La politique déboussolée

La gauche ne peut pas mourir

Malgré l’échec de sa politique libérale, le président François Hollande n’en démord pas : « Il n’y a pas d’échappatoire. » Redoutant de devoir bientôt payer le prix d’une telle obstination, un nombre croissant de socialistes et d’écologistes réclament un coup de barre à gauche.

par Frédéric Lordon, septembre 2014

 

Dans le débat public ne circulent pas que des sottises : également des poisons. De toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. On n’a pas assez remarqué la troublante proximité formelle, et la collusion objective, du « ni droite ni gauche » de l’extrême droite et du « dépassement de la droite et de la gauche » (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre.

Etonnante ironie qui veut qu’on pense identiquement dans le marais et dans le marécage, le second poursuivant son fantasme de réconciliation unanimitaire sous le primat de l’identité nationale éternelle, le premier sous l’égide du cercle de la raison gestionnaire telle qu’elle fait « nécessairement » l’accord général — et il faudra sans doute encore un peu de temps pour que le commentariat médiatique, qui défend avec acharnement cette unanimité-là, prenne conscience de ce qu’il a formellement en commun avec ceux qui défendent l’autre.

Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir (1», trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. A plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur (3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.

Il y a de quoi s’étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu’il n’a plus rien que de droite. Et s’il est vrai que ce dernier peut mourir — on pourrait même dire : s’il est souhaitable qu’il meure —, la gauche, elle, est d’une autre étoffe et, partant, d’une autre longévité. Car elle est une idée. Egalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n’a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.

Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.

Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique. Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.

Refuser la souveraineté du capital,

ne pas le laisser régner

Le capital, à la fois compris comme logique générale et comme groupe social, est une puissance. Or il est d’une puissance de poursuivre indéfiniment son élan affirmatif tant qu’elle ne rencontre pas une puissance plus forte et opposée qui la détermine au contraire — et la tient à la mesure. C’est pourquoi, en l’absence de toute opposition significative, il ne faut pas douter que le capital n’ait autre chose en vue que la mise sous coupe réglée de la société tout entière — soit une tyrannie, douce sans doute, sucrée à la consommation et au divertissement, mais une tyrannie quand même.

Cela étant bien posé, ce qu’est la gauche s’en déduit aisément. La gauche, c’est une situation par rapport au capital. Etre de gauche, c’est se situer d’une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d’une manière qui, ayant posé l’idée d’égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l’idée n’a aucune chance d’y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en le refus de la souveraineté du capital. Ne pas laisser le capital régner, voilà ce qu’est être de gauche.

Les événements ouverts par la crise financière de 2007-2008 offrent une illustration particulièrement parlante à cette manière de poser le problème, repérable en une pluralité d’instances : les banques, le « pacte de responsabilité » (lire l’article de Martine Bulard, « Purge à la française »), l’assurance-chômage. Car en chacune de ces occasions, on peut voir le fond du capital, c’est-à-dire son projet d’emprise totale sur la société, sa manière de se la subordonner entièrement — et, par symétrie, en quoi consiste être de gauche.

Pour légitime qu’il ait été, le sentiment de scandale né du sauvetage des banques en 2009 était mal placé. Ce n’est pas qu’il ait fallu sauver les banques en soi qui était scandaleux ; c’est qu’on les ait sauvées sans la moindre contrepartie, en les munissant d’un blanc-seing implicite pour la reprise bonasse de leurs petits (grands) trafics. Il fallait sauver les banques, en effet, sauf à nous détruire nous-mêmes ; car les banques occupent une position telle dans la structure sociale du capitalisme que leur chute généralisée, abattant non seulement tout le système du crédit mais surtout le système des paiements, et volatilisant toutes les encaisses monétaires du public, était vouée à entraîner dans l’abîme en moins de quelques jours la totalité de la production et des échanges — c’est-à-dire à nous ramener en l’équivalent économique de l’état de nature.

La conclusion à tirer de cet état de fait n’était pourtant pas qu’il fallait se contenter de sauver les banques, merci, au revoir. Elle était qu’après les avoir tirées du gouffre, et nous avec, il n’était plus possible de les laisser prendre le risque de nous y entraîner de nouveau. En d’autres termes, si l’on fait vraiment l’analyse que les banques occupent dans la structure d’ensemble du capitalisme cette position névralgique depuis laquelle leurs excès exposent systématiquement la société à l’alternative de les rattraper à ses frais ou de mourir avec elles, il s’ensuit : premièrement, la qualification adéquate de cet état de fait comme prise d’otages structurelle ; deuxièmement, une réponse de gauche qui, voyant cet effet implacable des structures, conclut qu’il faut impérativement changer les structures.

Si, en effet, la capture — de la société tout entière — est ainsi rendue inévitable dans la configuration présente de la banque-finance, alors il ne peut plus être toléré d’abandonner le financement de l’économie au capital financier privé et à ses tendances incoercibles à l’abus. Au sauvetage de 2009, il ne pouvait donc y avoir de contrepartie moindre que la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord sous la forme de la nationalisation, puis de sa socialisation — pour tenir au loin les preneurs d’otages.

Il suffit de poser le problème en ces termes pour apercevoir la qualification adéquate qu’appelle la politique Hollande-Moscovici-Sapin en cette matière de « réforme bancaire » : au mieux démissionnaire, au pire collaboratrice. Il est vrai que, dans un de ces moments de relâchement qu’autorise la chaleur de l’entre-soi — c’était au raout aixois annuel du Cercle des économistes, qui réunit traditionnellement tout ce qu’il y a de commis au système —, le dernier des trois petits cochons (ils sont ronds, ils sont roses, et on pourrait en faire des tirelires) a lâché le morceau, quoique sans aller jusqu’au bout puisque le fond de sa pensée véritable demande une ultime permutation des mots : « Notre bonne amie, c’est la finance » (2).

Que ces trois-là, comme d’ailleurs la troupe éditorialiste décérébrée, réservent la « prise d’otages » aux postiers et aux cheminots, il n’y a maintenant plus lieu d’en être surpris. Il n’y a pas davantage à l’être quand tous ensemble célèbrent le « pacte de responsabilité » et ledit socialisme de l’offre dont l’axiome central tient que, le salut étant dans l’« entreprise », il faut tout lui accorder et sans la moindre réserve. Tout accorder au preneur d’otages, n’est-ce pas là une riche idée ? — car ce sont formellement les mêmes mécanismes du chantage et de l’ultimatum qui sont à l’œuvre bien au-delà de la seule enclave bancaire, en fait dans la logique profonde du capital tout court.

Le capital prend en otages les salariés individuellement, puisque la vente de la force de travail est la seule solution praticable dans une économie à travail divisé où nul ne peut pourvoir aux réquisits de sa reproduction matérielle hors de l’échange marchand. Quand l’accès à la monnaie est le point de passage obligé de la simple survie, et que cet accès n’est possible que sous la forme du salaire, il apparaît que le fond du salariat, c’est le pistolet sur la tempe. Et s’il arrive que les salariés l’oublient au point que pareille présentation leur paraîtrait tout à fait outrancière, parce que le capitalisme s’est avisé d’enrichir leurs existences laborieuses en affects joyeux — ceux, extrinsèques, de la consommation et ceux, intrinsèques, de la « réalisation de soi » dans le travail —, s’il arrive donc qu’ils l’oublient, il arrive aussi que brutalement ils s’en ressouviennent, lorsque les masques tombent et que le harcèlement, ou le licenciement, s’impose sans phrases.

De la « destruction créatrice »

les idéologues ne retiennent que le second terme

Mais le capital prend aussi en otages les salariés collectivement, puisque, de sa position dans la société économique, il lui revient l’initiative de la production, du lancement des projets et de l’investissement — dont il peut fort bien décider la « grève » lorsque, après avoir prononcé un « à mes conditions ou rien », il estime qu’on n’a pas encore assez fait droit à ses desiderata. Et c’est vrai !, la place du capital lui autorise bien ce genre de rapport avec la société tout entière, rapport de forces qui somme celle-ci de déférer à potentiellement toutes ses exigences — « ou alors je m’en vais ». Car c’est maintenant là le fond du discours que le capital tient à la société, à plus forte raison à l’époque de la mondialisation, qui lui a ouvert les plus vastes possibilités de déplacement et d’arbitrage stratégiques. « Qu’on baisse les cotisations, ou je m’en vais » ; « qu’on flexibilise le marché du travail, ou je m’en vais » ; « qu’on me laisse payer ce que je veux de dividendes aux uns et de stock-options aux autres, ou je m’en vais ».

Détenteur de fait des intérêts matériels de toute la société, dont il règle par ses initiatives les conditions de prospérité ou de paupérisation, comment le capital privé, puissance sans frein, n’en abuserait-il pas pour réclamer sans fin, sous peine de blocage de l’économie, et cela d’autant plus qu’il ne trouve en face de lui que des gouvernants prêts à tout lui accorder ? Inutile de chercher quelque chose comme un terme raisonnable à la revendication du capital, qui, une fois la chose obtenue, n’y reviendrait plus et se remettrait honnêtement au travail : il n’y en a pas — aussi vrai qu’illimité veut dire sans limite. En témoigne assez l’interminable liste de ce que le capital a gagné depuis trente ans — et aussi la prodigieuse accélération de ses gains au moment pourtant de sa faillite historique ! Et au moment où une chose qui ose encore s’appeler « gauche » est au pouvoir.

Car, au terme de l’analyse qui précède, être de gauche, c’est précisément refuser de se laisser prendre dans ce chantage chronique, c’est-à-dire transformer les structures qui arment ce chantage et déterminent la position de force du capital dans la société, en envisageant par exemple : 1. la restriction des mobilités qui lui offrent sa latitude stratégique (délocalisations, mouvements de capitaux, implantation des sièges, accès aux zones offshore) ; 2. la limitation du tribut actionnarial par un impôt de type SLAM (3), plafonnant la rémunération totale des actionnaires ; 3. la définanciarisation de l’économie, d’une part en fermant la Bourse (4), et puis en envisageant, sur le mode de la récommune (5), la destitution de la propriété financière comme principe de commandement de la production ; 4. un protectionnisme raisonné qui mette un coup d’arrêt à la concurrence sauvage non seulement des salariés mais des formes de vie, etc.

Contester la souveraineté du capital, c’est aussi le reconduire à la responsabilité des torts qu’il cause à la collectivité, et dont il voudrait tout ignorer. Des torts qui n’ont rien de circonstanciel, mais participent de sa nature profonde comme force de remise en mouvement permanent de toute la division du travail, c’est-à-dire de destruction et de déclassement autant que d’innovation. Marx et Engels en leur temps n’avaient pas manqué de voir que « le bouleversement continuel de la production, l’ébranlement ininterrompu de toutes les catégories sociales, l’insécurité et le mouvement éternels distinguent l’époque bourgeoise de toutes celles qui l’ont précédée » (Manifeste du Parti communiste).

Rien ne peut prémunir ex ante contre les dégâts d’une sorte de processus de transition permanent, cet oxymore typique du capitalisme même ; et, supposé que les bénéfices de ce qu’il impulse finissent par venir, ils ne viennent jamais assez tôt pour compenser en temps réel les destructions qui, elles, n’attendent pas pour se matérialiser. L’Afrique entrera dans la mondialisation et fera à la Chine le même mal que cette dernière a fait à l’Europe, le MP3 déclasse les CD qui avaient déclassé le vinyle, l’argentique est coulé par le numérique, les appareils photographiques par les smartphones : le mouvement même du capitalisme est une déstabilisation perpétuellement relancée qui n’en finit pas de laisser sur son chemin une cohorte d’éclopés.

Sans doute le capital comme groupe social s’adonne-t-il avec passion au jeu du capital comme logique générale, ce jeu même que Joseph Schumpeter avait célébré sous le nom de « destruction créatrice ». Si les idéologues libéraux n’ont retenu que le second des deux mots pour nourrir leur apologétique, il est temps de leur rappeler le vrai sens, non tronqué, de l’expression complète, à savoir que le capital détruit autant qu’il crée — et même qu’il crée sans cesse sur ses propres ruines. Mais les capitalistes voudraient pouvoir se livrer tout entiers à leur passion « créatrice » sans qu’on vienne les ramener à ses conséquences destructrices, et vivre en paix leur désir de « faire » (c’est-à-dire d’exploiter).

Contre cette hémiplégie intellectuelle intéressée, voilà alors quel pourrait être le sens véritable d’un « pacte de responsabilité » ; non pas la misérable reddition sans condition de la Droite complexée, mais la position d’une analyse et des conclusions logiques qui s’ensuivent : si le capital est bien par sa nature même « bouleversement continuel de la production », si le déclassement induit par la « transition permanente » est nécessairement l’effet de l’énergie désirante qu’investissent les capitalistes dans leur « jeu », alors le capital est intégralement comptable des destructions qu’entraînent ses « créations ».

C’est donc une chose de voir l’Unedic comme une assurance contre les accidents des trajectoires individuelles d’emploi, neutralisation « mutualiste » bien faite pour en laisser inaperçus tous les enjeux fondamentaux ; c’en est une autre de la poser comme la contrepartie impérative dont la société assortit l’acceptation (temporaire) du jeu du capital. Peugeot, Alstom, Fralib, Continental, Goodyear, etc., ce sont les effets du jeu auquel les capitalistes, dont l’existence matérielle est hors de tout danger, s’adonnent avec passion : le jeu de la concurrence, le jeu du déplacement du capital, le jeu des fusions-acquisitions, en somme l’ivresse de la mondialisation considérée comme excitant Kriegspiel et comme aventure existentielle.

L’idée de la gauche n’a que deux siècles,

elle est de prime jeunesse

Le capital s’adonne ? Le capital paye ses dégâts ! Voilà le principe — de responsabilité — auquel il faut le ramener sans cesse. Tant que la société doit souffrir que sa reproduction matérielle en passe par le capital, et que le capital fait de ses enjeux vitaux à elle la matière de son désir à lui, elle doit à la protection de ses intérêts supérieurs de ne pas se laisser happer complètement dans ce désir ni asservir par lui, et de poser à quelles restrictives conditions elle tolérera cette capture.

Ces conditions d’ailleurs n’ont rien que d’élémentaire. Un groupe social particulier est autorisé à convertir l’intérêt général en son jeu existentiel propre : si exorbitant état de fait ne peut aller sans ses dues contreparties. Le capital doit payer pour tout ce qu’il brise en « s’amusant ». Indemnisation des chômeurs et des intermittents, compensation des baisses de revenu, réparation des flexibilisations, des précarités et des rythmes de vie brisés : il faut lui rappeler de quelle faveur il jouit s’il était tenté de l’oublier, et qu’il paye sans discuter. Au lieu de quoi on l’exempte de 40 milliards d’impôts et de cotisations ! Et, pis encore, dégoûtante ironie, sous le nom de « pacte de responsabilité », méprisable antiphrase qui bénit en fait toutes les irresponsabilités.

Il faut donc rappeler sans cesse cette trivialité qu’être de gauche suppose de ne pas admettre le capital comme une évidence n’ayant même plus à être questionnée pour se contenter de passer la serpillière fiscale dans les coins. Le rapport au capital qui signe la situation caractéristique de la gauche est donc un rapport politique de puissance, un rapport qui conteste un règne et affirme une souveraineté, celle de la multitude non capitaliste, contre une autre, celle de la « profitation » —pour reprendre l’expression des grévistes guadeloupéens lors de leur mouvement de 2009.

On aura noté que cette idée de la gauche, laissant évidemment de côté les supplétifs de la gauche de droite, englobe assez large, puisqu’elle ne préjuge pas du sort à faire au capitalisme en tant que tel et laisse ouvert, mais d’une ouverture spécialement accueillante, le débat de son renversement. Affirmer une souveraineté anticapitaliste, ce peut donc être prendre acte, sous le poids de la réalité contemporaine, de la présence du capital, mais pour le désarmer de ses élans d’emprise intégrale. Et ce peut être tout aussi bien songer déjà, non pas seulement à en minimiser le règne, mais à l’abolir — par exemple par la généralisation et la légalisation du principe récommunal, ou bien par l’arme du défaut sur la dette publique tel que, mettant instantanément les banques à bas, il nous offre la possibilité de les ramasser pour rien et de les refaire à notre façon, d’abord par nationalisation-saisie, ensuite par mutation sous l’espèce d’un système socialisé du crédit (6).

Il reste la question de l’échelle territoriale pertinente où poser ce rapport de situation avec le capital. Nationale, européenne, autre ? Il est assez clair que le choc des souverainetés et l’engagement d’un rapport de puissances où la gauche trouve sa définition supposent, du côté qui conteste l’imperium du capital, une densité politique, densité d’interactions concrètes, de débats, de réunions, d’actions organisées, dont on voit mal que, reposant sur la communauté de langue, elle ne trouve son lieu privilégié dans l’espace national.

En juin dernier, la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF) envahit le chantier de la Philharmonie de Paris pour y rencontrer des travailleurs, évidemment clandestins pour bon nombre d’entre eux et venus d’une multitude de pays. A la peur que leur inflige leur condition ultraprécarisée s’ajoute l’impossibilité totale de se parler, de se comprendre, donc de se coordonner et de lutter. Et c’est une masse inconsistante et désemparée qui se trouve offerte au despotisme patronal, lequel sait très bien diviser linguistiquement pour mieux régner. C’est donc là un cas presque pur d’internationalisme prolétarien en situation. Et, de fait, un cas de totale impuissance.

Au risque de froisser la sensibilité des cadres altermondialistes, bi- ou trilingues, habitués des voyages et portés à penser que leurs capacités sont universellement partagées, l’action internationale, qui est tout à fait possible, et même tout à fait souhaitable, ne saurait avoir la même densité et, partant, la même extension, ni le même impact, que l’action d’abord nationale. Laquelle n’exclut certainement pas, au contraire, les vertus complémentaires de la contagion et le renfort de l’émulation transfrontière. Il ne se formera donc pas une gauche — qui serait d’emblée postnationale. Il se formera des gauches, localement ancrées et cependant hautement désireuses de se parler et de s’épauler.

Il n’y a que les postures d’universitaires, inconscients de la particularité de leur position sociale, pour ignorer à ce point les conditions concrètes de l’action concrète. Et pour renvoyer d’un mouvement de mépris tout ce qui s’élabore dans l’espace national, soit, en passant, la quasi-totalité des luttes effectives — et non rêvées — qui s’y mènent. C’est-à-dire pour poursuivre éternellement la chimère de l’« international », cet espace indéterminé et sans forme, quand la politique anticapitaliste ne peut être qu’inter/-/nationale.

Nul n’ignore la vivacité de ces débats, mais peu importe, ils ne sont pas l’essentiel. Comme toujours d’ailleurs, ils trouveront leur résolution dans le mouvement réel des choses, qui inventeront leurs modalités en se faisant. Mais qui les inventeront sur le fond d’un projet de souveraineté au service d’une idée. Un projet de souveraineté, puisque tel est bien le nom qu’appelle l’affirmation collective d’une forme de vie et d’un « décider en commun », spécialement quand il se pose à l’encontre d’un règne oppressif comme celui du capital.

Sauf la rage identitaire qui pense pouvoir fondre, et faire disparaître, la gauche et la droite dans la francité éternelle, sauf l’aveuglement du parti des gestionnaires qui, croyant « dépasser la gauche et la droite », ne fait que reproduire la droite, sauf les confusions médiatiques de la gauche et de ses partis, sauf l’action néfaste de quelques « assassins politiques » qui, tout en feignant de le redouter, n’ont rien tant en vue que de tuer la gauche, cette idée ne peut pas mourir. Elle n’a que deux siècles, elle est de prime jeunesse, le cours des choses ne cesse de lui donner raison, le scandale du temps présent l’appelle impérieusement. L’avenir lui appartient.

Frédéric Lordon

Economiste, auteur de La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014 .

 

Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/LORDON/50752>