aux seconds, ils agissaient en vertu d'un mandat et il n'était pas nécessaire qu'ils fussent musulmans. Aujourd'hui, dans la mesure où les ministres sont responsables devant le chef de l'État, le Conseil des ministres et le Parlement, ils peuvent être considérés comme des ministres délégués. C'est pourquoi des non-musulmans peuvent accéder à de telles fonctions. D'autre part, les non-musulmans parmi les gens du Livre sont autorisés à élire aujourd'hui le président de la République et les députés, ainsi qu'à se faire élire au Parlement, et cela, en accord avec la sharî'a, qui considère que l'ordre politique est soumis au principe d'interprétation de la loi (ijtihâd). »60

100Ces faits ne sont évidemment guère contestables. La question est de savoir de quoi l'on parle. La conception de la liberté et de l'égalité exprimée ici est-elle conforme à celle qui prévaut dans la pensée politique occidentale ? Le Coran reconnaissait un statut propre aux gens du Livre, qui pouvaient ainsi garder leur spécificité religieuse et perpétuer leur existence au sein du monde musulman. Mais le principe de protection ne signifiait nullement que musulmans et non-musulmans étaient égaux du point de vue juridique et politique. Même l'évolution contemporaine soulignée dans la citation du paragraphe précédent est ambiguë. Des chrétiens peuvent être ministres, ils sont électeurs et éligibles. Sans aucun doute. Mais peuvent-ils accéder à la tête de l'État ? Seul un musulman peut veiller à l'exécution de la sharî’a ou protéger l'islam, religion d'État. De même, le statut personnel toujours en vigueur est absolument contraire au principe d'égalité devant la loi qui prévaut dans les démocraties occidentales. En passant ce fait sous silence, il devenait alors possible de revendiquer un statut personnel pour les musulmans vivant en pays non musulmans, proposition inscrite, nous l'avons vu, dans les résolutions finales.

101Le plus curieux est que de nombreuses interventions portèrent sur la coexistence des musulmans et des non-musulmans. C'était bien le signe que la question se posait. Mais elle était en quelque sorte invalidée par les réponses. Cette coexistence, affirmaient les intervenants, est possible puisque le Coran garantit les droits des minorités. L'analyse de situations concrètes devenait dès lors inutile...

102Ainsi, nous eûmes le plus souvent le sentiment d'une impasse. Il était constamment fait référence à l'Occident mais on ne le regardait jamais tel qu'il était. Ses valeurs étaient toujours incluses de force dans le Coran et la civilisation islamique, à qui en reviendrait la primauté. Outre la négation de l'Occident et de son apport propre que cela impliquait, rendant tout dialogue caduc, on avait le sentiment que beaucoup de conférenciers développaient une vision fausse d'eux-mêmes. Non, les Arabes n'ont pas découvert l'Amérique ; non, la shûrâ n'est pas la démocratie ; non, le Coran n'est pas la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Et après ? Est-ce à dire qu'on ne peut plus être créateur ? Est-ce à dire que l'on n'a plus de valeurs à diffuser dans le monde contemporain ? Le Coran, Verbe divin, n'est-il pas plus grand que la politique dans laquelle on voulait l'enfermer ?

Conclusion : la paralysie du discours

103La VIIe Conférence du Haut Conseil des affaires islamiques se voulait une invitation au dialogue. Des signes de ce dialogue, il y en eut, dans le nombre et la diversité des pays musulmans représentés, dans leur volonté de promouvoir la paix, dans leur dénonciation de l'injustice dont souffrent certains peuples, dans la présence de l'Église, dans la totale liberté d'habillement, de mouvement, de parole dont nous avons pu jouir en tant que femmes.

104Mais pour dialoguer, encore faut-il se comprendre et échanger, fussent ses peurs et ses frustrations. Et nous ne nous comprimes ni n'échangèrent toujours. Ce qui ressortit le plus souvent était que les musulmans, agressés de toutes parts, devaient se défendre, non en s'ouvrant à autrui, mais en opérant un retour sur eux-mêmes. L'islam était la solution. On se contentait alors de dire ce qu'il aurait dû être, religion de paix, de tolérance et de liberté, sans se demander pourquoi certains, au nom de l'islam, avaient justement renoncé à ces principes.

105En réalité, l'autosatisfaction affichée cachait des douleurs profondes, le sentiment d'une défaite face à « une civilisation imposée », comme disait le président de la Zaytûna, et les incertitudes pour l'avenir qui en découlaient. Le mot de « solution » revint constamment tout au long de la conférence – « Quelle solution proposez-vous pour la Bosnie ? » demanda même un journaliste à l'une d'entre nous. N'était-ce pas le signe de l'urgence des problèmes à résoudre pour vaincre le sous-développement, l'analphabétisme, la violence, la guerre ? Dans la quête de « solutions » immédiates, conduisant à nier le plus souvent la question que l'on venait de poser, par exemple à propos de la coexistence entre musulmans et non-musulmans, il fallait voir aussi la faillite de l'enseignement de masse dans de nombreux pays musulmans et le développement d'une culture qui n'est fondée ni sur un savoir religieux érudit ni sur une connaissance scientifique rigoureuse, mais emprunte un peu aux deux. À cet égard, la Conférence du HCAI illustre assez bien la définition du « cultivé » donnée par un jésuite du collège de la Sainte-Famille au Caire, le père Maurice Martin :

« Le cultivé, écrit-il, c'est tout simplement celui qui a accédé à l'expression écrite courante, sera lu de ses pairs et spécialement écouté de la masse moins favorisée dont il sort. (...) [Il] traite à sa manière les problèmes de la société posés par le changement. L'énoncé du problème, de la situation qui fait problème, c'est-à-dire l'exposé critique de la situation actuelle, est en général immédiatement suivi, et sur le même plan, de l'exposé de la solution, de la situation redevenue saine. (...) Chez le cultivé, l'acquisition de la culture moderne (analytique, rationnelle et scientifique) reste fragile. (...) Par contre, la culture traditionnelle, enracinée dans les moeurs familiales, les coutumes nationales, et la religion surtout, est autrement profonde et vivace. (...) Quand les maux d'une société sont attribués à son infidélité vis-à-vis de son esprit propre, il n'est plus besoin de recourir à des moyens étrangers et difficiles, puisque la solution consiste à revenir à soi. »61

106Les limites du dialogue auquel aspiraient les invités montrent peut-être plus encore que les islamistes ont déjà remporté une victoire dans les esprits. Le discours est comme paralysé autour de leurs thèses62. Leurs adversaires se répètent que l'islam n'est pas la violence mais il n'y a plus de vrai débat politique. À la Conférence du HCAI, on se référa constamment à un ordre transcendantal idéal dont la critique était pratiquement impossible. Cette foi dans la transcendance ne favorisait même pas d'approfondissement théologique. On transformait le Coran en vulgate moralisatrice supposée consensuelle, d'un conservatisme qui n'échappait pas toujours à la violence verbale à l'égard de l'Occident corrupteur, des juifs, etc.

107Nous nous sommes demandé en quoi ce que nous avions entendu à Alexandrie tranchait sur le discours islamiste. La volonté de dialoguer marquait, certes, une différence essentielle. Le vocabulaire employé n'était pas non plus conforme à celui des islamistes, par exemple en ce qui concerne la démocratie. Les islamistes ne se préoccupent guère de lui trouver des fondements religieux. Pour eux, la démocratie est contraire à l'islam. La seule souveraineté appartient à Dieu, selon le concept de hâkimîya – au demeurant non coranique – forgé par le pakistanais Abû-l-'Alâ al-Mawdûdî. Mais nous avons vu que les intervenants ne pouvaient eux-mêmes se résoudre à trancher la question de la souveraineté qui, au stade ultime, revenait toujours à Dieu. Il n'était pas question de hâkimîya mais de hukm bi-mâ anzala Allah, de gouvernement selon la Révélation divine. La marge est ténue.

108Bien d'autres thèmes semblaient convergents entre le discours tenu à Alexandrie et celui des islamistes : la dénonciation des ennemis de l'islam, la polarisation entre islam et Occident, la référence à un âge d'or intangible qui n'était pas que nostalgie pieuse du gouvernement de Médine, quand le Prophète se trouvait lui-même à la tête de la communauté des croyants, mais conviction que la solution aux maux contemporains se trouvait dans un retour aux origines et que le Coran contenait toute la science et toutes les valeurs d'une modernité intemporelle – comme si démocratie, droits de l'homme, solidarité, progrès scientifique n'étaient pas des concepts issus d'une « civilisation » – l'occidentale si l'on veut – à un moment donné de son histoire.

109Ce refus, non de la science et de la technologie contemporaines, mais des sociétés qui les ont engendrées, donc de l'histoire, se retrouve aussi chez les islamistes. De là s'opère la transformation idéologique de l'islam en une vision qui n'a plus rien à voir avec la tradition. L'islam, globalisé, détermine à la fois des normes spirituelles et morales, la législation, le mode de gouvernement, la nature des liens sociaux, la distribution des richesses, etc. Il devient si l'on veut un fondamentalisme dont l'islamisme souhaite la traduction politique immédiate. Selon cette tendance, la société revenue à l'âge de l'ignorance anté-islamique (jâhilîyya) ne peut retrouver ses valeurs que dans le cadre de l'État islamique, État devant être instauré par le renversement des pouvoirs en place. Les ulémas et intellectuels rassemblés à Alexandrie s'en tenaient de leur côté à un État islamique idéal, envisagé dans une perspective lointaine. Pour eux, la société doit être progressivement réformée par la codification de la loi islamique (sharî'a) et la prédication (da'wa). C'est par la parole qu'il faut inviter les musulmans à appliquer le plus largement possible les préceptes coraniques. L'accent est mis sur la connaissance du « patrimoine culturel islamique » (al-turâth al-thaqâfi al-islâmî) et la diffusion de la langue arabe pour maintenir « l'identité islamique » (al-hawîyya al-islâmîyya), notamment auprès des jeunes générations et des minorités musulmanes vivant en pays non musulmans63.

110C'est ainsi que les propos tenus à Alexandrie portaient moins sur les concepts et la vision de l'islam diffusés par les islamistes, concepts et vision dont les intervenants eux-mêmes ne pouvaient se départir, que sur les moyens et les stratégies à élaborer pour réislamiser la société. La seule vraie différence entre les islamistes et les tenants de l'islam officiel qui les dénoncent se situe dans leur relation au pouvoir. C'est essentiel mais insuffisant pour renouveler le débat, donc la pensée et l'action.

111Reste à savoir pourquoi l'État égyptien entretient un tel discours, terreau de l'islamisme qu'il entend précisément combattre. Si le régime cherchait évidemment un soutien dans sa lutte contre le terrorisme, la conférence a pu apparaître aussi comme une forme de protestation à son égard. Il fut beaucoup question, comme nous l'avons vu, de la sharî'a, qui n'est pas appliquée dans la législation égyptienne actuelle malgré la constitution de 1981 qui en fait sa source principale. Comment comprendre la place prise lors de la conférence par Sawfî Abu Tâlib, dont le projet de codification de la sharî'a fut repoussé par les députés en 1982 ? De même, le sionisme, et donc Israël qui en est la réalisation, fut largement dénoncé au moment même où, parallèlement à la conférence, Hosni Moubarak recevait Yasser Arafat, manifestant une fois de plus le rôle de l'Égypte dans un processus de paix qui a justement conduit à la reconnaissance officielle de l'État d'Israël, y compris par les Palestiniens. Entre deux séances, des organisateurs nous ont avoué n'avoir pu réaliser tout l'effort d'ouverture qu'ils espéraient par cette conférence. Ils en trouvaient l'esprit pesant. Ils avaient dû se battre pour imposer la présence de chrétiens, d'Occidentaux, de femmes dans les délégations.

112Par ailleurs, nous nous sommes demandé à plusieurs reprises quel était le sens de notre invitation. Etait-il nécessaire que nous entendions à longueur de séance le procès de l'Occident ? Ne devenait-il pas un peu le nôtre ? Et notre voix d'universitaires pouvait-elle être écoutée ? À la réflexion, notre présence avait peut-être été voulue pour elle-même, pour laisser une porte ouverte au dialogue, par des musulmans se définissant eux-mêmes comme « modérés » et craignant de ne bientôt plus pouvoir se faire entendre. « Pour nous, il y a urgence », nous a dit l'un d'entre eux.

113Si la VIIe Conférence du HCAI ne reflétait pas, loin s'en faut, l'opinion de tous les musulmans, on constate plus encore que ses organisateurs étaient divisés sur la manière de la conduire, comme s'ils hésitaient entre la condamnation des islamistes et la prise en compte de leur argumentation religieuse. Le gouvernement refuse officiellement tout contact avec les islamistes. Il accentue même la répression, renonçant à la tolérance manifestée depuis le début de la présidence de Hosni Moubarak à l'égard des Frères musulmans. En 1995, ces derniers ont vu des cadres de leur mouvement emprisonnés et leur quartier général fermé, et n'ont pu présenter de candidats aux élections législatives de décembre64, « Les Frères musulmans, le Djihad, la Djamaa islamiya, tout ça, c'est du pareil au même... Leur comportement est en contradiction avec les principes fondamentaux de l'islam et du Coran », disait Hosni Moubarak dans une interview accordée au Monde en novembre 199565. L'offensive s'accroît donc à l'égard des islamistes, modérés comme radicaux, mais le gouvernement semble leur donner des gages en offrant une tribune à une forme de contestation voilée qu'il peut encore contrôler.

114Cette contestation est celle d'ulémas et d'intellectuels qui n'osent pas porter un regard critique sur l'islam parce que ce dernier est très profondément ancré en eux ou qu'ils ne veulent pas se couper des masses. Les présidents Nasser et Sadate convoquaient les ulémas pour qu'ils légitiment les orientations politiques du régime ; le socialisme ou la mission islamique de l'Égypte définis dans la Charte de 1962, puis l'ouverture économique (infitâh) et la paix avec Israël. Quelle idéologie de rechange l'État a-t-il aujourd'hui à opposer aux islamistes ? Il ne fait que se réclamer à son tour de l'islam authentique en s'appuyant sur les ulémas, qu'il presse de dénoncer la violence en échange de leur intervention croissante dans tout ce qui n'est pas directement politique, notamment la culture et le droit. Il s'appuie sur des prédicateurs populaires comme ceux que nous avons entendus à Alexandrie, le shaykh al-Sha'râwî ou le shaykh al-Ghazâlî, qui ne s'en prennent jamais au pouvoir mais sont proches des islamistes par leur volonté de réislamiser la société et par les jugements qu'ils portent sur les auteurs « laïques ». Le shaykh al-Ghazâlî lui-même justifia la peine de mort pour apostasie lors du procès des meurtriers de Farag Fawda. Ce dernier, auteur d'un ouvrage condamné en 1992 par le séminaire des ulémas de la faculté de prédication d'al-Azhar, fut assassiné quelques jours plus tard par des islamistes. Dans ce cas, la violence verbale aboutissait à la violence physique, créant une collusion de fait entre islamistes et ulémas conservateurs. Le shaykh al-Ghazâlî condamna le meurtre, perpétré illégalement, mais non son principe : le châtiment était légitime pour les apostats mais c'était à l'État de le prendre en charge66.

115À Alexandrie, certains membres du gouvernement ont ainsi permis l'expression d'un discours fondamentaliste comme contrepoids aux islamistes. Il s'agissait en quelque sorte de reprendre une partie de leurs thèmes en désamorçant leur volonté d'affrontement direct avec le pouvoir. C'est dans le même esprit que, depuis le début des années quatre-vingt-dix, le régime laisse al-Azhar exercer une censure qui ne fait pas partie, juridiquement, de ses attributions et qui s'est notamment manifestée à la Foire du livre en 1992 par la saisie de huit ouvrages jugés blasphématoires67, ou contre le film de Youssef Chahine, L'Émigré.

116On doit aussi évoquer l'affaire concernant Nasr Abu Zayd. enseignant à la faculté des lettres de l'université du Caire, accusé de matérialisme par la revue d'al-Azhar en 1992 pour son ouvrage sur les sciences du Coran. Cela lui coûta, l'année suivante, le poste de professeur titulaire auquel il était candidat. En 1994, un tribunal le déclarait apostat et le contraignait à divorcer, une musulmane ne pouvant légalement être mariée à un « non-musulman »68. Cette affaire n'a pas fini de faire parler d'elle. Il faut remarquer que le très officieux quotidien al-Ahrâm a récemment interrogé l'écrivain Naguib Mahfûz sur ce qu'il pensait de la censure dont il fut lui-même victime pour son roman Awlâd hâratinâ (Les enfants de notre quartier). Il a clairement répondu qu'on ne pouvait « résister à la pensée que par la pensée », en citant l'exemple d'Abû Zayd. Si les idées défendues par ce dernier avaient été discutées dans le cadre de l'université, a affirmé Naguib Mahfûz, l'affaire serait close. Dresser des obstacles à la pensée équivaut à ne rien faire puisque les idées que l'on combat ne sont pas débattues. Seule la discussion permet d'établir la vérité et de préserver la liberté69.

117La publicité donnée à de tels propos est-elle le signe d'une certaine détente, de même que l'abolition, en mai 1996, de plusieurs dispositions d'une loi restrictive sur la presse votée en 1995 ? La politique gouvernementale, dans le domaine de la production intellectuelle, semble procéder à coups de balancier. On se demande toutefois si l'on n'assiste pas en Égypte à l'émergence d'un fondamentalisme d'État qui laisse l'islam envahir le discours et le droit pourvu que la légitimité du pouvoir ne soit pas discutée. Cet islam-là a des aspects quiétistes, tel ce « dialogue » que les conférenciers appelaient de leurs vœux à Alexandrie. Mais quand se développe une culture religieuse mobilisatrice, moins préoccupée de dogme que d'identité, elle peut aussi se transformer en idéologie prétendant à l'exclusivité. Le discours se fait agressif – ou agressé, ce qui revient au même. La réalité est niée, on ne cherche plus à comprendre celui qui est différent, et la violence physique finit par s'en nourrir.

118Il y a danger à voir se polariser la vie politique de pays musulmans en un affrontement entre le pouvoir et les islamistes autour d'une définition de l'islam que personne n'a autorité absolue à fournir. En se référant lui-même à la loi divine, le pouvoir interdit toute opposition. Il n'y a plus d'alternance politique possible malgré les incantations à la liberté et à la démocratie.

119Il faut cependant croire à un autre discours pour lutter contre la violence et permettre aux musulmans de mettre leurs valeurs au service de l'homme. Peu de temps après notre retour d'Alexandrie, la rencontre avec le tunisois Mohamed El Aziz Ben Achour, directeur de recherche à l'Institut national du patrimoine à Tunis, fut vivifiante. Dans un ouvrage récent, il a offert une contribution remarquable sur l'islam dans laquelle l'historien ne le cède en rien au croyant70. Il présente son travail comme un « voyage à travers une Révélation », « au cours duquel le souci de rigueur et l'indispensable liberté accompagnèrent, sans jamais chercher à effacer un élan ancestral du cœur ». Un tel effort ne va pas sans difficultés mais est infiniment créateur.

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Annexe

Annexe : Extraits de la communication de Sawfl Abu Tâlib : « La sharî'a islamique et le droit positif dans les pays arabes : histoire et prospective »

Nous livrons ici de larges extraits des pages 18 et 19 de la version française de la communication dactylographiée de Sawfî Abu Tâlib, distribuée lors de la conférence. Nous avons évoqué ces pages à propos de la présence à Alexandrie d'une délégation iranienne. Les passages qui suivent montrent comment les chiites sont légitimés – ils ne remettent pas fondamentalement en cause l'unité de la Umma – au contraire des islamistes, nouveaux kharidjites (littéralement, « ceux qui sont sortis »). Abu Tâlib évoque les divisions survenues autour de la succession du Prophète et en analyse la portée contemporaine. Il écrit :

« II est vrai que le monde musulman s'est divisé après la grande discorde qui a résulté du meurtre de 'Uthmân. En dépit de ses causes politiques, dont la plus importante fut la compétition pour le pouvoir, le conflit s'est enraciné dans les esprits et a pris le plus souvent une tournure religieuse. (...) Il devint dès lors impossible d'unifier le discours des musulmans, en dehors des ensembles que des États islamiques forts étaient parvenus à constituer. Les fractions les plus célèbres et les plus influentes ont été les kharidjites, les chiites et les sunnites. La première, est numériquement insignifiante ; quant aux chiites, ils représentent 10 % des musulmans, et les sunnites sont de loin les plus nombreux.

« Les kharidjites ont été les premiers dissidents. Ils sont sortis du consensus des musulmans au milieu du Ier siècle de l'Hégire, à l'issue de la guerre entre 'Alî et Mu'âwiyya. On peut résumer leurs opinions de la façon suivante. Le califat revient au plus méritant, qu'il s'agisse ou non d'un Arabe. Cette fonction ne peut être appropriée par une famille ou par un clan ; elle est élective et ne peut se transmettre héréditairement. Obéissance est donc due au calife, tant qu'il remplit les conditions de sa charge et qu'il respecte la sharî'a ; sinon il doit être destitué, au besoin par la force. La foi ne se mesure pas seulement à la conviction, elle concerne aussi les actes : ceux qui professent leur foi tout en transgressant la loi sont déclarés impies, au même titre que ceux qui la nient. Les hadîth qui ne sont pas authentifiés par les traditionnistes ou les deux premiers califes sont rejetés et le consensus n'est pas accepté comme source du droit. Les kharidjites ont ainsi leurs propres traités de jurisprudence, qui varient d'une école à l'autre.

« Se considérant comme les seuls défenseurs loyaux de l'islam, les kharidjites ont invité les croyants à se séparer de la société musulmane, à l'instar du Prophète lorsqu'il émigra à Médine. Ils ont déclaré la guerre aux califes ommeyades et abbassides, les taxant de tyrannie. Ils ont déclaré impies tous ceux qui ne partageaient pas leurs vues, interdisant tout commerce avec eux. Pour les mêmes raisons, ils se sont arrogé le droit de dire ce qui était le bien et ce qui était le mal, fut-ce par la violence. Le fait qu'ils aient œuvré au sein de populations bédouines et démunies explique probablement leur intransigeance, leur attachement au sens littéral des textes et leur incapacité à s'adapter au changement social. Par chance, les musulmans ne leur ont pas laissé l'occasion d'instaurer un État où ils auraient pu imposer leurs opinions, tandis que les ulémas et la grande majorité des gens rejetaient leur doctrine71. Aussi sont-ils restés peu nombreux et leur influence a-t-elle épargné les centres de pouvoir. Ils sont regroupés en petites communautés comme les Ibadites, dont on retrouve l'influence aujourd'hui dans des régions comme le Hadramaout, Oman, La Mecque, Médine ou certaines zones du Sahara occidental.

« Aujourd'hui, la pensée kharidjite réapparaît dans différents pays islamiques. Certains groupes intellectuels sont persécutés pour cette raison, tandis que d'autres s'abritent derrière cette doctrine pour masquer leurs ambitions politiques et mondaines. Ils trouvent un écho auprès d'une jeunesse issue de milieux défavorisés et incultes qui subit de plein fouet les conséquences sociales et économiques d'une dépendance marquée vis-à-vis de la civilisation occidentale, du fait de la colonisation ou des politiques suivies après les indépendances. Et la doctrine de ces nouveaux kharidjites est grandement dommageable.

« La réislamisation du droit ne saurait signifier, en aucun cas, l'adoption de ces vues, que les ulémas dans leur ensemble condamnent. Ces derniers refusent en effet toute rébellion contre l'autorité politique, prônant au contraire l'exercice du conseil et appelant à la patience. De même, ils distinguent entre l'impiété et l'insoumission et ne considèrent comme impie que le fait de nier le dogme ou le texte coranique. Dans de tels cas, la sanction ne peut venir que de l'autorité légitime et non résulter d'une quelconque excommunication. Déclarer que ces gouvernants sont sortis de la sharî'a est l'arme favorite de ces nouveaux kharidjites, mais ce faisant, ils heurtent les sentiments des gens.

« Les chiites, qui sont issus également des luttes pour la succession califale, ont eux aussi développé leur propre doctrine connue sous le nom d'imamat. N'ayant pu se mettre d'accord sur la désignation d'un imam, ils se sont séparés et ont essaimé en de nombreuses communautés, qui ont chacune leurs références et leurs ouvrages de jurisprudence. Ils représentent aujourd'hui 10 % des musulmans, pour la plupart duodécimains : près de la moitié se trouvent en Iran, un quart en Inde et au Pakistan et le reste en Irak, en Syrie, au Liban et dans d'autres pays arabes. Ils sont parvenus à établir des États islamiques dans le passé et gouvernent aujourd'hui l'Iran depuis la révolution de 1979.

« La question s'est posée de savoir si le retour à la sharî'a signifiait l'unification politique du monde musulman sous la bannière du chiisme, question d'autant plus importante que les dirigeants ont annoncé, après la révolution, qu'ils avaient pour objectif de fonder un État islamique qui engloberait l'ensemble du monde musulman, selon le principe de l'exportation de la révolution dans le monde musulman. Cette intention s'est confirmée avec la guerre de neuf ans entre l'Iran et l'Irak, dont le but était de renverser le gouvernement irakien. La question est d'autant plus importante que pour les chiites, l'organisation du pouvoir politique est au nombre des piliers de la religion : qui s'y oppose est considéré comme impie et n'a droit à aucune protection, ni sur sa personne ni sur ses biens.

« En réalité, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. On sait que la pensée politique islamique repose sur la division du monde en deux parties : le monde de l'islam – Dâr al-islâm – où le pouvoir est détenu par les musulmans et où la loi islamique s'applique, et le monde extérieur – Dâr al-ajnabiyya72. L'opinion dominante chez les ulémas est que les musulmans forment une seule communauté et doivent vivre dans un même État. Mais les jurisconsultes ont admis la pluralité des États lorsque les circonstances l'exigeaient, arguant en cela de la dispersion des cités musulmanes. L'histoire nous rappelle que les musulmans se sont répartis en trois grands États ayant chacun à sa tête un gouverneur qui portait le titre de calife : l'État abbasside au Machrek, l'État fatimide en Égypte, en Afrique du Nord, au Hedjaz et en Syrie, l'État omeyyade en Andalousie. Les jurisconsultes ont également reconnu la légitimité de petits États quasi indépendants, apparus dans les périodes de faiblesse de l'État abbasside. Le partage des États et du pouvoir politique entre sunnisme et chiisme est donc légitime.

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Notes

1 Sur l'islamisme en général, cf. Olivier Roy, Généalogie de l'islamisme, coll. « Questions de société », Hachette, Paris, 1995. Sur le développement des mouvements islamistes égyptiens au temps d'Anouar al-Sadate, voir le livre de Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, Seuil, Paris, 1993 (éd. revue et augmentée).

2 Sur les liens organiques entre l'État, al-Azhar et le ministère des Waqfs, cf. Malika Zeghal, Gardiens de l'islam. Les oulémas d'al-Azhar dans l'Égypte contemporaine, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996. Le chapitre II porte sur la réforme d'al-Azhar.

3 Pour un exposé de la situation intérieure et extérieure de l'Égypte, on peut se référer à l'article de Gema Martin-Munoz, « L'Égypte dans l'échiquier arabe face au mouvement islamiste », Maîtriser ou accepter les islamistes, Hérodote n° 77,2e trim. 1995, p. 142-174, ainsi qu'au dossier réalisé par Arabies n0 117: « Égypte : à la reconquête d'un rôle perdu », septembre 1996, p. 16-26.

4 Le Monde lui a consacré une nécrologie dans son numéro des 17-18/03/1996, p. 8, sous le titre : « Gadel Haq Ali Gadel Haq, un grand imam égyptien conservateur ». Gâd al-Haqq était shaykh d'al-Azhar depuis 1982 après avoir été mufti de la République en 1978 et quelques mois ministre des Waqfs (cf. M. Zeghal, op. cit., p. 264).

5 Traduction française officielle de « 'Atâ' al-adyân li-khidmat al-insân », mot à mot : « L'apport des religions au service de l'homme ».

6 Texte complet dans al-Ahrâm, 10/08/1995, p. 3. Le discours du chef de l'État fait la une du quotidien. Compte rendu en français dans Le Progrès égyptien du 10/08/1995, p.1.

7 La traduction de 'asâbât par « bandes » ne rend qu'imparfaitement le sens du mot en arabe. La racine '-s-b désigne le nerf et, par extension, tout ce qui marque la solidarité d'un groupe. Elle peut avoir un caractère péjoratif : le groupe solidaire se constitue contre un autre, agissant de fait contre l'unité de la Umma. C'est bien l'idée que veut faire ressortir Hosni Moubarak : les groupes islamistes qui affrontent l'État sont source de division au sein de la communauté des croyants.

8 Les termes de muslihûn, mujâhidûn (moudjahidine) et fidâ'iyyùn (fedayyin) sont éminemment religieux. Les muslihûn sont les réformateurs religieux, ceux qui cherchent à adapter l'islam aux réalités contemporaines dans le respect du dogme et de la loi révélée. Les mujâhidûn sont ceux qui livrent le jihâd, le combat au nom de Dieu pour la défense de la foi et du monde musulman. Les fidâ'iyyûn enfin sont ceux qui sont prêts à aller jusqu'au sacrifice de leur vie. Le président égyptien récuse tout caractère sacré au combat des islamistes et les présente comme des usurpateurs ne cherchant que leur intérêt personnel. Il ne le fait pas sans ambiguïté en donnant lui-même un caractère politique au jihâd ou au sacrifice quand ils sont accomplis pour la libération de la patrie. Or, parmi ces patriotes, certains visent l'instauration de l'État islamique : le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban, les Moudjahidines afghans. Certes, ce discours vise avant tout les mouvements égyptiens, mais la frontière entre les « terroristes » et ceux dont le combat est légitime semble au fond assez ténue.

9 Al-Ahrâm, 09/08/1995, p.23.

10 Cf. G. Martin Munoz, op. cit., p. 171.

11 Remarques inspirées par un ouvrage récent sur le saint le plus populaire en Égypte ; Catherine Mayeur-Jaouen, AI-Sayyid al-Badawî, un grand saint de l'islam égyptien, Ifao, Le Caire, 1994. Notons pour notre propos que le culte du saint Badawî est très étroitement associé à celui du Prophète. Selon ses principaux biographes, il serait mort le 12 rabi’ I 675 (25 août 1276), jour anniversaire de Muhammad (op. cit., p. 251 et 523).

12 Voir les biographies des shaykh al-Sha'râwî et al-Ghazâlî dans M. Zeghal, op. cit., p. 204-214 ; autres références utilisées sur le shaykh al-Ghazâlî : Mouna Naîm, « Mohamed el Ghazali, un prédicateur influent », Le Monde, 14/03/1996 ; Luc-Willy Deheuvels, Islam et pensée contemporaine en Algérie. La revue. al-Asâla (1971-1981), éditions du CNRS, Paris, 1991, p. 65-66 et 247. La revue al-Asâla (Authenticité) était une publication officielle émanant du ministère des Affaires religieuses en Algérie. Le shaykh al-Ghazâlî y signa plusieurs articles. L.-W. Deheuvels a montré qu'elle était devenue l'expression d'un courant fondamentaliste au sein de l'État algérien, dont les positions sur la réislamisation de la société différaient assez peu de celles des islamistes. Dans une bien moindre mesure, notre article invite à une réflexion du même type à travers le cas égyptien.

13 M. ZeghaL, op. cit., p. 155, et G. Kepel, op. cit., p. 135 et 198.

14 Texte des résolutions (en arabe) distribué à la fin de la conférence, p. 10. Il était demandé, dans le même paragraphe, la levée de l'embargo économique imposé à la Libye après l'attentat contre un avion de la Pan Am, fin 1988, au-dessus de Lockerbie en Ecosse.

15 Médecin, sociologue et écrivain français, auteur de la Psychologie des foules, Gustave Le Bon (1841 -1931) est bien connu des Arabes et des musulmans, que son ouvrage sur La civilisation des Arabes, publié pour la première fois à Paris chez Firmin-Didot en 1884, présente très favorablement. Dans une conférence soucieuse de l'image des musulmans, citer Gustave Le Bon, c'était en appeler à une caution occidentale - sans s'interroger d'ailleurs sur la valeur de cette caution.

16 Résolutions, p. 5.

17 AI-Ahrâm, 10/08/1995, p. 13, L'attribution au chef de l'État égyptien du qualificatif d'al-rachîd doit être relevée. Cela signifie qu'il se tient dans la voie droite, agit conformément aux préceptes de la religion et œuvre à la défense du monde musulman.

18 Arabies n° 117, septembre 1996, p. 22, C'est nous qui soulignons.

19 AI-Ahrâm, 10/08/1995, p. 13.

20 Sawfî Abu Tâlib, « La sharî'a islamique et le droit positif dans les pays arabes : histoire et prospective ». À l'instar des autres orateurs, Sawfî Abu Tâlib n'avait qu'une dizaine de minutes pour parler à la tribune, ce qui l'a obligé à réduire considérablement ses propos. Des communications ont cependant été distribuées aux conférenciers sous une forme dactylographiée. Celle de S. Abu Tâlib était livrée en arabe et en français. Nous nous basons ici sur les pages 18 et 19 de la version française.

21 Ansâr al-tayyâr al-'ilmânî.

22 G. Kepel, op. cit., p. 61-63 et p. 210-216.

23 Singulier arabe du pluriel 'ulamâ', qui a donné lieu au mot francisé « uléma ».

24 Comme dans le cas de Sawfî Abu Tâlib, il s'agit d'une communication dactylographiée distribuée aux participants. Nous faisons référence aux pages 3 et 4.

25 Rappelons qu'il s'agit de la « consultation ». Dieu a demandé aux croyants de délibérer entre eux de leurs affaires (Coran, s. 42, v. 38). Beaucoup de musulmans voient aujourd'hui dans la shûrâ la base d'un système parlementaire islamique.

26 AI-Ahrâm, 10/08/1995, p. 13.

27 Résolutions, p. 7.

28 Ernest Renan prononça à la Sorbonne, le 29 mars 1883, une conférence sur « l'islam et la science ». Le texte de la conférence fut publié au Journal des Débats le 30 mars 1883. Jamal al-Dîn al-Afghânî adressa une lettre en langue arabe au journal, qui la publia le 18 mai 1883.

29 Propos d'al-Afghânî cité par 0. Amin, Moslem Philosophy, Renaissance Bookshop, Le Caire, 1958, p. 64.

30 Albert Hourani, La pensée arabe et l'Occident, traduit de l'anglais par S. Besse Ricord, NaufaI, Paris, 1991, p. 127.

31 Intervention de Dominique Chevallier le 09/08/1995.

32 Dossier réalisé par l'ADIC : « Dialogue islamo-chrétien : un tournant décisif », France-Pays arabes, juin 1994, p. I-VIII, et voir le n° 211 d'avril 1995, p. 23-24.

33 Résolutions, p. 16 ; dans le quatrième volet : le volet médiatique.

34 En arabe : « Inna al-usra hiya al-wahda al-ijtimâ'îyya al-ûlâ wa laysa al-fard wahduhu. » Résolutions, p. 6.

35 Le Monde, 15/02/1995, p. 3.

36 AI-Ahrâm. 09/08/1995. p, 23.

37 Jean-Paul Charnay, Lettre désolée à un ami arabe. Maisonneuve et Larose, Paris, 1994, p. 33.

38 Sawfî Abu Tâlib, op. cit., version française, p. 2.

39 Résolutions, p. 1.

40 Al-Ahrâm, 09/08/1995, p. 23.

41 Résolutions, p. 8.

42 « OCI. Promouvoir le message de l'islam », Arabies, n° 103-104, juillet-août 1995, p. 9.

43 Paragraphe inspiré par le témoignage de J.-P. Charnay, op. cit., p, 29-37. Il parle notamment du « transfert de responsabilité » opéré par des intellectuels arabes à l'égard de l'Occident.

44 Aujourd'hui en effet, le terme hadâra est de loin préféré à ceux de tamaddun ou de madanîya, qui renvoient aussi à l'idée de civilisation.

45 En arabe : Tarîkh al-tamaddun al-islâmî, Matba'at al-Hilâl, Le Caire, 1902-1906, 5 volumes.

46 J.-P. Charnay en fait la critique dans un paragraphe intitulé : « Ce que les Arabes n'ont pas apporté à l'Occident », op. cit.,, p. 47-52.

47 Voir Henry Laurens : « L'Orientalisme aux XVIIe et XVIIle siècles » dans L'Orient : concept et images, XVe Colloque de l'Institut de recherches sur les civilisations de l'Occident moderne, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1988, p. 39-45; et du même auteur L'Expédition d'Égypte 1798-1801, Armand Colin, Paris, 1989.

48 La civilisation des Arabes, Firmin-Didot, Paris, 1884, p. 632.

49 Ibid., p. 104.

50 Ib., p. 86-93.

51 Cf. Ahmad Zakî, « L'aviation chez les Arabes », Bulletin de l'Institut d'Égypte, V, 1911, p. 92-101 ; ou « Al-'Arab wa iktishâf Amîrîka » (Les Arabes et la découverte de l'Amérique), al-Muqtataf, 56,1920, p. 509-512.

52 Sîmûn Al-Hâyik, Wa-l-'Arab shârakû fî-l-iktishâf aw Kristûf Kulumbus (Christophe Colomb ou comment les Arabes contribuèrent à la découverte), al-Matba'a al-Bûliyya,Junîeh,1991.

53 Tawfîq 'Azîz ‘Abd Allâh, AI-Faransîya asluhâ 'arabî, Manshûrât al-Bazzâz (Bazzaz Publishing), Londres, 1994. L'auteur enseigne le français à l'université de Mossoul en Irak.

54 Référence à la Révolution française faite par Sawfî Abu Tâlib. (Notons qu'il ne s'agit pas là d'une exclusivité de la pensée arabe ou musulmane : jeunes professeurs d'histoire en collège ou lycée, nous fûmes parfois saisies de la propension de certains manuels à projeter dans le passé, fût-il la plus haute Antiquité, des préoccupations contemporaines...)

55 Résolutions; p. 8.

56 Cf. communication dactylographiée du président de l'université du Caire, le Juriste Mufîd Chihâb, sous le titre : « AI-Shûrâ asâs nizâm al-hukm fî-l-islâm » (La shurâ, fondement du pouvoir dans l'islam).

57 « Lâ ikrâh fî-l-dîn », Coran, s. Il, v. 256.

58 Sawfî Abu Tâlib, op. Cfï., version française, p. 14.

59 « Lahum mâ lanâ  wa 'alayhim ma 'alaynâ ».

60 S. Abû Tâlib, op. cit., p. 14.

61 Maurice Martin, « Égypte, les modes informels du changement », Études, avril 1980, p. 435-442 : cité par M. Zeghal, Gardiens de l'islam, op. cit., p. 43, n. 1.

62 Cf. O.Roy, op. cit., p. 17.

63 Cf. le premier volet (culturel) des résolutions finales de la conférence, p. 4-5.

64 Cf. Le Monde, 24/01/1996, p. 4. (À propos du nouveau guide des Frères musulmans, le shaykh Mustafâ Machhûr, qui cherche à former un parti malgré l'opposition du gouvernement.)

65 Le Monde, 17/11/1995, p. 3.

66 M. Zeghal, op. cit., p. 317-318 et 334-337. La thèse de M. Zeghal est que les ulémas restent des acteurs à part entière de la vie sociale et politique égyptienne, malgré le contrôle établi sur eux par l'État en 1961. Elle souligne les affinités entre les plus contestataires d'entre eux et les islamistes. Ces affinités sont aussi le résultat d'une formation intellectuelle de plus en plus commune aux universités d'État, d'où sont issus les islamistes, et à al-Azhar. L'enseignement des sciences religieuses perd du terrain. Beaucoup de ceux qui ont accès à la culture prétendent interpréter le Coran, qui continue à occuper une place centrale dans leur vie, mais sans avoir la compétence exégétique nécessaire. Voir également à ce sujet Mohamed El Aziz Ben Achour, « L'islam. Le cadre de la révélation. Le Coran et ses lectures », Les Arabes du Message à l'Histoire, sous la dir. de D. Chevallier et A. Miquel, Fayard, Paris, 1995, notamment à partir de la page 66.

67 M. Zeghal, op. cit., p, 313 sq.

68 Ibid., p. 318-320 ; 0. Roy, op. cit., p. 88-89 ; et Le Monde, 16/06/1995, 07/08/1996.

69 Al-Ahrâm, 10/09/1996, p, 15.

70 Mohamed El Aziz Ben Achour, op. cit., p. 27 sq.

71 Allusion transparente aux groupes islamistes qui lancent des anathèmes contre la société et se retirent d'elle afin de préparer son renouvellement par le jihâd, le combat contre les impies, jusqu'à l'édification de l'État islamique. On pense notamment au groupe fondé au début des années soixante-dix, Takfîr wa hijra (Anathème et migration).

72 « Le monde extérieur » est la version contemporaine et plus conforme à la coexistence pacifique du Dâr al-harb, le monde de la guerre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Laure Dupont et Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, « Un discours islamique officiel en Égypte », Égypte/Monde arabe, Première série, 29 | 1997, mis en ligne le 07 juillet 2008, consulté le 13 août 2014. URL : http://ema.revues.org/258

 

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