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d é b a t s

CABINET DE CURIOSITÉS SOCIOLOGIQUES par Gérald Bronner

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Une justice sous influence

La justice est supposée être impartiale,
mais elle est rendue par des juges notablement influencés, à leur insu, par leur environnement.

L

a justice est souvent représentée comme une femme tenant un glaive et une balance, dont le regard est dissimulé par un voile censé éviter que des éléments perturbateurs n’influencent son verdict. Il est naturel d’attendre de la justice qu’elle soit impartiale et indépendante. C’est une des demandes légitimes notamment des citoyens ayant la chance de vivre en démocratie. Seulement, dans ces mêmes démocraties, on ne cesse de l’accuser de ne pas toujours prendre des décisions équitables. Tel homme politique se considère comme harcelé, tel individu spolié.

Il est vrai que certains jugements peuvent laisser dubitatifs. Ainsi, la sanction d’un an de prison ferme prononcée
à l’encontre du sinistre individu qui lança
un chaton contre un mur (sans le tuer) doit-elle quelque chose à l’emballement médiatique qui l’avait précédée ? Est-il possible que ceux qui ont à juger voient leurs décisions biaisées au point de devenir injustes ? Ce serait là une violation de la déontologie des magistrats qui rappelle que : « L’impartialité [...] ne s’entend pas seulement d’une absence apparente de préjugés, mais aussi, plus fondamentalement, de l’absence réelle de parti pris. » Aussi incommode que soit cette idée, il est pourtant facile de montrer que les professionnels de la justice peuvent se laisser influencer par des facteurs arbitraires, parce qu’avant d’être des juges, ils sont des humains dont le cerveau est une machine à la fois merveilleuse et faillible.

Ainsi, une étude a montré que des juges qui devaient statuer sur des demandes de

liberté conditionnelle étaient nettement plus enclins à l’accepter après une pause déjeuner qu’avant ! En d’autres termes, un juge fatigué et affamé aura tendance à être plus sévère qu’un juge rassasié. Qu’à cela ne tienne, il suffit peut-être de prévoir des petits en-cas pour éviter ce déséquilibre du jugement. Mais que faire quand un phénomène aléatoire est de nature, lui aussi, à fausser un verdict ?

Des psychologues allemands ont montré que des juges, pourtant expérimentés, se laissent influencer par le résultat parfaitement arbitraire d’un lancer de dés. Ils ont

soumis à ces professionnels le cas d’une femme coupable d’un vol à l’étalage. Son dossier présentait exactement les mêmes données pour chacun des sujets de l’expérience. La seule différence venait d’un dé que l’on tirait devant eux ; ils devaient dire si le nombre de mois de la peine de prison infligée était supérieur ou inférieur au chiffre apparaissant sur le dé. Ensuite, ils devaient indiquer le nombre précis de mois. Ce dé était pipé (mais les sujets de l’expérience l’ignoraient), et ne donnait que des chiffres 3 ou des 9. Ceux pour qui le dé indiquait le chiffre 9 condamnèrent en moyenne la voleuse à huit mois de prison, tandis que

ceux qui avaient obtenu le chiffre 3 lui en infligèrent seulement 5 !

Ces résultats sont inquiétants, car si des juges expérimentés peuvent se laisser influencer, à leur insu, par un simple lancer de dés, que penser de l’impartialité de leur jugement lorsqu’ils sont confrontés à une polémique médiatique ou à des enjeux idéologiques, dont on suppose qu’ils ont un pouvoir de suggestion notablement supérieur ?

Le bandeau qui masque le regard de la justice peut alors être interprété de bien des façons. Ce n’est sans doute pas une raison pour désespérer de cette institution

fondamentale, mais une occasion de rappeler cette évidence que si la justice doit être au-dessus des hommes, c’est bien par des hommes qu’elle est administrée. Dans ces conditions, il n’est peut-être pas absurde que, dans les écoles de magistrature, on enseigne désormais quelques bases

concernant le fonctionnement du cerveau humain. Car c’est bien lui qui nous permet de juger. Or la somme des biais, illusions ou obstacles qui peuvent peser sur notre raisonnement est immense. Les progrès spectaculaires des sciences de la cognition au cours des 50 dernières années offrent l’espoir d’améliorer les conditions de notre raisonnement. En effet, il n’est pas de meilleure méthode pour déjouer les contraintes qui s’exercent sur nous que de les connaître pour essayer de les apprivoiser. n

Gérald BRONNER est professeur de sociologie à l’Université Paris-Diderot.

Il n’est pas de meilleure méthode pour déjouer les contraintes qui s’exercent sur nous que de les connaître pour tenter

de les apprivoiser.

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Cabinet de curiosités sociologiques

© Pour la Science - n° 445 - Novembre 2014