vendredi 13 juin 2014
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La "sainte alliance" du Vatican et de l'islam
LE MONDE | 15.10.2003 à 17h12
"La prochaine guerre opposera les religieux aux matérialistes" : cette formule d'un ministre iranien, rapportée en août par la presse de Téhéran, a fait le tour du monde, provoquant des commentaires sur une "sainte alliance" des religions, qui menaçerait tout à la fois l'émancipation de la femme, le contrôle des naissances, le divorce, l'interruption volontaire de grossesse, etc.
Cette description apocalyptique est née de prises de position présentées comme communes entre le Vatican et certains milieux islamistes, à la veille de la conférence du Caire. Sur ces sujets, les traditions religieuses monothéistes revendiquent naturellement une part de compétence et un droit d'expression. Mais quant à l'éventualité d'un "pacte" qui lierait le Saint-Siège, c'est-à-dire le "gouvernement" de l'Eglise catholique - dont la délégation au Caire ne comptera pas moins de seize personnes-, et certains pays islamiques, elle relève surtout du fantasme.
Quand le pape, en mars dernier, fait part de sa "douloureuse surprise" à la lecture du projet de Programme d'action des Nations unies pour la population, nul ne prévoit alors qu'il donne le coup d'envoi de l'une des offensives les plus énergiques menées depuis le début de son pontificat, il y a seize ans. La polémique proprement dite commence le 18 mars quand, recevant au Vatican Mme Nafdis Sadik, secrétaire général de la conférence du Caire, le pape lui remet un mémorandum lourd de remontrances. Il y dénonce la "propagande" et la "désinformation" qui accompagnent, selon lui, les efforts préconisés de planification démographique.
Une nouvelle "ligne Maginot"
Ce n'est pas une saute d'humeur. Dès le lendemain, Jean-Paul II adresse une lettre à tous les chefs d'Etat et au secrétaire général des Nations unies, dans laquelle il renouvelle ses craintes et ses griefs. Le document préparatoire de la conférence du Caire ouvre la porte, dit-il, à un nouveau malthusianisme, à une extension de l'avortement, à une politique "autoritaire" de contrôle des naissances, à la promotion d'un style de vie qui "détruit" les valeurs familiales, ne défend pas l'institution du mariage et met sur le même plan toutes les formes d'"union" (cohabitation extra-conjugale, famille monoparentale, couple d'homosexuels, etc.). Il se répand en propos fort peu charitables pour les Nations unies : "L'année de la famille est en train de devenir une année contre la famille, proteste-t-il. Nous ne pouvons aller vers l'avenir avec des projets de mort systématique d'enfants non nés" (le Monde du 19 avril). Il demande à ses fidèles de faire de la défense de la famille une nouvelle "ligne Maginot".
Après le pape, c'est au tour du cardinal Sodano, secrétaire d'Etat du Vatican, de mettre en garde le corps diplomatique attaché au Saint-Siège. Les épiscopats nationaux et continentaux sont invités à donner de la voix et à intervenir auprès des autorités locales, comme le fait Mgr Duval, président de la conférence des évêques de France, dans un mémorandum à Edouard Balladur, premier ministre (le Monde du 25 août). Enfin, les nonces apostoliques sont priés de présenter la position du Saint-Siège avant la conférence du Caire dans tous les pays où ils sont en poste. Partout, c'est le même discours : une politique de contrôle des naissances ne saurait être contraignante ni directement, ni indirectement.
Mais une telle campagne comporte des risques, ceux de la manipulation et de la récupération par des régimes islamiques durs. Ainsi, quand Mgr Jean-Louis Tauran, "ministre des affaires étrangères" de Jean-Paul II, se rend en Libye - où se trouve la communauté chrétienne la plus nombreuse du Maghreb - pour examiner les conséquences de l'embargo contre ce pays (après l'attentat de la Pan Am et la catastrophe de Lockerbie), l'agence officielle Jana fait dire qu'elle a le soutien du pape dans son différend avec la communauté internationale et dans sa condamnation du document du Caire. De même, quand Mgr Romeo Panciroli, nonce apostolique à Téhéran, informe les autorités iraniennes de la position du Saint-Siège, la presse du pays se répand en commentaires sur le "plein accord" du pape pour condamner le document de l'ONU qui offenserait gravement l'islam. De retour de leur synode romain, en mai dernier, les évêques d'Afrique font aussi une ardente campagne auprès des responsables musulmans de leur pays, accréditant ainsi les rumeurs d'alliance des religions pour faire échouer la conférence du Caire.
Au même moment, l'université Al Azhar du Caire publie à son tour un document reprenant presque mot pour mot les critiques des autorités catholiques. Elle condamne "les expressions ambiguës, les termes abstraits, le jargon novateur" du document préparatoire des Nations unies, cachant les véritables intentions d'une conférence qui sont" à l'opposé des principes de base de l'islam". Réprouvant l'avortement, l'homosexualité, les relations extraconjugales, ces docteurs d'Al Azhar, repris par des islamistes radicaux en Egypte, en Tunisie, en Algérie, en Arabie saoudite, reprochent aux promoteurs de la conférence du Caire de vouloir "défendre les relations sexuelles entre membres du même sexe ou entre des sexes différents en dehors du mariage légal". C'est une conception de la sexualité, disent-ils, qui "détruit les valeurs auxquelles aspirent toutes les religions révélées". L'effort proposé par les organisateurs de la conférence du Caire porte principalement sur le libre accès des femmes au planning familial, en vue de prévenir les grossesses non désirées et les risques de mortalité. Des millions de femmes dans le monde, en effet, n'ont aucun accès aux moyens de contraception. Chaque année, un demi-million d'entre elles meurent des suites de grossesse ou d'accouchement et le nombre des avortements serait d'environ 50 millions par an. Mme Nafdis Sadik va répétant que le sujet de la conférence du Caire, dont elle est la cheville ouvrière, n'est pas l'avortement (son document préconise la lutte contre les avortements clandestins) mais, par l'éducation, par l'accès aux soins et aux moyens de contraception, une maîtrise plus efficace et moins coûteuse de la fécondité.
Mais le désaccord de l'Eglise catholique porte sur le postulat même de cette conférence, à savoir l'ardente obligation d'un nouveau ralentissement de la croissance démographique. Elle refuse, dit-on au Vatican, de tomber dans le panneau des "logans alarmistes" sur la "bombe démographique", la croissance "galopante", l'"explosion" d'une planète surpeuplée. Elle conteste le lien ainsi fait entre croissance démographique et sous-développement ou dégradation de l'environnement. Les grandes pénuries alimentaires seraient dues à des guerres civiles, à des gestions désastreuses, plus qu'au nombre de bouches à nourrir. Quant aux désastres écologiques, ils seraient autant la conséquence de modèles de production et de consommation que d'un surpeuplement de la planète. Dans le projet de document du Caire, tranche le Conseil pontifical pour la famille, s'exprime "une idéologie de la peur de l'avenir et de méfiance de l'homme" (1).
La critique du Vatican porte moins sur la justification d'une régulation des naissances que sur ses moyens. Tous ne sont pas bons, répète-t-il sur tous les tons, citant dans son réquisitoire les campagnes de stérilisation, le marchandage proposé aux pays pauvres - des aides financières contre l'adoption de programmes de planning familial -, les campagnes contraceptives ou abortives dont les trusts pharmaceutiques seraient les premiers bénéficiaires. "Toute politique démographique autoritaire, sournoise ou déclarée, est inacceptable", dit-on à Rome, où l'on redoute la fin du consensus manifesté à Mexico il y a dix ans, lors de la précédente conférence mondiale, qui avait permis l'adoption du principe suivant : "En aucun cas, l'avortement ne doit être promu comme méthode de planification familiale." L'Eglise catholique craint, cette année, une régression avec la reconnaissance, pour la femme, d'un "droit à la reproduction et au libre choix de la procréation". Cette notion neuve, maintenue dans la dernière mouture du Programme d'action de l'ONU, servirait de nouvelle justification à la banalisation des interruptions de grossesse, y compris à leur financement public.
Aussi argumenté soit-il, ce réquisitoire ne fait toutefois pas l'unanimité, y compris au sein de l'Eglise. L'éthique, en effet, peut-elle faire oublier la statistique ? La question est posée par certains experts catholiques, qui s'étonnent de voir les problèmes de maîtrise de la fécondité traités par le Vatican selon des normes et des critères de morale sexuelle individuelle, pas assez en fonction des données socio-économiques. Est-il possible de continuer à soutenir que l'explosion démographique est un mythe ? Au contraire, déclare la commission française Justice et paix, "il faut s'y prendre dès maintenant pour maîtriser la fécondité, car les avenirs invivables pour les générations futures prennent plus de vraisemblance à chaque retard pris" (2).
S'il est vrai que la planète pourrait globalement nourrir tout le monde, on ne peut pas rester aveugle sur l'inégale répartition des ressources, sur les phénomènes migratoires qui en découlent et sur la concentration urbaine elle-même porteuse de "destructurations familiales" considérables. L'Eglise se voit ainsi reprocher de reléguer au second plan sa propre doctrine sociale pour ne retenir que la seule défense de la famille et de la vie selon les critères moraux défendus de longue date par le magistère catholique.
Un islam nataliste
Dans l'islam, la difficulté vient plutôt du nombre des interprètes et du décalage entre la réalité des textes, la législation, et la pratique des pays islamiques. Sur ces questions de natalité et de famille, des zones de convergence avec l'Eglise catholique sont nombreuses, mais des fossés demeurent infranchissables. Ainsi la famille est-elle également, d'une certaine façon, un "pilier" de l'islam. "Elle est la fondation de la société et le mariage en est la base. La société et l'Etat protégeront la famille", affirme même la Déclaration des droits de l'homme en islam de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) adoptée le 4 août 1990 au Caire. Presque vingt ans plus tôt, en 1971, un sommet de théologiens, médecins, sociologues et démographes musulmans, réuni à Rabat (Maroc), avait déclaré que "la loi islamique ne laisse aucune place à l'intervention de facteurs éventuels qui dissoudraient ou affaibliraient la famille".
Le mariage, dans l'islam, a aussi vocation à l'indissolubilité, notamment dans l'islam sunnite, alors que l'islam chiite autorise des mariages conclus pour une période déterminée, dit "mariage de jouissance". Mais la comparaison s'arrête là avec l'Eglise catholique, car si la législation moderne des pays islamiques s'efforce d'en réduire les excès, la répudiation (dissolution du mariage par la volonté unilatérale du mari) et la polygamie sont toujours tolérées. Leurs règles figurent même dans le Coran et la sunna (tradition), qui punissent sévèrement l'adultère, l'homosexualité ou toutes les formes dite "déviantes" de relations hors mariage.
A propos du contrôle des naissances et de l'avortement, les positions divergent aussi entre l'islam et le magistère catholique. Si l'islam paraît également nataliste et encourage les femmes mariées à être toujours plus fécondes, il se montre relativement libéral en matière de planning familial. "La loi islamique autorise la famille musulmane à être plus clairvoyante envers elle-même en matière de natalité, affirmait la déclaration finale de Rabat en 1971. Elle lui reconnaît le droit de traiter de manière adéquate le problème de la stérilité et de régulariser l'espacement des grossesses en recourant pour cela à tous les moyens reconnus par la loi et assurant toute garantie." Ces moyens sont la pilule contraceptive, le stérilet, mais l'islam refuse toute espèce de stérilisation contrainte, équivalente à une mutilation.
Les interprétations divergent à propos de l'avortement, qui n'est généralement pas considéré en islam comme un péché capital, surtout pendant les quatre premiers mois de la grossesse. Le texte coranique est ambigu quant au moment précis de l'animation du foetus : dès la conception ou au terme de trois-quatre mois.
Selon les époques et selon les pays, le droit pénal en islam a souvent varié dans son attitude à l'égard des responsables d'un avortement. La déclaration de Rabat de 1971 estime ainsi que "l'avortement est religieusement interdit après le quatrième mois, sauf en cas de nécessité extrême, c'est-à-dire pour sauver la vie de la mère". Quoi qu'il en soit, pour une conscience religieuse musulmane, l'avortement n'est jamais un moyen de contrôler la démographie. Pour l'islam aussi, la vie est sacrée depuis le début de la grossesse jusqu'au dernier souffle, et l'euthanasie y est également condamnée.
On ne peut pas préjuger de l'attitude qu'observeront la délégation du Saint-Siège et celles des pays islamiques à la conférence du Caire. La première défendra explicitement la position catholique, mais du côté des délégations islamiques, la situation est plus floue. Car si la référence à l'islam est inscrite dans la plupart des Constitutions des pays à majorité musulmane, elle n'a jamais empêché nombre de pays islamiques de mener une politique volontariste de planning familial et de promotion de la femme, avec des moyens qui ne relèvent pas tous de la plus pure orthodoxie. "Sainte alliance", "pacte" ? Au Vatican, ces soupçons ont provoqué des sourires et des haussements d'épaule. Et les islamistes les plus radicaux savent eux-mêmes à quoi s'en tenir. L'une des constantes de leur propagande, en Afrique noire ou en Asie, n'est-elle pas de dénoncer, au contraire, ce pape, son alliance avec les Etats-Unis et son esprit de "croisade" ?
Collé à partir de <http://www.lemonde.fr/europe/article/2003/10/15/la-sainte-alliance-du-vatican-et-de-l-islam_338197_3214.html>